À la lumière des lampes portatives, la colonne avance le long d'un passage étroit, à travers la roche.
Le sol est en pente.
Ils avancent à vitesse modérée.
Après un bon moment de descente, ils débouchent sur un site incomparable.
Usant de leurs torches, ils illuminent le décor hallucinant.
Il s'agit d'une vaste grotte aux parois recouvertes de décorations murales particulières.
Les dessins, d'un style naïf, semblent représenter les enfers.
Des visages de diables, entourés de flammes.
Des démons, avalant des hommes.
Également des êtres mythiques, monstres marins, sirènes, harpies, satyres, licornes, griffons et d'autres que Jean ne parvient pas à identifier.
Miranda prend la parole:
― C'est ici, dans ces grottes, que nos ancêtres vécurent les premières années… Comme vous voyez, ils avaient le temps de décorer.
― Pourquoi des monstres? demande Jean.
― Nous ne savons pas, exactement… Probablement qu'il s'agit d'une forme de spectacle. Un conteur devait animer les longues soirées… Conter des légendes de chimères avec les représentations de l'époque… C'est pour cette raison que cette grotte, la plus décorée, s'appelle le théâtre… Peut-être qu'ils interprétaient des rôles ou mimaient des situations… Cela ne dura qu'un temps… Plus tard, ils purent fabriquer des abris dans des sites protégés plus agréables, en usant du bois des épaves … Mais, il y a toujours la tempête… Il ne faut pas oublier que Calibanie, très avancée dans l'océan, est souvent la première à subir des ouragans qui peuvent être très destructeurs. Ces grottes servaient aussi de refuge à chaque gros tourment.
― Plus maintenant? demande Marine, très intéressée.
― Non… Nous avons un nouvel abri en dur, beaucoup plus accueillant. On n'arrête pas le progrès.
― Il fait froid, se plaint Polly.
― Ici, c'est le cas… D'ailleurs, nous pensons que certaines grottes étaient utilisées comme garde-manger… Du fait de la température basse… Un réfrigérateur naturel, si vous préférez. Continuons… Vous allez voir que le réseau souterrain est incroyablement vaste… Mais, plus on descend, plus on se réchauffe… Allons-y… Suivez-moi…
Marine, qui sent aussi le froid, se frotte les bras.
Elle s'approche de Jean et lui demande à voix basse:
― Qu'est ce que tu voulais me dire?
― Quoi?
― Tu voulais me dire quelque chose dans le bus…
Marine semble avoir oublié la dispute.
Jean, fasciné par le dessin de la harpie, se tourne vers Marine.
― Ah oui, le basketteur… Je l'ai vu hier…
― Tu l'as vu où?
― Quand j'étais en bateau… Sur une pointe rocheuse… Il était à poil.
― Qu'est-ce qu'il faisait?
― Un peu comme toi…
― Comme moi? Quoi?
― Il se branlait… Face à la mer… En tenant le crâne du pirate à la main…
― T'es sûr? T'as pas rêvé?
― Je ne pourrais pas rêver un truc pareil… No way...
― Il est parti, c'est tout… Pas de drame à ça.
― J'en sais rien… C'est bizarre, non? Ce mec, c'était pas le genre à vouloir abandonner… Surtout qu'il avait son fétiche pour le consoler. Pourquoi filer à l'anglaise?
― Peut-être qu'il a reçu les nouvelles que son contrat était renouvelé.
― Il n'y a pas de téléphone.
Miranda les illumine de sa torche.
― Restez avec le groupe… Il est facile de se perdre.
― On arrive, réplique Jean.
Tous deux rejoignent Miranda qui reprend ensuite la tête de la colonne.
L'avancée à travers le système souterrain se poursuit.
En effet, la température se réchauffe.
Jean commence à transpirer.
Ils ont marché un bon moment lorsque Miranda se tourne vers eux, confuse, pour déclarer:
― Euh, je suis désolée… Ce n'est pas par ici… Il semble que je me sois égarée.
