Le lendemain, à bord du bus.
Le véhicule est de nouveau arrêté au milieu du village.
Dressé à l'avant, Stefano mène la sélection du jour.
― J'espère que vous avez apprécié vos deux premiers dîners… Un gaillard valeureux qui vous a donné beaucoup de force pour la suite… Aujourd'hui, il s'agit de choisir une femme… Pas trop âgée… Pas trop maigre… Je vais faire un premier choix. Voyons, voir…
Sur le toit de l'autobus, les caméras se mettent en mouvement.
Les villageois à l'extérieur poursuivent leurs activités comme si l'autobus n'existait pas.
Quatre candidates sont photographiées par le cuisinier.
Les visages apparaissent tour à tour sur les écrans.
Marine examine les visages.
Elle n'a pas de malaise comme la première fois.
Au contraire, elle est très concentrée sur les images.
― Laquelle te plaît? questionne Jean.
Marine scrute l'écran de plus près.
― Tu crois qu'elles sont maquillées? Je crois qu'elles sont maquillées… Et les baraques… On dirait un décor de cinéma.
― Tu crois encore que c'est un coup monté?
― Oui… C'est trop énorme, pour ne pas l'être…
― T'as demandé à aller voir les cuisines?
― J'ai parlé à Stefano… Demain… Je vais y aller avec Polly, la femme du geek… En fait, elle est plutôt sympa… Je ne lui ai pas trop demandé mais j'imagine la gamine naïve du Midwest… L'ado mignonne avec une belle paire de lolos… Assis sur le même banc à la High-School, le dweeb bave sur la petite délurée… Il devient un milliardaire du net… Un jeu vidéo débile ou un programme de cyber-sécurité… Bref, il revient au bercail pour se payer celle dont il a toujours rêvé…
― Je crois pas, non… Elle m'a dit qu'ils n'étaient pas mariés… Qu'elle était influenceuse….
― Ouais, elle influence ses copines à se taper les blaireaux de la Silicon Valley… Mais, je m'en fiche d'elle… J'ai juste besoin de quelqu'un avec moi… Je ne me sens pas trop tranquille, toute seule, sur une île de cannibales.
― Allez-y… Faites votre choix! encourage Stefano en se frottant les mains de délice.
*
À la table du soir, Marine mâche longuement.
Elle arrose sa bouchée d'une petite gorgée de vin.
― Ben, tu vois… Je préfère la femme, déclare-t-elle. Trois étoiles au chef, cette fois…
― C'est normal que tu aimes mieux… T'en est une…
― Ben, justement… Non… Si le genre était le critère de sélection, je préférerais manger de l'homme… Parce que, honnêtement, vous nous faites chier, vous les hommes… Vraiment!
― Moi, aussi?
― Non, pas toi… Je te parle de l'homme… Le lourdaud misogyne qui se pavane de la politique au chantier de BTP… L'homme qui a décidé d'emmerder les femmes en gros coq gaulois… Ou ces gros machos d'arabes que je hais plus que tout… Eh bien, j'aimerais bien en bouffer… Au vin, pour les uns… En blanquette, pour les autres… Merguez, pour les derniers. C'est ça… Les gros beaufs de France en saucisse-galette… Comme quand j'étais petite au marché de Belle-Île.
Jean s'amuse du commentaire de Marine.
― Question goût, c'est subjectif, commente-t-il, en jouant au critique culinaire. Franchement, en bouche… Je ne saisis pas encore toutes les subtilités féminines. La femme est plus appétissante… Plus tendre, certainement… Fondante, aussi… Mais tout de même, je sens comme un petit goût amer, après coup…
Marine sourit de son numéro.
― Tu crois qu'on commence à s'habituer? demande-t-elle. Pour de vrai…
― Je crois, en tous cas, que l'expérience nous transforme… On devient plus humains.
― Qu'est-ce que tu entends par là?
― Être humain, c'est libérer l'être en soi… Manger de l'homme, justement, nous ramène à la réalité des choses… Je commence à le voir… Dans le fond, on n'a pas besoin de mettre des cochons dans des camps de concentration… Broyer des poulets en Nuggets pour les gamins… On a besoin de se bouffer entre nous… Équilibrer la société, en nous ramenant à notre juste niveau… Insuffler, par ce biais, une nouvelle foi… Une nouvelle modestie… Nous humaniser… Pour le moment, nous nous imaginons tous comme des dieux… Des dieux supérieurs aux autres créatures… Alors, c'est l'holocauste pour les animaux… Pauvres bêtes... Par contre, manger de l'homme nous rappelle que nous ne sommes que des prédateurs éduqués… Des bêtes sauvages mais qui savent lire et écrire… Des fauves qui philosophent.
― Qui servirait de gibier, au pays des droits de l'homme?
― On pourrait commencer par les moins méritants… Criminels… Délinquants… Imagine la joie suprême pour la jeune femme violée de bouffer son violeur… Quel châtiment sublime! Ou bien le gamin qui bouffe en hamburger son agresseur sexuel… Je vois le slogan… Chez McDonald's, on ne sert que du curé!
― Tu redonnes tout son sens au Happy Meal, rigole Marine.
― J'adore!
― Mais, on manquerait vite de marchandise… Avec soixante-dix millions de consommateurs.
― Non, non… