L'idée ne vient pas de rien.
Un événement particulier va la faire naître.
Il fait nuit.
Je suis complètement dans le cirage.
Je suis couché sur notre grand lit, entouré des habits d'Aline, encore odorants, pillés du panier à linge-sale.
Une nuit d'orage.
Une pluie diluvienne contre la fenêtre.
Des éclairs.
Je me lève pour baisser le volet roulant.
Je suis dans le noir complet.
Je reviens m'allonger, attrapant, au hasard, une chaussure à talon aiguille qui a encore l'odeur de ses pieds:
— Aline… Aline… Mon amour… Je t'aime… Je t'aime… Je t'aime plus que tout au monde… Je ne peux pas vivre sans toi…
Et là, dans mon délire de désespéré…
Elle vient se coucher contre moi.
Aline se love dans mon dos.
Je sens son parfum.
Je sens ses doigts fins dans mes cheveux.
Je suis subitement terrorisé par sa présence.
Je laisse tomber la chaussure.
Je me mets en boule.
Je serre les poings devant mon visage.
Ce n'était pas toi, à l'hôpital ?
Tu es revenue…
Tu es revenue pour moi.
Puissant coup de tonnerre.
Je suis terrifié du noir.
De l'orage.
Du fantôme de ma femme, blotti contre moi.
Je ferme les yeux…
Je suis dans le Burger King du centre commercial.
Aline est assise à une table, dans un coin.
Un plateau et quelques frites étalées devant elle.
J'ai enfin terminé ma journée.
Je me suis dépêché.
Je pue encore le garage, mélange de graisse et de savon de Marseille.
Mon cœur bat à exploser.
Aline est de retour.
Elle veut me parler.
Je m'assois en face d'elle.
Elle lève le nez.
Je ne sais pas quoi dire.
Je suis muet.
J'attends simplement qu'elle me dise, sur un ton un peu mélancolique, la grande vérité:
— Arnaud… Je… Je suis enceinte.
— Quoi?
— J'attends un enfant.
— Mais…
Je sais parfaitement qu'il n'est pas de moi.
Je n'ai jamais touché Aline.
Je revis, en pensées, notre unique baiser.
Les doigts qui couvrent sa bouche.
Ce petit rire moqueur…
— J'ai besoin de toi, Arnaud.
— Pourquoi?
— Je veux t'épouser.
— Quoi? Je…
J'ai le vocabulaire d'un petit de trois ans, tant je suis choqué par ses paroles.
— Je veux être ta femme, insiste-t-elle. Je veux garder cet enfant. Tu es la seule personne que je connaisse qui est… stable… indépendant… Qui gagne bien sa vie… Qui sera un bon père… Attentionné… J'ai besoin de toi, à mes côtés.
— Mais, Aline… Tu… Tu étais partie… Je pensais…
— Est-ce que tu m'aimes, Arnaud? Est-ce que tu m'aimes du fond du cœur? Est-ce que tu m'aimes comme on aime pour la vie?
Aline pose sa main sur la mienne.
Bien entendu que je l'aime…
Je l'aime comme personne au monde.
J'ai envie de le crier de toutes mes forces, à tous les clients.
De sauter en l'air comme un pantin endiablé.
Les émotions me submergent.
Tout ce dont je rêvais!
C'est le plus bel instant de ma vie…
Là, dans ce Burger King, avec ces quelques frites froides sur le papier imprimé de la tablette.
— Oui… Oui… Je t'aime… Je t'aime… Je veux t'épouser, je lui dis, rempli d'euphorie. Tu es la femme de ma vie.
Elle me serre la main plus fort.
Un grand sourire.
Ses petites dents éclatantes.
Ses grands yeux bleus, ravis.
Le bonheur qui rayonne.
La joie d'être là, complices, en couple, à prendre une décision capitale pour nous deux.
Pour nous trois!
— Mais… Le père, dis-je, subitement, pris d'une crainte réflexe.
— Je ne sais pas qui c'est.
— Comment ça?
— Quand je suis partie de chez toi, j'étais un peu déboussolée. Je ne savais pas ce que je voulais vraiment. Je pensais trouver autre chose… Mais, j'ai pas mal galéré. Des plans, pas vraiment super… C'est con, je sais… Tomber enceinte, sans faire gaffe. Mais, c'est trop tard maintenant, pour faire autrement.