Tous se regardent, un peu inquiets.
― Avez-vous vu un autre passage, en chemin? demande-t-elle, vraiment inquiète.
― Vous n'avez pas de plan? s'affole Polly.
― Non… Je ne me trompe pas d'habitude…
― Vous pourriez trouver la sortie, au moins? demande Tim.
La jeune guide grimace d'embarras.
Elle est clairement perdue.
― Merde… Putain, siffle Jean.
― Ce n'est rien, calme Miranda. Pas de panique… Nous allons trouver. C'est que les couloirs se ressemblent et ne sont pas toujours bien marqués…
― Est-ce que ces grottes sont encore utilisées? demande Marine.
― Non… Plus maintenant… C'est pour cette raison que je ne viens pas très souvent…
― Avec un GPS, ce serait du gâteau, assure Tim.
― La roche est trop épaisse… Je ne pense pas que le signal passerait, répond Jean au geek pour lui clouer le bec.
― Avec un triple GPS comme sur le nouvel iPhone… Je pense bien.
Jean murmure à Marine:
― Il est vraiment con, lui… Je ne sais pas ce que Polly a pu lui trouver.
― Polly? ironise Marine. Elle te plaît, à toi aussi?
― Si seulement tu savais tout ce que je sais d'elle…
Jean affiche une expression d'initié.
― Quoi? demande Marine.
― On en parle, ce soir… Dès qu'on sera sortis de cette putain de grotte à la noix.
― Allons, ce n'est rien, tente de rassurer Miranda. Si chacun y met du sien, on va trouver… Nous n'avons qu'à former des petits groupes. Chacun prend un chemin…
― Qu'est-ce que nous cherchons? demande Jean.
― La source d'eau fraîche… Quand vous la verrez, vous saurez… Il vous suffira alors de nous appeler. De là, je connais bien le chemin pour ressortir...
― On fait comment? demande Polly. Un groupe d'hommes et un groupe de femmes? Ou par couples?
― Par couples, répond aussitôt Marine à Polly. Miranda avec vous...
― Nous sommes cinq alors un groupe sera déséquilibré, commente Tim.
― Ah, ouais… T'as trouvé ça tout seul, ducon? se moque Jean à l'oreille de Marine.
Miranda tranche le débat.
― Faisons comme propose Marine… Je vais avec Polly et Tim. Allons-y… Ne perdons pas de temps.
Les deux groupes sont formés.
Miranda, Tim et Polly partent dans une direction.
Jean et Marine prennent l'autre chemin.
― Elle est un peu conne de ne pas avoir de carte, commente Marine, dès qu'ils sont seuls.
― Je crois que ça fait partie du jeu, s'amuse Jean. Nous ne craignons rien… Ils cherchent à provoquer en nous des expériences uniques… Un peu d'adrénaline pour nous stimuler… Avant le repas.
― Tu crois ça?
― Toute cette expérience… Ces vacances à Calibanie… Je commence à penser que ce n'est qu'une grosse mise en scène… Du théâtre…
― Avec quelle finalité? Dans quel but?
― J'ai peut-être ma petite idée… Mais, je pense que t'avais raison… C'est comme un parc d'attractions… Tout pour nous surprendre… Pour nous mystifier… Mais c'est chouette! C'est dans la nature humaine de chercher les émotions fortes… Parce que, le reste de l'année, faut bien le dire, on se fait chier comme des rats morts.
― Je crois que nous sommes malades.
― Comment?
― Comme espèce… Comme société… Nous sommes malades, de nous même. Toujours à aller au bout du monde pour chercher je ne sais quoi…
― Pas n'importe quoi, ironise Jean. On cherche une source d'eau… Tends bien l'oreille, ma chérie… La fontaine de jouvence, pour une actrice de cinéma, ça devrait t'intéresser, ça!
