Un voile sur le visage.
Une robe de mariée blanche.
La femme de ma vie qui remonte la travée au son de la marche nuptiale de Mendelssohn.
C'est démodé, je sais…
Aline a insisté.
J'attends devant l'autel.
Monsieur le Curé me lance un petit regard en coin.
Comme Aline est orpheline, on a décidé que mon père marcherait à ses côtés.
C'est un peu curieux comme arrangement mais elle aime l'idée d'entrer dans notre famille.
D'appartenir à une fratrie.
De prendre un nouveau nom.
Elle arrive à mes côtés.
Sa grande robe est magnifique.
Je soulève son voile.
Je découvre son visage radieux.
Elle est très heureuse.
Très belle…
Elle fait aussi très jeune.
Trop jeune, presque…
Dix ans d'écart entre nous et ce ventre énorme qui ajoute à mon infamie sociale.
Je baisse le nez alors que nous tournons le dos à l'assemblée.
Depuis ce matin, j'évite les regards.
Jugement des invités.
Jugement de Dieu.
Allons, du cran, Arnaud!
Cette nuit, c'est ta nuit de noces.
Pour les mineurs, le mariage n'est possible, dans notre pays, qu'avec le consentement du couple, des parents et l'autorisation du procureur de la République.
La loi est claire.
J'imagine que, pour une orpheline, c'est forcément plus compliqué, non?
Surtout, si elle a fugué…
Comment faire?
— Je ne suis pas orpheline, déclare Aline.
— Ah, bon? Mais…
— Mes parents sont d'accord pour signer l'autorisation… Mais, c'est juste que… Ils veulent trois mille euros.
— Trois mille euros?
— Ils sont plutôt du genre… Pénibles, tu sais. J'ai bien fait de me barrer.
— Mais, alors? Tu as une famille… Qui? Où?
— C'est pas des gens biens… Et puis, ce sera la dernière fois qu'on aura affaire à eux… L'argent, c'est pour jamais les revoir… Continue de raconter à tout le monde que je suis orpheline, c'est plus facile… Pour les papiers, je m'en occupe. J'ai juste besoin du fric.
— C'est encore des mensonges, Aline.
— Est-ce que tu m'aimes, Arnaud? Est-ce que tu veux vraiment m'épouser? Être avec moi, pour toute la vie?
— Oui… Tu le sais très bien… Tu sais que je t'aime.
— Alors, débrouille-toi.
Pour le procureur de la République ce n'est qu'une formalité.
Il suffit d'être consentant et de compléter un dossier.
Pour les mystérieux parents, ce n'est pas si simple.
Je n'ai pas trois mille euros d'économies et je ne peux pas raconter à mon entourage la vérité.
Le seul bien que je possède, c'est ma voiture.
La Mustang qui représente toute ma liberté.
Avec le temps et les kilomètres, elle fait partie de moi.
Je la bichonne.
Je la règle à la perfection.
Je ne peux pas m'en passer.
Elle vaut facilement trois mille euros.
Mais, comment s'en séparer?
Le cadeau de mon père qui m'a fait pleurer de joie.
Les préparatifs du mariage sont déjà lancés.
Au début, mes parents étaient vraiment choqués.
J'invite Aline chez eux, pour la première fois.
Un déjeuner de famille pour faire connaissance.
De toute façon, ils n'ont pas le choix.
Aline est enceinte.
Je vais être papa.
Pour l'occasion, ma femme se montre tendre.
Assise sur leur vieux canapé, elle se blottit contre moi.
Elle me tient la main.
Ses cheveux effleurent ma joue.
Je sens son odeur naturelle.
La chaleur de son corps.
On échange un petit baiser pour l'album photo.
Moi non plus, je n'ai pas le choix.
Je vends ma voiture, en douce, à un copain pour cinq mille euros dans l'espoir qu'un jour, je la lui rachèterais.
Trois mille pour acheter le consentement parental.
Deux mille pour acheter une Renault Clio de base avec quatre-vingt-quinze mille kilomètres au compteur.
Je garde le secret de la vente aussi longtemps que possible.
Lorsque mon père me questionne un jour, je lui dis que ce n'était pas une voiture familiale.
Je dois penser à l'avenir, avec ma femme et notre enfant.
