Les heures tournent.
La nuit tombe.
Zoé et moi, nous avalons des Red Bull pour rester dynamiques.
Rien à craindre.
C'est trop intense émotionnellement pour ne pas rester éveillés.
J'ai eu peur, à un moment, que Zoé me fasse faux bond lorsqu'elle a pris sa voiture pour passer l'après-midi chez Murielle.
Heureusement, elle est revenue à huit heures du soir.
Nous nous sommes préparés.
Pas qu'il y ait grand chose à faire.
Il suffit d'être à l'heure.
Alors, nous patientons devant la télé.
Pour m'occuper l'esprit, je pense à l'adjudant Passais.
La suite qu'il va donner à mes déclarations.
Aux conséquences.
Quel sera l'impact de cette explosion atomique sur nous deux?
Sur ma mère?
Sur la famille au sens large?
Est-ce que l'Autoplus va survivre?
Sinon, que faire?
Changer de ville?
Tout vendre pour tout recommencer?
C'est possible.
C'est probable.
On verra bien.
Je conduis la Mini.
Zoé est à mes côtés.
Nous roulons en silence en direction de nos immolations.
Nous sommes partis à vingt-et-une heures trente.
Nous serons ponctuels.
De nuit, le Lutin des Bois n'a pas d'enseigne lumineuse.
Ce n'est pas le genre de lieu qui recherche la publicité.
Juste une guirlande de noël sur le portail de l'entrée.
Ce n'est même pas la saison.
Pour me garer, j'utilise le champ d'à côté qui est déjà couvert d'automobiles.
Les premiers clients sont arrivés.
Mon cœur accélère.
Je ferme la voiture à clé.
Je prends les devants.
Zoé est habillée un peu sexy, mais classique.
Juste une jupe courte et des collants noirs sur des bottines à talons.
Le haut, une veste de jeans coupée aux manches sur un pull à col roulé violet.
Des grandes boucles d'oreilles et des bracelets aux poignets.
Elle me rappelle la mère de Marie-Ève, plus que Aline.
Nous suivons le chemin étroit jusqu'à l'entrée de l'établissement.
Devant la porte, un molosse monte la garde.
Je n'ai jamais vu de type aussi balaise de ma vie.
Ses bras sont aussi épais que des cuisses de veau.
Je parle le premier:
— Bonsoir… Nous sommes attendus par monsieur Mesnillard.
— Vous êtes qui?
— Je suis Arnaud Belgeard… Il…
— Ah, monsieur Belgeard… Bien entendu… Alors, vous prenez sur votre droite et vous longez le mur. Vous entrez par la première porte sur la gauche. Vous pensez trouver ou vous voulez que je vous accompagne?
Le videur a une toute petite voix.
Il est hyper poli avec moi.
— Non, ça va aller… Restez à votre poste… On ne voudrait pas que des mauvais lutins essaient d'entrer.
Mon humour ne le touche pas.
Nous suivons ses directions.
— Monsieur Belgeard?
Je me retourne vers le colosse.
— Je… Je suis vraiment désolé de la mort de vot' femme… Aline, c'était vraiment quelqu'un de très bien.
Le costaud en a presque les larmes aux yeux.
— Oui, je sais… Merci… Merci beaucoup.
Le type pose son poing sur le cœur, un geste entre salut romain et signe d'émotion.
Je lui rends un petit salut de la tête.
Ensuite, nous longeons le mur.
Nous trouvons la porte.
Je ne frappe pas.
J'entre.
Un couloir blanc, mal éclairé.
On entend déjà le rythme sourd de la sono.
Je fais deux mètres lorsque je vois Bernard Mesnillard qui remonte vers nous.
La porte est clairement connectée à un système d'alarme.
Je lève les yeux.
Une caméra.
— Bonsoir, les artistes… Pile poil à l'heure, dit-il, en souriant.
— Nous sommes pros.
— J'apprécie… C'est assez rare dans ce métier.
Je vois Bernard sous une autre lumière.
Au fond ce mec, c'est lui qui a protégé Aline pendant toute son enfance.
Oui, ils ont fait des bêtises…
Le genre de gamin qui aime bien jouer au docteur.
Mais au moins, il l’a aidée à surmonter un monde acharné à détruire sa beauté.
Il a protégé Aline des autres voyous.
Des voisins avinés.
Des prédateurs.
Aline avait un talent pour se défendre mais même les plus fortes peuvent être brisées.
Heureusement pour elle, Bernard était à ses côtés.
Nous nous serrons la main.
Bernard inspecte Zoé.
— Mademoiselle… Enchanté.
Zoé rougit.
Dans son costume de ville, il a l'allure d'un homme solide et confiant.
Il possède le genre de regard profond qui plaît aux femmes.
— Bienvenue au Lutin des Bois… Alors, vous vous sentez d'attaque?