Trop emballé à l'idée, je ne relève pas sa dernière remarque.
— Mais, le père… Il y a bien un père quelque part… Ne serait-ce que pour l'état civil.
Aline se penche en avant, pour murmurer:
— On va dire à tout le monde, que c'est toi le père… Et personne ne va rien y redire… Et personne n'y mettra son nez… Ce sera notre secret. Le secret qui nous unira pour toujours… Et toujours.
— Mais, Aline… Qu'est-ce que je vais dire à mes parents?
— La vérité! Tu leur dis qu'on n'a pas pris nos précautions… Mais, comme tu m'aimes, tu veux faire les choses comme il faut… À l'église… En robe blanche… Comme n'importe qui.
— Mais, Aline… Tu es si jeune… Tu… T'as dix-sept ans.
Coup de tonnerre à vous glacer les sangs.
Je suis figé dans ce grand lit.
Est-elle partie?
Je ne la sens plus contre moi.
Mais, j'ai toujours aussi peur de bouger.
Peur d'être un damné, à jamais…
Aline…
Je me réveille avec un affreux mal de tête.
La clarté du jour est déjà là mais le volet roulant ne laisse passer qu'un filet de lumière.
Je me lève pour aller me soulager dans la salle de bain.
J'ai honte de ma nudité.
Je m'enveloppe de la grande robe de chambre blanche d'Aline.
Je reviens vers la chambre.
Je regarde le lit.
Mes yeux se sont habitués à la demi-obscurité.
Mon cœur se met à battre furieusement, en découvrant sa présence…
Zoé!
Ma fille, endormie sous l'édredon…
J'ai en tête la terreur de la nuit passée.
Le puissant orage.
Le fantôme d'Aline tout contre moi.
Je suis terrorisé à l'idée que j'étais nu…
Et, je le devine…
Zoé est nue aussi.
Mon Dieu, qu'ai-je fait?
Ma propre fille…
Ai-je commis des gestes impensables?
Je pense à mon sexe pathétique.
Je l'effleure…
Il se gonfle à l'idée d'un acte incestueux.
Je suis un monstre.
Un pervers.
Est-ce que Zoé, ma fille de dix-sept ans, a touché à mon sexe défectueux?
Dix-sept ans…
Une boucle maudite dans le temps.
Dix-sept ans d'Aline.
Dix-sept ans de Zoé.
Dix-sept ans d'un terrible secret.
Pour ma fille, je suis son père.
Son père pour la loi.
Pour la morale, aussi.
Elle m'appelle papa et, maintenant, elle est nue dans mon lit.
Pris de panique, je quitte la chambre.
Je décide d'éliminer toutes traces incriminantes.
Je descends au sous-sol.
Je prends une douche brûlante.
Je me lave les cheveux.
Je me rase.
Je me brosse les dents.
J'enfile un t-shirt blanc et une paire de jeans.
Que s'est-il passé pendant la nuit?
J'ai rêvé d'Aline…
Au Burger King.
Je crois…
Vers neuf heures, je reviens en catimini dans la chambre.
Je pousse la porte.
Zoé a à peine bougé.
Elle est toujours endormie.
Je tourne doucement la manivelle pour remonter le volet roulant.
La lumière du jour se déverse dans la pièce.
Elle illumine son visage gracieux.
Sa chevelure épaisse…
Zoé écarquille les yeux.
Elle me voit.
— Zoé… Tu…
— Ah, c'est toi, papa?
— Qu'as-tu fait?
Mon visage exprime mon remords.
Ma honte…
Mes craintes.
— J'avais peur de l'orage alors je suis venue dormir avec toi.
— Mais… C'est…
Zoé me sourit, le plus naturellement du monde.
— Je crois que tu avais besoin de compagnie, toi aussi.
Je reste muet.
Figé.
Sidéré par son aplomb.
Sa légèreté.
Son sans-gêne.
Elle écarte d'un coup l'édredon pour se montrer, le plus naturellement du monde, en petite culotte rose.
Je détourne les yeux.
