L'arrestation de mon père est le cataclysme anticipé.
La seule chose à faire, c'est de s'accrocher et d'attendre que ça se passe.
Au début, il nie.
Les preuves contre lui s'accumulent.
Le matériel dans son garage.
Son historique de recherches sur internet.
Comment modifier un calculateur de Porsche Boxster.
Le modèle d'Aline, acheté d'occasion, était déjà ancien.
L'opération était plus facile que sur les derniers modèles.
Mon père a trafiqué la Porsche lors d'une visite chez nous.
À dormir au pied du lit de ma femme, j'ai rien entendu.
Si j'avais été dans mon trou, j'aurais entendu sa présence dans le garage.
L'élément qui manque aux gendarmes, c'est l'endroit d'où il contrôlait le drone.
Son alibi tient.
Finalement, mon père avoue.
Pourquoi tuer Aline?
Je ne sais pas ce qu'il confesse exactement.
Ce qu'il garde pour lui.
Le chantage à la paternité, est-ce si grave que cela?
Est-ce le motif?
Aline exigeait que, avant les dix-huit ans de Zoé, toutes les parts de l'Autoplus qu'il détenait, lui soient transférées.
C'était juste, non?
C'était sa fille, après tout…
Mon père voulait bien se serrer la ceinture pour soutenir les Mesnillard.
Mais, pas ça…
Pas perdre le contrôle de sa réussite.
Ce qu'il avait bâti.
Une question d'honneur.
Une question d'orgueil.
Mais, il y avait autre chose…
Mon père avoue.
Aline devait mourir pour tout ce qu'elle lui en avait fait baver.
Un chantage où elle le tenait par les couilles, années après années.
Aline était même prête à dire qu'il l'avait violée.
Que Zoé était le fruit de ce viol.
L'accuser publiquement.
Le ruiner en frais d'avocats.
Oui, c'était pas mal comme idée.
Pour les gendarmes et le tribunal, c'est suffisant.
Un motif clair.
Prison ferme pour le meurtre de sa belle fille.
Les journaux à sensation ont adoré.
Aline gagne à la fin.
Pour éviter de tout perdre, juste avant d'avouer aux gendarmes, mon père a transmis la propriété de l'Autoplus à Zoé.
Enfin, presque toute…
Moi, j'avais déjà vingt-cinq pour cent.
Zoé en reçoit cinquante.
À qui sont allés les vingt-cinq derniers?
C'est bizarre de voir son père sur le banc des accusés, surtout si c'est vous qui l'avez mis là.
Je ne vais pas vous mentir.
J'avais toujours souhaité l'y voir, un jour.
Surtout, quand j'étais enfant.
Le nombre de gifles.
De coups de pieds au cul.
D'insultes.
Je n'étais pas si nul que ça à l'école, mais c'est lui qui m'avait tiré de là.
L'Autoplus serait ma vie parce qu'il en avait décidé.
Il m'avait formé au métier, à coup d'humiliations publiques, devant tous les autres employés:
— Qu'est ce que t'es con! C'est tout de même pas compliqué! Et arrête de chialer, nom de dieu, sinon je te botte encore le cul…
Ça, c'est une école qui vous forme le caractère.
La terreur que j'avais de lui.
Un homme qui soufflait le chaud et le froid, sans qu'on puisse jamais deviner.
Ma mère m'a toujours fait pitié.
La femme française soumise…
Je pense qu'il a continué à la battre même quand elle était enceinte.
De là à expliquer ma condition, je ne sais pas.
Peut-être…
Mais, c'est comme ça.
Il y a des brutes dans ce monde.
Il y a des sensibles.
J'ai été conditionné à recevoir les coups.
C'est gravé en moi.
Alors, de voir mon père, tout penaud, devant une cours de justice, on se dit:
— Rien n'est jamais assuré… Tout peut encore changer.
Lorsque le coupable avoue, ce n'est pas la peine d'enquêter plus loin.
Le dossier est solide.
Peine incompressible.
Vingt ans de prison.
Après, c'est à nous de déblayer les pots cassés.
Je m'en suis à peu près bien tiré.
Par décision de justice, je reste le père de Zoé.
Je décide pour la gérance de l'Autoplus.
Je me confirme à mon poste.
