Jean monte à bord du bus stationné devant leur bungalow.
Il remarque aussitôt que Dikembe n'est pas à bord.
Il se tourne vers Miranda.
― Le monsieur, là… Il ne vient pas avec nous?
― Non… Il a décidé de quitter l'île en urgence… Je pense qu'il se sentait trop seul. Une île comme la nôtre demande des qualités individuelles.
― Quand est-il parti?
― Hier, par l'hydravion du soir… C'est la seule façon de quitter Calibanie.
Jean accepte l'explication.
Il avance plus loin.
Il échange un regard neutre avec Polly avant d'aller s'asseoir à sa place habituelle.
Marine est déjà installée sur son siège.
Jean réfléchit.
Il est clairement préoccupé.
― Qu'est-ce qui t'arrive? demande sa femme.
Jean se tourne vers Marine. Il remarque que la jeune guide les surveille.
― Je te dirais tout à l'heure…
L'autobus cahote le long d'une route en mauvais état.
Jean reconnaît le chemin déjà emprunté sauf que, cette fois-ci, le bus tourne à droite à la fourche.
― Nous n'allons pas au village? demande-t-il spontanément.
― Non, nous allons à l'école, répond Miranda. C'est là que sont les enfants…
Marine se tourne vers Jean.
Elle affiche un regard de crainte.
Elle étend sa main.
Il la prend et la serre d'affection.
― Je ne sais pas si je suis capable, souffle-t-elle.
― Laisse-toi porter… N'oublie pas que je suis là… C'est une expérience qui renforce notre couple... Qui nous unie… Comme une communion, tu te souviens.
Au bout du chemin, la route est meilleure.
Le bus passe le portail d'un enclos grillagé.
Par rapport au village, les bâtiments en brique sont corrects.
Le bus s'arrête au centre de la cours, vide pour le moment.
Miranda se lève pour annoncer:
― Encore quelques minutes et ce sera la récréation de l'après-midi… Je propose que notre Chef use de ce moment pour nous parler du plat du jour…
Stefano la remplace.
― Nous arrivons au sommet de votre aventure culinaire sur Calibanie… Rien n'est comparable à la saveur de la chair enfantine. La règle d'or est que plus le sujet est jeune, meilleur il est… Du fait de la valeur incomparable de cette viande, nous avons moins de choix. Je vais faire la sélection de trois garçons selon les critères qui m'ont été donnés.
― Par qui? demande Jean, spontanément.
― Euh, par la direction…
― Mais, c'est qui justement? Qui est le directeur? Qui est responsable?
― Je ne sais pas, monsieur… Je ne suis qu'un employé.
― Vous ne pouvez pas vous cacher derrière cette excuse bidon. Que savez-vous au juste?
Le ton de Jean irrite les autres qui se tournent pour le fixer.
― Je vous en prie, monsieur… Je n'y suis pour rien… Si vous avez des réclamations, adressez-vous au boy de votre bungalow… Il fera remonter l'information.
Tout à coup les portes des salles de classes s'ouvrent en grand.
Une centaine d'enfants de tous âges quittent les bâtiments.
Ils sont vêtus d'uniformes simples.
Shorts ou jupes blancs selon le sexe.
Chemise blanche et espadrilles aux pieds.
Métissés de teint, ils sont tous très beaux.
Les caméras sur le toit se mettent en mouvement.
Concentré sur sa tablette, Stefano se met au travail de la sélection.
Marine se tourne vers Jean.
― Qu'est-ce qui t'a pris de râler comme ça? murmure Marine.
― Je ne sais pas… J'ai appris des trucs, hier… Un détail me trouble, répond Jean, à voix basse.
― Quoi? murmure Marine.
― Tout à l'heure… Pas maintenant.
― T'as plus envie? devine Marine. T'es écœuré de voir ces gamins?
― Bof… On bouffe de la chair humaine depuis quatre jours… Alors, au point où on en est…
― Si on partait?
― Quand?
― Ce soir… Tous les deux… Par l'hydravion… Ils ne peuvent pas nous retenir de force, tout de même.
― Bien sûr que non… Nous sommes libres… Mais curieusement, j'ai une très forte envie d'aller jusqu'au bout… Justement, de ne pas me dégonfler… Je devine que c'est une épreuve… Je commence à comprendre l'enjeu… Et puis, je veux voir de mes yeux la scène dont m'a parlé Colmont… Je veux savoir ce que je vais ressentir lorsque j'y serai confronté… Je veux savoir si je suis assez fort pour faire partie du club.
― T'es bien un mec, toi… Toujours à te mesurer aux autres… La longueur de ta queue, y'a que ça qui compte...
― C'est important pour moi… Je croise ce genre de types, sans arrêt.
― Donc, la qualité des mets… La culture culinaire cannibale… Tu t'en fiches un peu.