J'ai à peine vu sa jolie poitrine d'adolescente.
— Allons, tu m'as déjà vue à poil…
— Pas depuis des années… Pas dans ces circonstances. Je suis ton père, Zoé !
— Ben, si t'es mon père c'est pas la peine d'en faire un fromage… Il ne s'est rien passé, si c'est cela ton fantasme de vieux cochon.
— Ce n'est pas mon fantasme… Voyons, Zoé ! Un peu de tenue…
— Tu sais, le père de Murielle, il arrête pas de nous mater, dès qu'il le peut… On défile en petites culottes rien que pour le narguer. On sait qu'il ne va rien faire et ça nous fait plutôt rigoler.
Zoé bondit hors du lit.
Elle attrape le peignoir d'Aline qui traîne à terre.
Entrant dans ma vision périphérique, j'ose enfin la regarder.
Et là…
C'est comme un flash.
Je suis confus.
Je suis troublé.
Une image folle!
Dans cette tenue…
Dans cette pièce.
Elle est Aline.
Taille.
Allure.
Couleur des yeux.
C'est juste la teinte des cheveux qui est différente.
Je suis soufflé de ne l'avoir jamais vu.
Je dois avoir l'air d'un demeuré à la fixer comme ça, alors elle ajoute:
— Qu'est-ce que tu en dis? Allô? Y'a quelqu'un?
— Euh… Ben… Il y a une différence entre un regard un peu appuyé et passer une nuit dans le même lit… Et en plus… J'étais pas dans mon état normal… J'ai cru… J'ai cru…
— T'as cru, quoi?
— Que t'étais… Qu'elle était…
— Que j'étais maman?
— Oui.
L'idée la fait éclater de rire.
Dans l'euphorie, Zoé lève la main droite vers sa bouche pour couvrir ses dents.
Qui est-elle?
Que sait-elle vraiment de moi?
— Alors, ça a dû te faire du bien… D'ailleurs, je crois que tu vas un peu mieux… Je veux dire, papa… Que tu n'es pas tout seul, tu sais… On est là pour se serrer l'un contre l'autre… Parce que c'est comme ça qu'on peut surmonter un chagrin.
Zoé s'approche de moi.
J'hésite puis, je me laisse étreindre.
Une simple étreinte d'affection.
Enfin, un peu de tendresse dans ma vie.
Et, sur le moment, enlacé par cette douce jeune fille, je me pose la question que je ne m'étais pas posée depuis longtemps.
— Qui peut bien être le père?
Il fait beau.
Une magnifique journée.
L'orage a chassé la grisaille.
On s'installe sur la terrasse pour prendre notre petit-déjeuner.
L'appétit est de retour.
J'ai le sentiment que ma crise de chagrin est passée.
Il faut que je m'occupe de ma fille.
Elle va redonner un sens à ma vie.
Si je fais tout cela, il faut que ce soit pour quelqu'un.
Pour Zoé…
Je revois, en pensées, la clinique.
Le jour de sa naissance.
Le bonheur d'Aline après l'accouchement.
Je n'ai rien vu de l'événement.
Elle m'a interdit d'être présent.
Je patiente toute la nuit dans la salle d'attente.
Au petit matin, j'accueille Zoé au monde.
Aline, remise de son labeur, déjà toilettée, coiffée et maquillée, me tend le bébé.
Pour la photo…
Pour l'album souvenir.
Cette petite fille est notre secret.
Je sais que je n'aurais rien à dire à son sujet.
Zoé est l'enfant d'Aline.
C'est elle qui prend toutes les décisions.
Comme le prénom…
La naissance trompe tout le monde.
Mes parents, les premiers…
Je revois mon père qui me tape dans le dos pour me féliciter.
Il ne peut qu'admirer mon statut de parent.
Le monde tourne rond, à nouveau.
Ma mère est plus réservée, mais elle fond en larmes devant le résultat.
Pour tous, cette naissance est notre plus beau cadeau de mariage…
En effet, sur la photo de noces devant l'église, le ventre d'Aline est à son maximum.
Je repense à la tête du maire.
À monsieur le curé…
Enceinte, passe encore.
Mais, si jeune, de surcroît.