― Du fantasme, oui… On se cherche soi-même sans jamais se trouver… Alors qu'en vérité, on a pas besoin de voyager… Où qu'on aille, on est toujours avec soi-même. Le tourisme, c'est de la vraie connerie… Je ne suis pas meilleure si je vais loin… Je ne suis pas plus heureuse si je suis devant le Taj Mahal ou au sommet du Kilimandjaro.
― C'est la quête qui compte… Le voyage est plus important que la destination.
― Oui, mais le but est toujours décevant… Tu te souviens du Machu Picchu… Il y avait de la merde partout… La fontaine, tu vas voir, ce sera probablement un robinet avec un seau en plastique… Tout ça ne sert à rien. Le vrai voyage, il est en nous…
― Oui, mais à Calibanie… Avoue-le… Tu le fais aussi ce voyage intérieur… Tu fais les deux! Ce soir, tu vas faire un truc qui va te changer… Te changer à jamais!
― Mais… Je ne veux pas me changer… J'étais bien avant... Avant de faire ça…
― Trop tard, ma chérie! Tu es déjà sauvage… Tu ne peux plus reculer… Tu es dans cette galère de naufragés… Tu es passagère, échouée sur une île de cannibales… Entourée de mauvais esprits… Comment vas-tu faire pour survivre? Te battre à mort? Offrir tes charmes? Qu'est-ce qui fait, qu'on ne va pas décider, de te bouffer en premier? Qu'est-ce qui fait, que tu mérites de vivre? Pas à cause des films à la con que tu tournes à répétition… Ici, on s'en fiche de tout ça… Il n'y a pas de presse People… Pas de célébrités… Pas de tapis rouges… Pas de statuettes à la con… Ici, il n'y a que l'humain… L'homme nu… Débarrassé de ses masques et de ses carapaces… Tu es de nouveau vierge… Indifférente au monde extérieur… Chopée par le Chef… Ficelée à un arbre… Devant toi… Le boucher… Son long couteau aiguisé…
― Arrête tes conneries, tu me fais peur, maintenant!
Jean est réjoui d'évoquer la séquence macabre.
Il lui fait face.
Il éclaire son visage par le bas, pour l'effrayer.
― Le couteau approche de ta gorge… Ou peut-être que c'est mieux si t'es accrochée par les pieds… Comme les bêtes dans les abattoirs, afin que le sang coule mieux dans la bassine… Il tranche ta gorge… La vie s'écoule hors de toi… Tu pisses le sang…
― Arrête! T'es vraiment trop con, tu sais!
― Tu vas crever, Marine! C'est sûr, tu vas crever…
Jean éclate d'un rire démoniaque.
Furieuse, Marine voit un passage dans la roche.
De panique, elle s'y introduit.
― Où vas-tu?
― Je me casse! Tu me fais chier!
― Eh voilà, toujours la même chose avec toi… Dès qu'on discute sérieusement, tu te fermes comme une huître… Tu te casses! Tu dois te confronter à toi-même, Marine… Te poser des vraies questions sur ton existence et pas juste réagir à ta gueule en couverture du dernier Poser… Ce n'est pas vivre, ça… Ce n'est pas ça! Vivre, putain, c'est regarder la mort dans les yeux.
Jean réalise qu'il parle dans le vide.
Marine n'est plus là.
Il lève les bras au ciel de dépit, tout en continuant à l'invectiver en augmentant le volume de sa voix.
― Eh, voilà… On parle de toujours rester ensemble et tu te barres… Comme d'habitude… Je sais que t'as couché avec ton metteur en scène… Qu'est-ce que tu crois? Que je suis naïf, à ce point là… Je sais lire entre les signes, ma chérie… Je te connais mieux que quiconque, tu sais… Salope! T'es qu'une grosse salope! Putain de salope, de connasse de merde!
Furieux, Jean ne tente pas de la suivre.
― Va te faire foutre! Tu me fais chier, conclut-il, écumant. Va te faire enculer par les papous!
Jean préfère s'enfoncer plus loin dans la grotte.
Il rumine à présent.
Il râle sourdement.
Il s'en fiche du but tant qu'il est en mouvement.