Aline, je ne peux pas l'oublier.
Mais, je peux cacher mon sentiment au plus profond de moi.
Je ne parle plus d'elle.
Je ne joue plus au cœur déchiré.
Je porte mon célibat de puceau comme une médaille d'honneur.
Je cache ma vraie nature tandis que tous admirent mon exemplarité.
La famille, au sens large, commence à suspecter que je suis un peu dérangé.
Les filles, d'autrefois, me laissent en paix.
Elles se sont mariées.
Elles m'ont oublié.
Et puis, un jour, comme vous devez bien vous en douter…
Je suis au travail.
J'effectue la révision d'une Mégane lorsque Jacqueline, la jeune femme de la réception, m'appelle.
Une cliente veut me parler.
C'est important.
Je rince mes mains.
Je vérifie mon allure dans le miroir du couloir.
Tout va bien.
Sans imaginer ce qui m'attend, je pousse la porte à double battants.
Elle est là.
Aline est là!
Elle porte un blouson de cuir noir tout râpé sur une jupe plissée écossaise.
Collants noirs.
Bottes montantes.
Elle est maquillée.
Rouge à lèvre écarlate.
Fard à paupières bleu horizon.
Ses cheveux sont courts, avec une mèche sur le devant.
Elle est plus belle que jamais!
— Aline…
— Bonjour, Arnaud… Tu vas bien?
— Oui.
Je reste figé.
Je ne sais pas comment me comporter.
Jacqueline nous observe.
Elle a compris qu'il ne s'agit pas d'une cliente.
Nous sommes dans un domaine privé.
— On peut parler? me demande Aline, timidement.
— Maintenant?
— C'est important… S'il te plaît.
— Je ne peux pas, maintenant… Je travaille.
— Je vais t'attendre… Là bas, en face, au Burger King.
— J'en ai pour deux bonnes heures.
— Cela ne fait rien.
Aline tourne des talons.
Elle fait tinter la clochette de la porte d'entrée.
Je la regarde s'éloigner.
Elle traverse le parking en direction du restaurant de fast-food.
Je retourne à l'atelier.
Mes collègues me dévisagent.
Je garde mon sang-froid mais j'ai envie de crier ma joie en levant les bras au ciel.
Débutent alors, les deux heures, les plus longues de ma vie.
Et derrière les vitres du bureau de la direction, mon père qui me regarde inquiet.
La nuit est tombée.
Je suis dans le noir complet.
Je n'ai pas bougé.
Cela fait combien de temps que je suis sur le canapé?
Ma femme est morte.
Aline est morte.
Je l'ai vue sous le linge vert et, pourtant, l'idée me semble irréelle.
Je ne parviens pas à imaginer qu'elle ne va plus jamais rentrer chez nous.
Lentement, je me lève.
Je ne sais pas quoi faire.
Alors, je descends au sous-sol, pour chercher à m'occuper.
Les jours qui suivent sont un tourbillon de visages éplorés.
Les soutiens moraux sont arrivés.
Mes parents sont les premiers.
Ils prennent les choses en main.
La logistique, mon père maîtrise.
Les relations sociales, ma mère domine.
Pompes funèbres.
Formalités.
Arrangements.
Moi, je me contente de signer les papiers.
On a décidé de bien faire les choses.
Sans vraiment le réaliser, je me retrouve propulsé au premier rang des funérailles de ma femme.
L'église est pleine de gens.
Aline travaillait dans un club de fitness depuis que Zoé était au collège.
Elle avait commencé comme cliente, puis assistante, puis monitrice.
À sa mort, Aline gérait quasiment le club avec une autre femme qui possédait la franchise.
Ma femme avait de bonnes relations avec ses clientes et ses employés.
Beaucoup de gens sont venus lui dire adieu.
J'en connais à peine deux ou trois, que je n'ai vraiment pas envie de saluer.
Je garde la tête basse.
Encadré de mes parents, je fais tout mon possible pour ne pas me jeter sur le cercueil et pleurer comme un gamin.
La journée est extrêmement pénible.
La mise en terre, un calvaire.
Je suis soulagé lorsque tout est terminé.
Tous ces gens sont rentrés chez eux.
Je ne veux plus les revoir.
Quelques jours après, lorsque tout est revenu en ordre, mes parents ont déjà envie de retrouver leurs habitudes.
Après tout, ils vivent dans une maison au soleil.
Dans notre coin du pays, il pleut et il fait froid.
Tous les ans, on passe deux semaines de vacances chez eux dans le cabanon aménagé pour les invités.
Zoé adore la plage.
Le vieux port.
La perspective de croiser une vieille star de cinéma.
Aline n'aime pas trop mes parents.
C'est réciproque.
Le jour où je leur ai dit que j'allais l'épouser, ils ont tiré une de ces têtes.
Ils ont passé des jours à m'en dissuader.
— Aline, ce n'est pas une fille pour toi.
— On ne sait rien d'elle!
— Pourquoi êtes-vous si pressés?
Leurs attitudes m'énervent.
Aline est parfaite pour moi.
