Je suis au fond de l'atelier.
De tous les endroits sur terre, c'est mon préféré.
Ici, je domine.
Je comprends.
Je sais ce que j'ai à faire.
En tant que patron, je ne suis pas du genre à rester toute la journée derrière un bureau.
Comme j'aime bien le déclarer :
— Ma place, c'est là où ça se passe…
Enveloppé du bruit des outils.
Entouré de mes ouvriers.
Au cœur de l'action.
Et puis surtout, avec les mains occupées.
Je suis le gérant d'une franchise Autoplus.
Vous devez connaître l'enseigne pour avoir vu les publicités à la télé.
On répond à toutes vos demandes dans l'entretien de votre véhicule.
Simplicité dans la démarche.
Rapidité d'exécution.
Prix justes pour des pièces de qualité, certifiées d'origine.
Le plus, c'est même dans notre nom.
C'est la devise d'une enseigne qui regroupe plus de deux cent établissements dans toute la France.
Ma position, je la dois à mon père.
S'il y a un génie dans notre famille, c'est bien lui.
Mon père a commencé comme simple mécanicien, formé, en grande partie, sur le tas.
Avec le temps, il est passé chef d'atelier chez le concessionnaire Citroën de la ville.
Il aurait pu en rester là.
Un jour, il plaque tout pour racheter, avec très peu de capital de départ, un garage, en bordure de ville, tombé en faillite.
Pas de passage.
Pas de clientèle.
À l'époque, tout le monde disait qu'il était complètement fou.
Mon père, c'est un malin.
Un calculateur.
Le genre de type qui comprend vite.
Qui écoute quand les gens causent.
Au moment d'une révision de véhicule, une cliente lui parle du développement de la ville.
Le projet d'un immense centre commercial pour la future banlieue d'une agglomération vouée à s’étendre.
Alors, il va voir sur place.
Des champs.
Des terrains vagues.
Le garage en faillite est en plein milieu.
Cinq ans après l'achat, les gens ont une toute autre opinion de lui.
La folie s'est transformée en pur génie.
Toujours à la pointe des idées, mon père ne croit plus au garage indépendant.
Il a entendu parler d'une entreprise qui veut simplifier la vie des automobilistes.
Autoplus vient à peine d'être lancé. Mon père bénéficie de tout leur soutien.
Crédits facilités.
Expertise technique.
Après, c'est les doigts dans le nez.
Tous les gens qui viennent au centre commercial passent obligatoirement devant l'enseigne de mon père.
Du coup, l'affaire décolle.
Jamais en manque de clients.
Une véritable réussite.
Moi, j'ai grandi avec Autoplus.
Dès que j'ai un moment de libre, je suis dans l'atelier.
C'est clair, dès le début, que je vais reprendre le flambeau.
Mon avenir est tout tracé.
Question caractère, je ne suis pas le genre à avoir des états d'âme.
J'obéis à mes parents.
Dans un pays rempli de tocards qui parlent plus qu'ils n'en font, je suis né dans une famille de pragmatiques.
On a les pieds sur terre.
Notre réussite est basée sur le travail.
Un travail assidu, mis au service des clients.
C'est ça qui fait la réussite d'une affaire.
Aujourd'hui, j'ai quarante-quatre ans.
Je touche vingt-cinq pour cent des résultats de fin d'année en plus de mon salaire de gérant.
Mes parents, encore majoritaires dans la SARL, se sont mis en retraite le jour de mes quarante ans.
Ils veulent profiter de la vie et je les comprends. Ils ont acheté une petite maison dans le Sud.
Pour s'occuper, mon père retape des voitures de collection qu'il revend dans le coin.
Tout va bien pour eux.
Et pour moi aussi, ça va plutôt bien.
J'ai une famille.
Une femme adorée.
Une fille au lycée.
Une belle maison, à dix minutes du garage.
Grand jardin.
Tout le confort moderne.
Deux voitures.
Une à moi.
Une à ma femme.
Chez Autoplus, je suis parmi les vingt meilleurs franchisés de France.
