Rasé de près et bien coiffé, Jean est nettement plus présentable.
Dans le salon, il avale un verre d'eau lorsqu'il entend le klaxon de l'autobus.
Il quitte le bungalow.
Il avance vers le véhicule aux fenêtres opaques.
Arrivé à quelques mètres, il hésite un instant.
Puis, cessant de douter, il grimpe à bord.
À part le chauffeur, il ne voit que Miranda qui l'attend les bras croisés.
― Où… Où sont les autres?
― La dernière journée est toujours libre… Les autres ont décidé de ne pas participer.
― Tant mieux… Comme ça, je vous ai rien que pour moi… Vous allez enfin me révéler tous les secrets de Calibanie.
Très remonté, Jean s'assoit à la place habituelle de Harry.
Le bus démarre aussitôt.
― Je pense que vous savez déjà tout… Notre île n'offre pas tant d'attractions que cela.
― J'aimerais voir l'envers du décor… Démasquer le magicien qui manipule les commandes… Comme dans Le Magicien d'Oz, vous voyez?
― Non, je ne connais pas.
― C'est l'histoire d'une petite fille.
Jean arrête de parler.
Il vient d'avoir une pensée.
― Allons-nous à l'école? demande-t-il, tout de go.
― Pour le dernier dîner de ce soir, quelque chose d'autre est prévu… Dommage que vous partiez. Les préparatifs sont en cours… Stefano est sur le pied de guerre. La fête sera extraordinaire.
Miranda pose une main sur celle de Jean.
― Allons, restez avec nous, ce soir… Juste une dernière fois.
Jean hésite.
― Je dois aller rejoindre ma femme à Paris… Je ne peux pas.
― Vous allez rater le spectacle.
― Quel spectacle?
― Tous les habitants de Calibanie seront présents… Nous serons costumés.
― Comment?
― Vous… Vous serez en pirate… Sabre… Bottes… Tricorne…
― Et vous? demande Jean.
― En esclave… Des chaînes aux mains et aux pieds…
― Ce n'est pas très politiquement correct.
― Nous brisons les tabous… Nous recréons le passé pour mieux apprécier le présent… L'époque de la liberté…
― Sauf pour les esclaves…
― Vous verrez… C'est un spectacle… Mais, la servitude volontaire n'est pas de la politique… Correcte ou incorrecte... La servitude est d'abord un état d'esprit. Je peux porter des chaînes et être libre… Tout comme, je peux me croire libre et porter les chaînes de l'esprit.
― C'est très philosophique, tout ça.
― Il ne suffit pas de voir pour croire… La foi joue un rôle important.
― Vous croyez en quoi? Pas Jésus Christ sur sa croix?
― Je crois en la nature… Je suis fille de l'Univers, qui est le seul Dieu de la création. Fille de Dieu, mon but n'est pas de m'élever mais de me soumettre aux lois universelles… L'Univers aime trois choses pour ses enfants. Naître… Baiser… Mourir. Fille de Dieu, je suis née de ce cycle. À mon tour, je deviens créatrice de matière... Puis, je meurs... Je nourris alors mes descendants et la terre. C'est la seule chose qui importe. Le reste n'est que superflu… Ou mystification… Sur Calibanie, je ne possède rien. Pas d'immobilier… Pas d'actions de sociétés… Pas d'argent… Je me lève avec le soleil… Je me couche à la lueur de la lune. Je bois de l'eau de source… Je mange frugalement… Je nage… Je me promène… Je parle… J'aide, si je peux… Je suis tellement libre que je ne me tracasse de rien… Surtout pas du monde au-delà de l'horizon... Ma vie n'est faite que de joies… Je fais l'amour avec qui me le demande… Je ne brigue ni position sociale ni récompense…
― Arrêtez votre char! s'énerve Jean. Vous travaillez pour le magicien… Je suis con mais pas à ce point-là… Et je me doute bien qui tire les ficelles… Prospero, qui veut caser sa fille… Je connais bien la pièce, vous savez.
Miranda ne semble pas comprendre. Elle se défend, en disant:
― Je ne travaille pas, Jean… Ce que je fais avec vous, c'est pour mon plaisir… J'aime montrer notre île aux touristes… J'aime la compagnie des étrangers… Vous me faites rigoler. J'aime observer vos inquiétudes… Vos conflits… Vos disputes.
― Vous ne vous disputez jamais, chez vous?
― Je n'ai jamais de raison d'être en colère. Je vous ai dit… Je suis libre… Il n'y a pas de mariage ici… Pas de propriété privée… Pas de chef… Pas de hiérarchie… Pas de couples à vie.
― Bon d'accord, mais votre village, là… Il n'est pas vraiment joli-joli… J'ai vu des bidonvilles ailleurs qui étaient mieux foutus.
― Retournons-y… Vous verrez que rien ne me manque. J'ai un lit… Une chaise… Quelques petits coquillages, ramassés sur la plage… Je partage ma case avec trois amies… Les hommes nous fuient parce que nous papotons tard dans la nuit.
― Sauf si vous êtes choisie…
― Pardon?
― Si un touriste, comme moi, vote pour vous manger… Miam, miam…
Miranda soupire.
― Vous ne comprenez pas, Jean… Mais, ça ne fait rien… Je pense que vous êtes trop loin. On m'a dit que vous étiez parmi les hommes les plus riches de la terre. Que vous avez des centaines et des centaines de coffres, remplis d'or et de diamants...