Je reprends Madeleine et Julien.
Je les augmente un peu.
L'Autoplus recommence à tourner.
Zoé est retournée à l'école.
Elle a son bac à préparer.
Avec Murielle, elles pensent faire du droit, porte d'entrée pour tous les bons métiers.
Je crois qu'elle va s'y mettre.
Qu'elle va être la première de notre famille à obtenir un diplôme.
C'est ce que sa mère souhaitait.
J'ai parlé avec les professeurs de Zoé, au moment de son retour.
Ils m'ont tous dit que c'était une fille intelligente mais qu'elle avait besoin d'une structure familiale solide.
Un deuil dans une famille, c'est extrêmement difficile à vivre mais il ne fallait pas se relâcher.
Au contraire, avec un peu d'effort et une surveillance parentale, il était possible de remonter la pente.
Avec mon métier, je n'ai pas beaucoup d'heures à la maison.
Mais, je sens que Zoé est bien partie.
Le Bukkake a été la grosse claque pour la réveiller.
Gabriel ne fait plus partie de sa vie.
Son nouveau petit ami est un vrai garçon.
Un jeune homme bien élevé qui a l'air de la traiter comme elle le mérite.
À la maison, j'ai changé des choses.
Zoé a retrouvé sa chambre.
J'ai repris celle d'Aline.
On a bourré des caisses avec tout ce qu'elle possédait.
On a tout donné.
On a des dettes mais on va s'en occuper.
Nous serons plus économes.
Ne pas faire de folies.
La Mini est vendue.
J'ai établi un plan avec Zoé.
Tout devrait fonctionner.
Elle a de la liberté, c'est vrai…
Alors, à elle de ne pas en abuser.
Et puis, elle doit aider à la maison avec le ménage.
Apprendre à cuisiner, ne lui ferait pas de mal.
Voilà, tout est bien ficelé.
Zoé et moi, nous allons y arriver.
Le Bukkake?
On en a jamais parlé.
C'est un rêve.
Personne d'autre ne m'en a parlé, non plus.
Je veux dire oui, les types m'ont vu.
Mais, je les ai vus, moi aussi…
J'ai vu leurs petites queues de vicieux, avides de gicler sur ma fille.
Pas le genre de sujet qu'on aborde au comptoir d'un café.
L'intimité, c'est privé.
C'est chacun pour soi, surtout chez les hommes.
Les Mesnillard ont une maison payée.
Une voiture.
Avec leurs petites retraites, ça doit être assez.
Bernard, c'est un chic type.
Je vois le service qu'il rend à la population locale mais ce n'est pas pour moi.
Je ne compte pas retourner au Lutin des Bois.
La douleur vient de ma mère.
Elle a tout perdu.
La maison dans le Sud est vendue pour payer les frais d'avocats et les procédures.
Elle est revenue dans la région pour être moins loin de la prison.
Elle sait que j'ai accusé son mari.
Que j'ai mis les gendarmes sur sa piste.
Je suis responsable de tous ses malheurs.
Je me décide à aller la voir.
Elle a trouvé refuge chez Aude, ma cousine.
Vous vous souvenez, celle qui m'a ramené de l'hôpital après la mort d'Aline.
Aude est célibataire.
Un dernier étage dans un HLM.
J'y vais un dimanche matin.
Il faut que je parle à ma mère.
Je ne veux pas couper les ponts.
En vérité, je ne sais pas ce qu'elle sait et ce qu'elle ne sait pas.
J'ai le sentiment que mon père ne lui racontait pas grand-chose.
Il aimait travailler.
Rentrer chez lui pour retrouver ses pantoufles.
Un repas chaud devant la télé.
Un match de foot avec une bière à la main.
Pas le genre à parler de politique.
Pas le genre à parler de tout ce qu'il faisait en dehors de la maison.
Peut-être qu'il ne l'avait jamais aimé.
S'il y a une femme soumise, dans mon histoire, c'est bien elle.
Toujours silencieuse.
Toujours d'accord.
À se laisser cogner dessus, sans jamais rien dire.
À se laisser tromper par un mari qui aimait bien voir ailleurs.
— T'es le fils du mécanicien… Je connais très bien ton papa, tu sais.
Ma mère, c'est le silence.
