Dans le métier de chef d'entreprise, il faut savoir trancher.
En tant que gérant, c'est moi qui décide des licenciements.
Madeleine est la première visée.
Ce n'est pas la peine qu'elle reste pour former Zoé.
Je le ferais moi-même.
Et puis, c'est trop conflictuel si j'amène Zoé, sans l'écarter d'abord.
Les deux jeunes femmes se feraient la guerre.
Deux heures après son arrivée au travail, Madeleine est en pleurs, à regrouper ses cliques et ses claques.
C'est dur le chômage, je sais…
Mais, nous devons faire face à des problèmes financiers.
Comme Madeleine est aussi la petite amie de Julien, j'ai mon meilleur employé qui vient râler à mes oreilles devant l'injustice flagrante de ma décision.
Je l'écoute mais rien ne me fait changer d'avis.
Dans l'après-midi, je vais chercher Zoé.
Elle s'est habillée sexy comme je le lui ai suggéré.
Une fois à son poste de travail, je lui explique la simplicité de ses tâches.
Le logiciel de la caisse est assez facile.
L'agenda électronique, elle semble vite le maîtriser.
Ses capacités à répondre au téléphone sont correctes.
Dans tous les cas, si elle ne sait pas, je suis à côté…
Pour m'appeler, il y a un interphone relié à des haut-parleurs dans tout l'atelier.
De retour au travail, je subis les gros yeux de mes employés.
Madeleine était appréciée.
Il s'agit clairement d’un cas de népotisme.
Après la perquisition des gendarmes, la tension est montée encore d'un cran.
Ils savent parfaitement de quoi il retourne.
Mon innocence n'est pas assurée.
Ils commencent à avoir des doutes.
Je sais qu'ils en parlent dans mon dos.
Madeleine en avait fait son sujet préféré autour du café de la pause.
Le lendemain, j'ai rendez-vous avec le père de Murielle.
Maître Éric Vitot vient me voir à l'Autoplus.
Nous nous enfermons dans mon bureau.
— Zoé travaille avec vous? me demande-t-il, tout de go.
— Oui… Elle a arrêté l'école.
— C'est dommage… C'est une fille intelligente… Plus qu'il n'en paraît… C'est pareil avec la mienne… Elles ne se présentent pas à leurs justes valeurs… Faut dire que les modèles qu'on a, de nos jours… Vous avez entendu la musique qu'ils écoutent, les jeunes? Pour les petits garçons, ce ne sont que des voyous, des noirs américains… Des vendeurs de drogue, aux volants de grosses cylindrées… Et pour les filles, des… Des bimbos qui se trémoussent le cul, sans vergogne… Où sont les France Gall, de ma jeunesse? Je vous assure, monsieur Belgeard, que c'est la pollution mentale par les médias.
— Libres à elles de décider.
— Je suis d'accord… Mais, je parle du choix des modèles. Des gens qui devraient les inspirer.
— Si vous le dites…
L'homme costumé réalise que je ne suis pas sur sa longueur d'ondes.
C'est un homme plus âgé que moi.
Je sais que Murielle, c'est sa toute dernière.
Il a déjà deux divorces au compteur.
Sa troisième femme est quinze ans plus jeune que lui.
La seule fois où je l'ai vue, elle m'a fait l'effet d'une droguée au Diazépam.
— Bon, parlons de votre dossier… Je l'ai survolé, ce matin. J'y mettrais le nez plus longuement dès qu'on aura officialisé notre relation et que vous me prenez pour vous défendre.
— Oui… Vous êtes parfait. Vous ferez ça, très bien.
— Bien… Mon assistante va vous envoyer le document… Vous le signez et vous nous le retournez… Mes prestations sont détaillées en annexe.
— D'accord.
— Comme je disais, j'ai jeté un coup d'œil au dossier et pour le moment vous pouvez vous détendre… Ils n'ont pas grand chose. Évidemment ils sont excités par les nouvelles pistes qu'ils ont trouvé chez vous… Mais, ce ne sont que des pistes… Un drone, ça pouvait être un gamin du quartier qui s'amusait… Le calculateur de la Porsche est complètement détruit. Littéralement éclaté et cramé… La puce retrouvée pouvait être tombée d'un autre véhicule. D'un jouet, jeté par une fenêtre… Par contre, pour ce qui est du motif…
— Oui?
— Bien… Hum… J'ai vu quelques pièces… C'est un motif qui a du poids… C'est pour cela que je dois savoir… La relation avec votre épouse, elle était comment, ces dernières années?
— Excellente.
— Vous… Vous ne saviez rien de ses infidélités?
— Absolument, rien.
— Et… Les témoignages qui vous mettent… En observateur…
— Ce n'était pas moi!
— Un autre homme, chez vous? À regarder votre femme?
— Je vous assure que ce n'était pas moi!
— Bien, si vous le dites… Je vous crois… Mais, il est possible que les gendarmes demandent une évaluation psychologique.
— Pas de problème. Je n'ai rien à cacher.