Atelier impeccable.
Satisfaction des clients toujours à cinq étoiles.
Bref, je domine mon métier.
Je suis un pro.
Et ça, tout le monde vous le dira.
Personnellement, je ne vois pas un seul nuage à l'horizon.
Ma vie est réglée comme du papier à musique, sauf que…
Aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi, j'ai comme une mauvaise appréhension.
Un nœud dans l'estomac.
Je suis en train de parler à un apprenti-stagiaire sur l'art d'équilibrer un pneumatique lorsque je les vois arriver.
J'ai l'œil pour ce genre de détail.
Une question de couleur.
De matériel.
J'ai toujours été très observateur.
La voiture s'est garée en double file, quasiment à l'entrée de l'atelier.
Moi, je continue à parler au jeune qui m'écoute plus par politesse que par intérêt.
Je jette un regard furtif.
Oui, les types sortent du véhicule.
Deux gendarmes.
Et là, je sais.
C'est dingue.
Mon pressentiment inexpliqué se réalise brutalement.
Ces types sont là pour moi.
Ils ont quelque chose à me dire de grave.
Je ne pourrais pas l'expliquer, mais je le sais.
Le plus âgé des gendarmes parle à mon employé Julien, qui, répondant à la question, se tourne vers l'endroit où je me tiens.
Il me pointe du doigt.
Du coup, je coupe court à ma discussion.
Je ne vois déjà plus le jeune stagiaire.
Je ne vois que ces deux uniformes qui s'avancent vers moi.
Par réflexe, j'ôte mes gants de travail.
Je m'avance vers eux.
Je veux être le premier à parler.
— Bonjour messieurs, en quoi puis-je vous aider?
— C'est vous, Arnaud Belgeard?
— Oui, c'est bien moi.
Le gendarme marque une pause.
Son collègue, plus jeune, jette un regard circulaire.
— Je suis l'adjudant Passais. Est-ce qu'il y a un endroit où on peut parler?
— On peut aller dans mon bureau.
— Allons-y...
Je prends les devants.
Les deux hommes me suivent.
Tous mes employés me regardent.
Comme je viens de le dire, mon bureau ne sert presque jamais.
Avec Autoplus, et leur nouveau logiciel décentralisé, il n'y a presque plus de tâches administratives sur place.
J'emploie une jeune femme à l'accueil qui répond aux questions, confirme les rendez-vous par téléphone et vend quelques bricoles.
Tout se passe maintenant dans l'appli sur smartphone.
Les clients prennent directement rendez-vous pour une intervention ponctuelle ou une intervention programmée.
Ils déposent leur véhicule sur le parking limitrophe.
Ils nous laissent les clés et on s'occupe de tout.
Tout est pesé.
Compté.
Analysé.
Factures et règlements sont automatisés.
Autant dire que notre travail est simplifié à l'extrême.
S'ils veulent un conseil, les clients me parlent directement.
Je suis plus crédible en combinaison, dans l'atelier, plutôt qu'en costume de ville, assis derrière un bureau.
Ils sentent que je sais de quoi je parle. Ils savent que je m'occupe d'eux, personnellement.
Et, c'est vrai.
J'ai tout en tête.
Je ne laisse personne d'autre mener mon affaire.
Je pousse la porte pour laisser entrer les gendarmes.
Mon bureau est de style neutre.
Bien rangé.
Des affiches publicitaires au mur.
Une étagère avec des classeurs.
Un bureau à l'ancienne avec un vieux poste téléphonique à touches.
Tout est propre.
Le second gendarme, qui ne s'est pas présenté, ferme la porte vitrée.
Les bruits de l'atelier sont étouffés.
Il n'y a que trois fauteuils.
Je m'installe derrière le bureau.
Je fais signe qu'ils peuvent s'asseoir s'ils le souhaitent.
À ma grande surprise, ils s'installent.
Ils ont vraiment un truc à raconter.
Je fixe l'adjudant Passais.
Un homme mince avec des joues creuses.