Il hausse des épaules mais n'en pense pas moins.
Un dimanche, je roule en compagnie d'Aline enceinte, dans la Clio.
On retourne au village de notre rencontre.
Elle est silencieuse.
Elle a l'enveloppe avec les billets et le formulaire pour le consentement dans son sac à main.
Après le bourg et le poste à essence, qui est toujours à vendre, elle me dirige à travers la campagne.
On prend finalement un chemin boueux qui n'en finit pas.
La maison familiale apparaît.
Un vieux corps de ferme, en piteux état.
De la ferraille dans tous les coins.
Des engins agricoles abandonnés.
La carcasse rouillée d'une Peugeot 403.
Pas de signe de vie à part un chien distant qui se met à aboyer.
Je m'approche aussi près que possible.
Je laisse tourner le moteur.
— Tu veux que je vienne avec toi?
— Surtout pas! Tu ne quittes pas la voiture… Pas un pas dehors… Promis?
— Compris.
Vu la quantité de gadoue, je n'ai pas trop envie.
— C'est la maison où habitent tes parents?
— Entre autres…
— T'as des frères et sœurs?
— Non… Tu le sais bien… Je suis orpheline!
Aline ouvre la portière.
Elle descend.
Elle n'a pas la tenue adaptée pour ce genre de campagne.
On dirait qu'elle va au centre commercial avec sa jupette courte et sa veste à damier noir et rouge.
Au moins, elle a anticipé la boue avec ses bottes noires, très hautes sur les genoux.
Un nœud de velours rouge tient en arrière ses cheveux dorés.
Je la revois à la pompe, sale et déguenillée…
— Je vous fais le plein? me demande-t-elle, en soufflant la mèche blonde qui lui tombe devant le nez.
— Oui, s'il vous plaît.
Je regarde Aline traverser la cour.
Elle marque une pause devant la porte sombre.
Tout est noir à l'intérieur.
Finalement, elle entre dans la bâtisse.
J'ai subitement peur pour elle, comme si elle n'allait jamais ressortir.
Les minutes passent lentement.
Au bout d'un long moment, je ne sais plus quoi faire.
Est-ce que je devrais aller voir?
Elle m'a pourtant bien ordonné de rester dans la voiture.
J'en profite pour tourner la Clio.
Un demi-tour en trois temps.
Prêt à partir, le pied au plancher.
Maintenant, je garde un œil sur le rétroviseur.
La porte sombre.
Je pense à la loterie des naissances.
On ne choisit pas ses parents.
On ne choisit pas sa famille.
J'étais gâté, non?
Finalement, Aline ressort.
Elle se hâte vers la voiture en faisant attention où elle met les pieds.
Personne ne la suit.
Personne pour la saluer.
La portière s'ouvre.
Elle s'assoit à ma droite.
— Ça va?
— J'ai le papier.
J'accélère, sans forcer, pour ne pas nous coincer dans une ornière.
Je suis content de retrouver la départementale.
Aline ne dit rien.
Je suis hyper curieux de tout savoir mais je devine qu'elle ne veut pas partager.
On arrive au bourg du petit village.
Je tente de briser le silence:
— Le vieux de la station essence, il est de ta famille?
— Mon grand-père.
— Il est plus là?
— Non.
C'est tout.
C'est tout ce que j'apprends.
Après ça, Aline reprend son histoire d'orpheline.
Elle ne manque pas d'imagination.
Elle connaît le nom des familles d'accueil.
Les rues et les quartiers. L'école primaire.
Le nom de ses maîtresses.
Les mauvaises notes et les punitions.
Des anecdotes inventées ou piquées dans des romans de gare.
— Vous pouvez vous embrasser, déclare, heureux, monsieur le Curé.
Voilà c'est fait.
Nous sommes mariés.
Les cloches sonnent notre félicité.
Nous sommes face à face devant la grande assemblée.
J'avance mon visage vers celui d'Aline.
Mes lèvres visent les siennes mais, dans un moment de trépidation, Aline bouge son visage de côté.
Je n'effleure qu'un petit coin de sa bouche.
Cela suffit pour la photo souvenir.
Le moment est immortalisé.
Ça y est, nous sommes unis pour le meilleur et pour le pire.