— Bien… Alors, comme je disais, pour le moment, ils continuent de chercher… Juste pour information, ils vous surveillent… J'ai vu un véhicule banalisé sur le parking. Dans tous les cas, dès qu'ils font quelque chose, vous me prévenez… Vous ne répondez pas à leurs questions, sans ma présence… Nous écouterons ce qu'ils ont à dire et nous aviserons, ensemble, de la meilleure parade. D'accord?
— Entendu.
Le père de Murielle se lève.
Nous nous serrons la main.
Je me retrouve une minute après, seul, à méditer la situation.
Je vois bien que les gendarmes me surveillent de près.
Mais, j'ai quelque chose à faire de secret.
Comment les perdre?
Je réfléchis à un moyen…
Enfin, j'ai une idée.
Je passe voir Zoé à son poste de travail.
L'après-midi est calme.
Elle pianote sur son téléphone.
— Tout va bien? je lui demande.
— Ça va… Je pense que j'ai pigé… C'est pas trop compliqué.
— Tu es surqualifiée, ma chérie… Tu pourrais avoir ton bac, si tu voulais.
— Tu crois que je devrais retourner à l'école? Murielle me dit que je fais une bêtise.
— Qu'est-ce qu'elle en sait? Ne te laisse pas influencer… C'est à toi de décider. L'école ou la liberté? Qu'est-ce qui est le plus important pour toi?
— Je ne sais plus…
— Prends le temps de réfléchir… Il y a combien dans la caisse?
— Pardon?
— Combien d'argent liquide?
— Je ne sais pas.
J'actionne l'écran tactile.
Le tiroir de la caisse s'ouvre.
Je prends tous les gros billets.
Avec les règlements électroniques, la quantité de liquide en caisse a diminué.
Je compte cinq cent euros.
Assez pour payer ma dette.
Je mets l'argent dans ma poche.
— Tu as le droit de prendre l'argent, comme ça? m'interroge Zoé.
— Je suis le patron. Je fais ce que je veux… C'est un emprunt… Je vais les remettre bientôt. Et puis, tu es témoin… J'ai pris cinq cent euros. Comme ça, tout est correct.
— D'accord… Qu'est-ce que je fais si je dois rendre de la monnaie?
— Tu leur dis de payer par carte bancaire… C'est ça ou rien.
— Entendu, patron.
Le mot la fait un peu rigoler.
— J'ai un truc à faire alors tu vas rentrer toute seule à la maison… Ne m'attends pas. Tu as la clé de la Mini?
— Oui.
— Parfait… C'est Julien qui va fermer le magasin. Tu lui diras avant de partir.
— Il n'est pas trop sympa, lui.
— Fais lui des beaux sourires… Montre lui tes jambes… Je te fais confiance pour le dompter.
Quitter l'Autoplus sans se faire voir est assez facile.
Je retire ma tenue de travail.
Je vérifie que personne ne m'observe.
Je me glisse dans la malle arrière du véhicule qu'un client est prêt à emmener.
D'une grande simplicité.
Je m'assure juste que le modèle de voiture a un levier à l'intérieur du coffre pour m'échapper.
Ensuite, j'attends patiemment.
C'est long, mais c'est le prix à payer.
Julien gare le véhicule sur le parking.
Le client la récupère.
Je roule ensuite dans l'inconfort jusqu'à ce que le chauffeur s'arrête pour de bon.
J'entends la portière avant se fermer.
J'actionne le mécanisme.
J'entrouvre, pour jeter un coup d'œil.
Coup de chance, je suis sur un parking du centre-ville, pas loin de la gare.
Je me glisse hors du coffre arrière.
Un passant m'a vu mais il ne fait pas de remarque.
Je referme la malle arrière de la voiture.
Je m'éloigne comme si de rien était.
Je marche une centaine de mètres.
Je me glisse à l'arrière d'un taxi.
— Bonjour.
— Bonjour.
— Où voulez-vous aller?
— Vous connaissez un établissement qui s'appelle le Lutin des Bois?
— Oui, mais je vous préviens, c'est fermé à cette heure-ci.
— C'est là que je veux aller.
— Alors, c'est parti.
Une longue course pour un taxi.
Nous y sommes après une demi-heure.
Le chauffeur freine devant la barrière de l'établissement.
Je règle le montant.
Je sors du véhicule.
En effet, l'établissement est fermé.
J'emprunte le chemin qui mène à la chaumière.
Je jette un coup d'œil à l'intérieur.
Tout est sombre.
Je frappe au carreau.
Après une minute, une femme vient ouvrir.
Une grosse femme trop maquillée qui, enserrée dans une robe à fleurs, fait mauvais genre.
Du style vieille pute qui a arrêté le tapin depuis belle lurette.
— Qu'est-ce que tu veux?
— Je voudrais parler au patron.
— C'est à quel sujet?
— Je lui dois de l'argent.
Je montre les billets de banque dans ma main.
— C'est quoi ton nom?
— Arnaud.