Un regard brillant.
Il est coiffé carré, avec une mèche sur le côté.
Il passe sa main pour la mettre en place avant d'entamer.
— Monsieur Belgeard. Nous avons une mauvaise nouvelle.
Je les écoute sereinement.
Je croise mes mains, devant moi.
Je suis attentionné.
Impassible.
— Il s'agit de votre femme.
— Ma femme?
— Votre femme, Aline.
— Oui?
— Eh, bien…
Et là, je sais que j'avais deviné juste.
Mon cœur qui battait déjà fort, tourne au maximum.
Je sais ce qu'ils vont me dire.
Cela n'a rien de bon.
C'est du très mauvais !
Le pire que l'on puisse imaginer.
— Votre femme est décédée.
Le gendarme marque une pause pour voir ma réaction, avant d'ajouter :
— Nous sommes désolés.
— Que… Que s'est-il passé?
Alors, ils entament leur récit.
Ils racontent à deux, l'un complétant pour l'autre, ou l'un interrompant l'autre, pour préciser.
Parfois, ils parlent par ellipses.
En gros, ma femme a eu un accident de la route.
Choc latéral extrêmement brutal.
Apparemment, elle n'a pas respecté le feu rouge.
Elle fonçait, en excès de vitesse.
Une camionnette, qui n'était pas arrêtée au feu, avec tout l'élan d'une course lancée, l'a heurtée de plein fouet.
Choc hyper violent.
Alerte rapide donnée aux secours.
Intervention du SAMU.
Désencastrement.
Tentative de soins sur place.
Décès.
Sur le coup, je ne sais pas quoi dire.
Je suis pétrifié.
C'est tellement irréel.
Je ne vois presque plus ces hommes.
Je ne pleure pas.
Je ne crie pas.
Je ne m'arrache pas les cheveux.
J'ai à peine bougé.
Je suis plongé, au fond de moi.
J'essaie d'imaginer la réalité sans pouvoir vraiment l'appréhender.
— Où est ma femme?
— Elle est à l'hôpital Sainte Geneviève.
— Est-ce que… Est-ce que je peux la voir?
— Oui… Venez… Nous vous conduirons. Vous n'êtes pas en état.
Je me lève, prêt à y aller.
L'adjudant, à la vue de ma combinaison d'atelier, me dit :
— Vous devriez peut-être vous changer.
— Oui… J'ai mes affaires au vestiaire.
— On vous attend à la voiture.
Les gendarmes ont le tact de partir les premiers.
Pas question que je sorte de l'atelier encadré par deux uniformes.
Qu'imagineraient mes employés en me voyant partir sous escorte?
Je fonce vers le vestiaire.
En cinq minutes, je suis en civil.
Je passe par l'accueil pour dire à Madeleine que je dois m'absenter.
— Vous revenez pour la fermeture?
— Oui… Non… Je ne sais pas vraiment… Si je ne suis pas là, tu dis à Julien de fermer.
— Il s'est passé quelque chose?
— Oui.
Elle aimerait bien savoir mais je ne lui dis rien.
Je fonce dehors.
Je marche à grandes enjambées vers la voiture des gendarmes.
Je garde la tête baissée.
Je sais que tous me regardent.
Pour le moment, je ne veux pas lever le nez.
Le moteur de la voiture de gendarmerie tourne.
Une portière, ouverte à l'arrière, m'attend.
C'est la première fois de ma vie que je monte dans ce type de véhicule.
Les deux hommes sont silencieux.
Je ne sais que penser.
Tout ce que j'ai en tête, c'est le visage de ma femme.
Ma femme Aline…
La dernière fois que je l'ai vue, c'était quand?
La veille?
Oui.
C'est la nuit.
Je suis à genoux devant elle.
Elle me regarde de haut.
Elle rigole cruellement, puis ajoute sur un ton glacé:
— T'es vraiment un minable, tu sais… Allez, nettoie-moi, mon cochon!
Ma femme est morte. Je n'en reviens pas.