― Je vais te dire, ma chérie… Quand on va à L'Arpège ou à La Tour d'Argent… En général, je m'en fiche pas mal de la bouffe… La plupart du temps, je n'ai même pas faim. Par contre, j'aime regarder les gens dans la salle… Voir les autres célébrités et surtout savoir que j'en ai une à mes côtés…
― Si je ne faisais pas de cinéma, tu ne m'aimerais pas… C'est ça?
― Je… Non…
― Non? Tu ne m'aimerais pas?
― Non… Je ne suis pas d'accord avec ta phrase… Je t'aime, tu le sais bien.
Furieuse, Marine soulève ses seins vulgairement.
― Tout ça, ce n'est que de la viande pour toi… Moi ou une autre, au lit, c'est du pareil au même… Moi ou une autre, en bouche, toutes le même goût… Toi, ce que tu veux vraiment, c'est que les gens te regardent… Moi, je te donne ça… Tu aimes la vanité que je te procure… Tu t'aimes à travers moi.
― Mais non, tu dis n'importe quoi… Je suis très amoureux de toi… Tu le sais bien.
― N'importe quoi! T'es qu'un gros branleur, Jean, siffle Marine. T'as aucun sentiment pour les autres… Pas étonnant que tu m'aies traînée ici…
― C'est toi qui voulais venir!
― Pour te faire plaisir!
― Tu dis n'importe quoi!
Marine détourne la tête et se met à bouder.
Jean grimace et fait de même.
― Vous pouvez faire votre choix, déclare Stefano aux passagers.
Trois visages de trois jeunes garçons à l'écran.
Trop énervé après la dispute, Jean vote pour celui qui a déjà le plus de voix.
Marine croise les bras.
Elle refuse de participer.
― Nous attendons le dernier vote… Madame… Madame, s'il vous plaît…
Tous se tournent vers Marine.
Se sentant observée, elle appuie sur le visage du garçon qui fait l'unanimité.
― Tout le monde est tout de suite d'accord… C'est une première! Bravo!
Le moteur du bus démarre.
À l'extérieur, le jeune garçon sélectionné joue joyeusement au ballon avec ses camarades de classe.
L'autobus quitte l'enceinte de l'école.
Miranda s'adresse aux passagers.
― Merci, Stefano… Nous avons très hâte pour ce soir… Je vous rappelle que, à partir de maintenant, nous dînerons tous ensemble… Une petite surprise est prévue, à cet effet… Mais, afin de vous mettre en appétit, nous allons faire quelque chose de nouveau… Quelque chose qui n'était pas au programme mais qui ajoutera du mystère à votre expérience insulaire. Nous allons explorer un lieu unique… Un lieu sacré… Lieu des origines des premiers colons. Vous voyez, lorsque le premier navire s'échoua, il n'y avait rien sur Calibanie. Par chance, ces infortunés colons trouvèrent la chose qui les sauva… Parce que c'est la question… Qu'est-ce qui rend une île habitable? Est-ce que vous savez?
Elle regarde tour à tour son auditoire.
Personne ne peut ou ne semble vouloir répondre.
Jean et Marine boudent toujours.
― Eh bien, de l'eau potable, tout simplement, répond Miranda à sa propre question. Nous allons aller à la découverte de la source qui permit à tous de survivre… La fontaine de jouvence.
― La vraie? demande Tim. Celle des légendes?
― Peut-être… Je ne sais pas… Tout ce que je sais c'est que l'eau de l'île… L'eau que vous buvez depuis votre arrivée possède des propriétés… Mais, je ne veux pas en dire plus… Vous allez vous en rendre compte par vous-même.
Jean se tourne vers Marine.
― T'as entendu ? L'eau est contaminée… Je vais rester à l'alcool, dorénavant.
Toujours le dos tourné, Marine hausse des épaules à la manière d'une gamine dans un car scolaire.
*
Le bus s'arrête au fond d'une gorge escarpée.
Le lieu semble hostile.
La jungle est dense.
Les pierres sont rugueuses, angulaires, avec des surfaces tranchantes.
Les deux couples, encore présents, descendent.
Comme d'habitude, Harry Hathaway ne participe pas.
Le chauffeur tend à chacun une lampe torche puissante.
Miranda prend le devant de la colonne.
― Faites bien attention où vous mettez les pieds… Dans certains endroits, le sol est glissant.
La troupe avance vers un bloc rocheux.
Marine est la dernière, à quelques mètres de Jean.
Elle est clairement contrariée.
Elle regarde une dernière fois vers l'autobus.
Assis dans son fauteuil pliant, Harry lui sourit, à la manière d'un bouddha conciliant.
Miranda écarte la végétation.
Elle montre une ouverture à même la roche sombre.
Elle s'y engouffre.