— Nous sommes là, je réponds.
Il pose une main puissante sur mon épaule.
— Excellent… Alors, je vous montre les loges. Mon assistante va vous aider à vous préparer. Je vous préviens qu'il y a du monde, ce soir… J'ai un peu fuité des détails à quelques habitués… Il semble que le secret s'est répandu comme une traînée de poudre. Les membres du club ne voudraient pas rater l'événement de l'année.
— J'espère que nous n'allons pas les décevoir.
Bernard fixe Zoé qui a l'air perdue dans tout ça.
— Ça va aller, pas vrai Zoé? Je vais te préparer… C'est comme le sport de haut niveau. Tout est dans le mental… Bon, suivez-moi.
Nous le suivons.
Le couloir de droite donne sur deux portes.
Bernard ouvre la première.
Il me dit:
— Installez-vous, Belgeard… Mon assistante va passer.
— Merci.
J'entre.
Il referme la porte derrière moi.
Il emmène Zoé, je ne sais où.
La pièce est à la fois un débarras et une loge d'artiste.
Une table.
Une chaise.
Un miroir avec des lampes à maquillage.
Sur une tringle, des costumes de scène serrés les uns contre les autres.
Je m'installe sur la chaise.
Il est dix heures et quart.
Pour patienter, je feuillette quelques revues pornos qui traînent dans un coin.
Du gros classique.
Milf.
Femmes de 50+.
Gros seins.
Rien vraiment qui me fasse bander mais c'est pour ne pas regarder ma montre toutes les deux minutes.
Lorsque la porte s'ouvre, je sursaute.
La grosse femme de l'autre jour.
Elle est en tenue de soirée.
Une robe en strass rouge qui la boudine.
Un maquillage ahurissant, très épais.
Une perruque.
Elle me rappelle Divine, le travelo dans les vieux films de John Waters.
— 'soir…
— Bonsoir, madame.
Elle me regarde là, assis, avec ma revue Gros Seins de France, en mains.
— C'est la forme? ironise-t-elle.
— Ben, ouais… J'espère.
— Y'a du monde ce soir… Suffit d'un peu de chair fraîche et v'là tous les vieux cochons du coin qui rappliquent… Comme à l'abattoir…
La femme cherche parmi les habits de scène dans la loge.
Je me lève.
Elle trouve enfin.
— Tu te mets complètement à poil… Puis, tu m'enfiles ça.
Elle dépose entre mes mains un habit en latex noir qui a la texture d'un poisson mort.
Elle précise:
— C'est pas facile à enfiler… T'as le temps. Commence par les pieds et tu travailles doucement en remontant. Pour les cheveux, je te conseille de les mouiller… Dans le coin, y'a un lavabo. Compris?
— Je vais essayer… Euh, complètement nu, en dessous ?
— Ouais, parce que tu vas voir… Ça marche pas autrement… Je repasse voir… À tout'.
La femme repart aussi sec.
Je soupèse ma tenue de scène.
Qu'est-ce qu'on ne fait pas pour ses enfants?
Le costume en latex noir est du genre BDSM [soumission (Bondage, en anglais), Discipline, Sadisme, Masochisme].
Je n'en ai jamais eu entre les doigts.
Je commence par me déshabiller.
J'accroche mes affaires au portemanteau sur pied.
Veste.
Polo.
Jeans.
Le sol est froid et carrelé.
Je suis en slip.
Je suis anxieux mais, en même temps, je me dis…
Si je porte une combinaison, qu'est-ce que je crains?
Je retire mon slip en m'assurant que je tourne le dos à la porte.
Je commence à enfiler la tenue.
En effet, c'est pas facile.
Je commence à transpirer.
C'est hyper serré.
Comme enfiler une combinaison de plongée trois tailles trop petite.
Ça tire sur mes poils de jambes.
C'est douloureux.
Je monte centimètre par centimètre.
Les cuisses sont particulièrement difficiles mais j'avance néanmoins.
C'est arrivé à la taille que je comprends…
Le costume est fait d'une pièce mais l'entrejambe est ouvert.
Sexe et cul sont exposés.
Je vais être entièrement dissimulé sauf ce que je ne veux pas montrer…
Autant dire que je transpire comme jamais.
Je mets une bonne demi-heure à me préparer.
Je mouille mes cheveux comme indiqué pour passer la tête.
En fin de compte, je suis entièrement enveloppé de latex noir, pieds et mains compris.
À l'air, il n'y a que mon visage, mon cul et mon micropénis.
Je me regarde dans le miroir.
Quelle folie!
Qu'est-ce que je fais ici?
M'habiller a pris tellement de temps qu'il est minuit moins vingt.
J'ai le sentiment d'étouffer.
J'arrive à peine à respirer tant la combinaison me serre.