Nous ne sommes pas les premiers à qui ça arrive, mais, tout de même…
Enfin, tout est bien, qui finit bien.
Un jeune couple, c'est rassurant pour l'avenir.
Avec la petite Zoé, tout est rose.
Tout est parfait.
La photo de nous trois à la clinique, c'est carrément un miracle, non?
Zoé tartine son pain avant de le tremper dans son café.
Zoé, ma grande fille de dix-sept ans.
Je ne m'en suis pas occupé.
C'est Aline qui a tout fait.
Je n'ai pas changé une seule couche.
Pas donné un seul biberon.
Zoé, c'est le projet personnel de ma femme.
Une pâte à modeler…
Une toile vierge.
Tout ce qu'elle était et tout ce qu'elle n'était pas.
La société a pas mal évolué, alors beaucoup de gens ne comprennent pas mon côté vieux jeu.
On me nargue.
Je passe pour un père de famille des années cinquante qui ose à peine pousser le landau.
Ouais, ben moi, je bosse pour payer les factures.
Et des factures, c'est pas ce qui manque.
Pour son bébé, Aline veut tout ce qu'il y a de mieux.
Le baby-business est un racket basé sur l'émotivité.
Je suis bien obligé de dire, oui.
Le nécessaire et le superflu.
Et surtout, me débrouiller pour payer tout ça.
Zoé essuie son visage dégoulinant de café sucré.
Zoé, ma grande fille de dix-sept ans…
Je ne la connais pas. Je ne sais presque rien de ses goûts.
De ses expériences.
De sa vie.
Avec Aline, elles sont complices.
Avec moi, c'est l'indifférence.
Je suis présent, en tant que père, mais je ne suis pas dans leurs vies.
Dans le fond, je ne sais rien de ma fille parce qu'Aline ne m'a rien dit.
Par exemple, Zoé…
A-t-elle des amoureux?
Est-elle vierge?
Cette idée sexuelle, au petit-déjeuner, m'excite inconsciemment.
Libéré du zèle d'Aline à préserver son secret, j'ai, à présent, tout loisir de découvrir ma fille.
Sa vie personnelle.
Sa vie privée.
Sa vie intime.
Je la vois sous une nouvelle lumière.
Je suis son père.
Nous sommes liés.
Elle est ma responsabilité.
Un héritage inattendu.
Un lien unique.
Je l'observe.
Une paire de leggings.
Débardeur crème.
Maquillage léger.
Elle a tout de la lycéenne moderne.
Je sais qu'elle passe son bac à la fin de l'année scolaire.
Est-elle bonne élève?
Élève docile ou brute à la récré?
Je n'ai aucune idée de ce qu'elle veut faire plus tard.
Ses ambitions?
Ses défis?
Curieusement, je n'ose pas lui demander.
Je reste dans le sillon du passé.
Comme si Aline n'allait pas tarder à rentrer pour changer la conversation.
Comment fait-on pour parler à une jeune fille moderne?
Je n'en ai aucune idée.
J'observe Zoé qui pianote sur son téléphone.
Je sirote mon café avant de lancer malicieusement:
— Tu écris à un amoureux?
Ma question la fait sourire.
— Non, juste à Murielle… Je vais chez elle, cet après-midi.
— Tu veux que je te dépose?
— Non, elle vient me chercher. Elle a une voiture.
— Qu'est-ce que vous faites toutes les deux?
— Rien de spécial.
Zoé continue de pianoter.
Pas facile, un interrogatoire…
Je laisse tomber pour le moment.
Peut-être que nous devrions faire quelque chose ensemble.
Un projet?
J'ai besoin d'un projet.
— T'as envie de passer ton permis? Je pourrais te montrer la conduite, avec ma voiture…
Cette fois-ci, Zoé lève le nez.
Je me réjouis.
Bien trouvé…
L'activité parfaite pour nous rapprocher.
— Demain, c'est dimanche… On pourrait faire un premier essai sur le parking du centre commercial.
— D'accord… Merci, papa.
Je me lève.
Je commence à débarrasser.
Zoé reprend son pianotage.
Du coin de l'œil, je l'observe.
Le fantôme d'Aline est bien là.
Oui, elle est revenue!