Je me suis toujours demandé pourquoi elle était restée avec lui.
Pas par amour.
Non, uniquement par devoir.
Devoir, envers moi.
J'étais sa seule joie.
Son fils.
Son pauvre garçon qui accumulait les mauvais choix.
Aline.
Combien de fois l'avait-elle dit?
— Ma bru, une femme épouvantable… Une parasite… Si vous saviez comment elle le traite… Ah, si seulement elle pouvait disparaître celle-là…
Ma mère avait autant de haine pour Aline que mon père.
Mais, pas pour les mêmes raisons.
Je gare ma voiture en bas du HLM de ma cousine.
Je prépare ce que je vais lui dire.
Comment me justifier?
Faire accuser son propre père…
Et, pourquoi faire ça?
Aline était morte.
Tout le monde était heureux, non?
— Eh bien, maman… Non… Justement pas!
Je monte dans les étages.
J'arrive au dernier.
Je sonne.
Aude m'ouvre la porte.
Elle est prévenue de ma visite.
On se salue poliment mais froidement.
— Elle est dans la cuisine, me dit Aude.
Ma mère, toujours dans les cuisines…
Le décor est chiche.
Aude vit petit.
L'appartement craint.
La cuisine est la première porte ouverte sur la droite.
Une table pour deux.
Quelques meubles encastrés.
Une gazinière.
Un réfrigérateur.
Des peintures de petits chats au mur.
Ma mère est assise à m'attendre.
Elle s'est préparée une tisane.
Le procès l'a marqué.
Passer de sa petite villa au soleil à un HLM triste et froid, ça n'aide pas.
Elle a pris dix ans.
Déjà que ce n'est pas une belle femme, elle fait carrément vieille…
— Bonjour, maman.
— Bonjour, Arnaud.
Je m'assois.
Aude nous laisse en paix.
J'imagine qu'elle écoute du salon alors je parle bas.
— Ça va?
— Ça va.
Je ne sais pas quoi dire.
Je ne sais pas par quoi commencer.
— Tu veux boire quelque chose? me demande-t-elle.
— Non, merci.
Silence écrasant.
— Zoé, ça va?
— Oui, elle a repris les cours… C'est la forme.
— Et toi? Tu manges correctement? Ces fast-foods, c'est pas bon, tu sais…
— Je sais maman.
Nouveau silence.
— Tu comptes rester chez Aude, longtemps?
— Oui, elle a une chambre pour moi.
— Tu peux venir chez nous, tu sais…
— Non, je ne préfère pas.
— Aude, elle est sympa mais c'est pas pareil…
Ma mère me regarde.
Elle se met à pleurer.
Ma mère pleure comme une madeleine.
Je ne sais pas quoi faire.
Comme elle n'arrête pas, je me lève pour la réconforter.
Elle se lève aussi.
Ça suffit pour me faire pleurer.
Nous pleurons tous les deux à gros sanglots.
Franchement, je ne sais pas très bien pourquoi…
Ma mère renifle.
Elle se calme un peu.
Je fais un pas en arrière.
Ma mère prend le mouchoir dans sa poche.
Puis, elle me dit:
— Aude, va lui parler…
Je pense que c'est pour avoir un moment pour se recomposer.
Je sèche mes larmes d'un revers de main.
Je sors de la cuisine.
J'avance vers le salon.
Je vois Aude qui fume une cigarette sur le balcon.
Je la rejoins.
Elle me tend son paquet.
— Tu fumes?
— Non.
Alors, je regarde l'horizon.
Et là, je vois…
Je vois.
Là bas, à deux cent mètres…
Le carrefour où ma femme a perdu la vie.
Mes yeux s'ouvrent en grand.
Évidemment, que je suis con!
Je regarde Aude qui a compris que j'ai compris.
Elle jette sa cigarette et se met à pleurer.
Et du coup, je pleure encore, comme un enfant.
Je la prends dans mes bras.
Je la serre très fort.
Vous voyez, aussi?
Non?
Vous ne voyez pas?
Aude, c'est la complice…
L'exécutrice qui donnait à mon père son alibi en béton.
L'associée, aux vingt-cinq pour cent d'Autoplus, qui, comme Zoé, est aussi ma demi-sœur.
Mais ça, comme on dit…
C'est une autre histoire.