— Arnaud comment?
— Arnaud Belgeard… Je suis le mari d'Aline.
La femme ouvre de grands yeux étonnés.
— Attends, une minute, mon coco.
Elle m'abandonne sur le pas de la porte.
Elle revient quelques minutes plus tard.
— Entre.
Je mets les pieds, pour la première fois de ma vie, à l'intérieur du Lutin des Bois.
La première salle ressemble à une boîte de nuit.
Des canapés.
Des tables basses.
Un parquet rayé.
Il y a un bar, bien achalandé, et du matériel de sonorisation.
Ce genre d'endroit, sans l'activité nocturne et l'éclairage tamisé, ça fait glauque.
— C'est par là…
Je suis la femme vers le côté du bar.
Après un passage, commence le couloir.
La première porte à gauche ouvre sur un bureau étroit.
Des étagères.
Des classeurs.
Des papiers éparpillés.
En train de faire ses comptes, le chauffeur de la Rolls.
— Bonjour… me dit-il, en levant le nez vers moi. Entrez, asseyez-vous…
Je prends place dans le vieux fauteuil de cuir tout râpé.
— Vous voulez boire quelque chose?
— Non, merci. Je ne veux pas vous déranger. J'ai l'argent.
Je lui montre ma petite poignée de billets.
— Vraiment? C'est bien… Franchement, je suis surpris de vous revoir… Mais, c'est tout à votre honneur.
— Je vous dois combien?
— Vous avez combien, là, sur vous?
— Quatre cent cinquante.
— Alors, ça doit être ça.
Je lui tends les billets qu'il dépose dans le tiroir devant lui, sans compter.
— Donc, c'est bon… Je ne vous dois plus rien?
— C'est tout bon!
Moment de silence.
Je ne bouge pas.
— Je peux faire quelque chose d'autre pour vous? me demande-t-il, méfiant.
— Euh, en fait… J'avais une question.
— Allez-y…
— Ça marche comment le Bukkake? Non, je veux dire… Je sais ce que c'est… J'en ai déjà vu… Je parle pour la femme… C'est payé, combien?
— Ça dépend… En général, les hommes qui participent payent entre dix et vingt euros chacun… Ou parfois, c'est même gratuit… Selon la performance de la jeune femme qui participe… Moi, je gagne sur la vente des boissons et des à-côtés… Je ne suis pas proxénète… Combien au final? En gros, ça dépend du nombre d'hommes qui viennent… Si vous êtes intéressé à participer il faut d'abord vous inscrire comme membre du club… Et, il faut avoir deux parrains.
— Non, je pensais plutôt à quelqu'un pour la performance… Comme vous dîtes.
— La jeune femme qui était avec vous l'autre soir?
— Oui.
— Je suis intéressé… Elle a déjà fait ça?
— Non… Je ne pense pas.
— Elle est majeure?
— Non, elle a dix-sept ans.
— Et, ça l'intéresse?
— Oui… Beaucoup.
— Vous êtes le petit ami?
— C'est ma fille.
L’homme ouvre de grands yeux d’étonnement.
— Vous êtes direct, vous… Je ne sais pas, mon vieux… Ce genre de plan un peu toxique, j'essaie d'éviter.
— Oui, mais vous savez qui je suis.
— Oui.
— Vous savez qui était ma femme?
— Oui.
— J'ai un DVD… Un cadeau de mariage.
Longue pause.
L'homme me dévisage, puis hoche la tête.
Il a compris.
— Pourquoi voulez-vous faire ça?
— J'ai besoin de fric.
— Oui, c'est en général la motivation principale… Mais, je devine, chez vous, qu'il y a un autre motif… Qu'est-ce qui vous pousse vraiment à faire ça?
Je ne réponds pas.
— Écoutez, Arnaud… Moi, je suis d'accord, à priori… C'est sous votre responsabilité. Votre fille est très jolie… Très jeune… Et, les clients iront peut-être jusqu'à trente euros… Mais, elle doit être d'accord. Je veux qu'elle me le dise, elle-même.
— Bien, je vais lui parler… Vous avez un numéro pour vous appeler?
Il écrit un numéro de portable sur un coin de papier, arraché à une publicité.
Je l'empoche.
— Votre nom c'est?
— Bernard… Bernard Mesnillard.
Je ne réagis pas à l'évocation de son nom de famille.
— Bien… J'en parle à Ali… J'en parle à Zoé. On vous appelle.
— Quand vous voulez…
Je me lève.
Je quitte le bureau sans le saluer.
Je traverse la salle sous le regard de la femme qui essuie des verres derrière le comptoir.
Je ne dis pas un mot.
Je dois rentrer chez moi.
Je n'ai pas de voiture.
Je n'ai plus d'argent pour un taxi.
Je décide de marcher, ce qui me donne le temps de réfléchir à la situation.
Convaincre Zoé du Bukkake…
Je suis certain que ce sera la cérémonie magique qui fera revenir Aline.
Qui fera revenir ma femme, à jamais.