La porte s'ouvre d'un coup.
La femme est de retour.
Elle tient un étrange objet rose à la main.
Par réflexe, je couvre mon sexe de mes mains ce qui la fait sourire.
— Allez, mon petit chéri… T'as pas à te cacher… Tu sais, dans ce métier, on en voit des vertes et des pas mûres… Je vais te dire un truc, mon chou. On a eu un black pour un spectacle… Il avait une queue qui lui arrivait aux genoux… Plus longue qu'une pine de cheval… Je ne dis pas ça parce que je suis raciste, mais c'était vraiment affreux!
La femme se met à genoux devant moi comme si elle allait me faire une pipe.
Elle écarte mes mains.
— Par contre, une petite bite de petit garçon… Crois-moi, y'a rien de plus mignon au monde.
Je ne sais pas ce qu'elle va faire.
Elle regarde ma queue qui, en mode visite médicale, est trop terrorisée pour bouger.
Je pense à Marie-Ève et sa petite branche de bois.
Mais, ce n'est pas une branche qu'elle tient dans la main…
C'est un drôle de petit sac en latex rose.
— Bon, ça fait partie du costume mais comme c'est pas facile à mettre, c'est moi qui le fais…
— C'est quoi?
— C'est ton cache-sexe… On appelle ça une cage de chasteté.
Elle me l'applique.
Ce n'est pas facile à décrire…
En gros, c'est un petit réceptacle en latex rose dans lequel on introduit le sexe entier.
Une bague, au niveau de la base, encercle les couilles.
Le tout se ferme par un cadenas.
— Te tracasse pas, mon petit loup… Je ne vais pas perdre la clé.
— Oui… Merci.
Je transpire à grosses gouttes.
— Bon dernier détail…, dit-elle, en se relevant péniblement.
Elle ouvre un tiroir d'un petit meuble.
Elle cherche un moment puis trouve le dernier accessoire pour mon costume.
Un bâillon-boule, en caoutchouc.
La boule est rose, assortie à ma cage de chasteté.
— Ouvre la bouche, mon grand… Respire bien par le nez… Panique pas… Ce soir, c'est toi qu'a le costume le plus dur à porter.
Elle installe le bâillon.
À partir de ce moment, je ne peux plus parler.
— Ça va?
Je hoche la tête.
— Bon, ben c'est presque l'heure… Pour toi, ça devrait pas être trop difficile… Sauf que, si tu commences à bander, avec ce truc, tu vas le sentir… Reste calme… Panique pas… Allez, viens…
Dans mon accoutrement bizarre, je suis la femme le long du couloir.
Elle me fait signe d'attendre.
Bernard apparaît.
Il me jauge.
— Tout va bien, Arnaud?
Je fais signe que oui.
Le bâillon bloque un peu ma déglutition mais j'essaie de ne pas baver.
— Alors, prêt pour rencontrer notre star?
Il présente de la main.
Je me tourne pour découvrir Zoé, vedette de Bukkake.
Le look Aline a complètement disparu.
Dans l'intervalle de temps, Zoé s'est teint les cheveux en noir.
Elle est coiffée comme une petite fille avec des couettes de chaque côté, retenues par des élastiques et des grosses billes de verre coloré.
Elle est nue, à l'exception d'une bavette de bébé, en plastique mou, qui couvre à peine sa poitrine.
La bavette est imprimée.
Merci Papa, avec une petite tête de chat dessinée.
En guise de culotte, elle porte une couche rembourrée dans une grosse culotte plastique qui donne l'effet qu'elle est un petit bébé.
Enfin, pour le côté BDSM, elle porte une laisse de chien autour du cou.
Bernard nous donne ses dernières directions:
— À mon signal, je vais ouvrir le rideau… Vous avancez. Il y a une hôtesse dans la salle qui va vous guider le long du circuit. Il suffit de suivre ses indications… Chacun dans son rôle… Toi, tu es l'affreux père qui offre sa petite fille à la luxure… Essayez de rester dans les personnages.
Je hoche la tête.
Bernard doit parler fort parce que la musique est assourdissante.
Je regarde Zoé dans les yeux.
Le moment est particulièrement intense.
Je me demande bien ce qu'elle peut penser.
Que je suis la pire personne au monde de l'avoir entraînée ici?
Ou est-ce qu'elle veut révéler un peu du mystère de sa propre mère?
Bernard, maître de cérémonie, joue à fond le plan inceste/pédophile.
Il tend le dernier accessoire à Zoé, un nounours rose qu'elle garde sous le bras.
Il lui indique le dernier geste à faire, c'est-à-dire de mettre son pouce dans la bouche comme une petite enfant.
Je m'empare du bout de la laisse.
— N'oubliez pas que la vie… C'est du théâtre, nous dit-il, pour nous encourager. Alors, que le spectacle commence!