La femme rêvée…
Je suis prêt à tout et surtout à ne pas les écouter.
Et puis quoi, merde, à la fin...
Épouser la fille d'un franchisé Autoplus pour augmenter la taille de l'affaire?
Mes parents ne pensent qu'au fric!
Ils ne peuvent pas comprendre!
Je vais épouser Aline.
Coûte que coûte!
Et puis merde, quoi…
Je l'ai fait, non?
Avec le temps, la relation s'est un peu améliorée mais pas assez pour qu'Aline se sente à l'aise autour de mes parents.
Sur la côte, elle prend la voiture.
On ne la revoit pas de la journée.
Et mon père de s'étonner...
— Tu sais où elle va comme ça, ta femme?
— Elle a une nature indépendante… Elle s'est trouvée une plage où elle peut être seule. Elle aime lire, tu sais.
— Quoi, elle sait lire?
— Ta blague commence sérieusement à me fatiguer, tu sais.
Aline, en maillot de bain.
J'ai cette image d'elle, sur la terrasse, à l'abri d'un parasol.
Elle porte un grand chapeau de paille et des lunettes de soleil sur le nez.
Elle rigole en sirotant le grand cocktail aux fruits que je lui ai préparé.
Elle est si belle.
Plus belle qu'une actrice de cinéma.
Plus belle qu'une princesse de conte de fées.
La plus belle femme du monde.
Et maintenant, elle est morte.
Merde!
Comment cela a-t-il pu arriver?
Mes parents sont inquiets à l'idée de me laisser avec mon chagrin.
Je les invite à rentrer chez eux.
Je leur dis que je vais mieux.
Je vais reprendre ma routine.
Je vais retourner au travail.
Faire tourner l'affaire.
Il n'y a que cela pour m'empêcher de penser à elle.
— Ma place, c'est là où ça se passe…
Et puis, Zoé a encore l'école.
Aux grandes vacances, nous allons nous retrouver.
Tout ira mieux, d'ici là.
J'ai juste besoin d'un peu de temps.
Alors, ils partent.
Le temps file.
Terminé les appels de condoléances.
Terminé les conversations attristées.
Ma femme est morte et, le mieux, c'est de ne plus en parler.
En effet, c'est comme ça que ça se passe.
Zoé est de retour à l'école.
J'ai repris le travail.
Le cœur n'y est pas mais je fais de mon mieux.
Des gestes mécaniques.
Je fais semblant.
Mais, dans le fond, je n'ai plus envie de continuer.
Plus envie de rien.
Ne rien faire!
Tout ce que je veux, c'est me pelotonner dans notre grand lit avec la nuisette de ma femme sous le nez.
Non, avec sa culotte souillée…
Avant, je n'étais pas un gros buveur.
Un verre, de temps en temps.
Si je pouvais, j'évitais l'alcool.
Après quelques semaines de deuil, je tombe dans le piège des béquilles toxiques.
J'imite les pauvres types dans les films américains.
J'achète du whisky bon marché que je mélange avec du Coca-Cola.
La boisson de ma jeunesse.
L'époque des surboums, quand j'étais heureux.
C'était facile à l'époque.
Une série de rocks pour se mettre en jambes, suivis d'un slow ou deux.
J'avais alors, avec un peu de chance, ma langue dans la bouche d'une fille.
On s'asseyait sur les marches de l'escalier pour continuer à s'embrasser, tout l'après-midi.
Bon sang, qu'étaient devenus mes copains d'autrefois?
Pas un seul pour venir boire avec moi.
Après le boulot, je me vautre dans le salon.
Je suis collé devant la télé.
Je ne regarde pas les programmes.
Je bois des verres, les uns après les autres.
Zoé me laisse en paix.
On utilise l'internet pour se faire livrer.
C'est elle qui commande.
Elle a ma carte bancaire.
Des pizzas.
Des plats vietnamiens.
Des surgelés.
Je n'ai jamais vraiment faim.
J'ai surtout soif.
Et puis, je veux être seul.
Qu'on me fiche la paix!
Dès que Zoé entame une conversation, je grogne.
Je la laisse se démerder.
Puis, je n'arrive pas à m'intéresser à notre intérieur.
Avant l'accident, j'étais du genre organisé, propre et soigné.
Maintenant, je laisse tout à l'abandon.
Le week-end, je porte un vieux survêtement gris.
J'arrête de me raser.
Parfois, je passe la nuit, comme ça, abruti par l'alcool, sur notre canapé.
Il y a des jours où je ne vais pas au travail avant midi.
Si j'ai une gueule de bois, je la calme en ajoutant de l'alcool à mon café.
Heureusement pour l'Autoplus, Julien est là.
Il prend ma place de chef.
Il me ramène à la maison.
Il me fait la morale.
Il me dit que boire ça n'aide pas.
Il me fait chier!
Je n'ai pas envie d'une nounou.
Pas envie que d'autres gens s'occupent de moi.
J'ai besoin qu'on me fiche la paix!
La paix!
Et puis, comme toujours dans la vie, on a tout à coup une idée…