Jean sourit.
― C'est vrai? lui demande Miranda.
― Oui… Mais, pas comme ça… C'est compliqué.
― Vous avez des enfants?
― Deux filles.
― Je les plains… Ça ne doit pas être facile d'être esclave de tout ça.
― Des esclaves cinq étoiles!
― Le mot est toujours là.
Jean grimace.
Le bus vient de s'arrêter.
― Où sommes-nous? demande-t-il.
― Là où vous vouliez aller…
― Je ne vous ai pas donné de direction.
― Je l'ai deviné.
Jean se lève.
Le chauffeur ouvre la porte pour lui.
Il descend rapidement.
Jean découvre le lieu du premier jour.
Le plongeon.
Le site le plus spectaculaire.
Miranda le prend par le bras.
― Faisons-le, ensemble… Main dans la main.
Jean se détache d'elle.
― Si je le tente, je préfère le faire tout seul.
― Pas de problème… Nous vous attendrons ici. Après, vous verrez… Vous serez un nouvel homme.
Jean se frotte le menton.
― Je n'ai pas de maillot.
― Laissez vos habits avec moi.
― Nu?
― Personne ne vous verra… Pour la première fois, je vous recommande de vous recroqueviller… De tenir vos genoux… Comme un fœtus… Vous voyez?
― Oui.
Jean regarde vers le sommet.
― Putain, c'est haut…
― C'est un saut de la foi… Vous allez voir, la sensation est véritablement unique… Terrifiante et merveilleuse à la fois… Ce saut vous changera à jamais… Je crois qu'il va vous ouvrir les yeux.
― Ah, bon?
― Pour vous il ne s'agit pas seulement d'un défi… Il s'agit d'une expérience spirituelle. Donnez-moi vos habits… Je vous les garde ici.
Jean hésite encore.
― Si je n'arrive pas à sauter… Si je n'ai pas le courage.
― Redescendez, tout simplement… Nous n'en parlerons à personne. Il n'y a pas de jugement à Calibanie.
Jean grimace.
La jeune guide s'approche très près de lui.
Jean a son souffle sur ses lèvres.
― Je crois que du groupe… Vous êtes le plus capable… Le chef naturel… L'homme puissant. Qu'est-ce que c'est que la puissance? C'est d'abord, un instinct… Un instinct primitif qui remonte de la nuit des temps… Il brûle dans le cœur de quelques-uns… Vous avez cette chance… Cet instinct vous procure succès et réussite… Vous êtes le capitaine du navire… Vous êtes le maître à bord… Vous pouvez choisir qui vivra et qui mourra. Qui sera votre esclave… Votre concubine… Votre épouse… Le maître de l'univers est plus fort que la peur… Aucune épreuve ne peut l'effrayer.
Jean acquiesce.
Convaincu, il se déshabille rapidement.
Miranda récupère ses habits.
Lorsqu'il est complètement nu, Jean s'engage sur le chemin qui mène au sommet. Miranda le regarde grimper.
Elle sourit laconiquement.
Jean est plus décidé que jamais.
Il grimpe la montée raide à toute vitesse, indifférent à l'effort requis.
Il marmonne le long du chemin.
Ses paroles commencent à se former:
― Je suis le capitaine… Je suis le capitaine… Je suis le putain de négrier… Je suis seul maître à bord... Je suis le maître de ma destinée... Je suis un Dieu! Un Dieu, bande d'enculés! Maître du Monde!
Après une ascension énergique, Jean arrive essoufflé sur le promontoire.
Le panorama est encore plus spectaculaire que la première fois.
Un ciel rouge sang.
Jean approche de l'endroit.
Il voit un crâne humain posé sur un poteau.
Il s'en empare.
Il l'examine sous tous les angles.
Un crâne bien blanc, sans maxillaire inférieur, avec quelques dents manquantes.
Il le tient à bout de bras pour déclamer:
― O, wonder… How many good creatures are there here! How beautiful mankind is! O brave new world, that has such people in it!
Satisfait, Jean repose le crâne respectueusement.
Il approche précautionneusement du bord.
À l'horizon, des éclairs impressionnants sont suivis d'un tonnerre distant.
Jean a les pieds au point extrême.
Il sent le vent qui souffle autour de lui.
Il regarde la mer sombre, qui commence à s'agiter.
Il lève le nez au ciel et ouvre les bras.
― Je suis le maître de l'Univers.
Il plonge la tête en avant.
Au départ du saut, lorsque Jean bascule en avant, il les voit…
Pendant une fraction de seconde, une image inversée, se grave dans son esprit et l'accompagne le long de son plongeon.
Sous le promontoire, une grotte, creusée à même la roche, est équipée d'un mécanisme de poutres de bois et de filets rétractables.
Et là sur le bord, témoin de son passage…
Harry Hathaway fume son cigare.
Jean n'a pas le temps de réfléchir.
Pas le temps de comprendre.
L'instant est déjà passé.
Il plonge…
Il plonge…
Il plonge dans le vide en criant le cri affreux de l'homme désespéré.
Il hurle de terreur en voyant approcher les rochers contre lesquels il va s'écraser.
Puis, de l'infini lumineux, une vision lui ouvre les bras…
L'ange Arielle l'accueille au trépas.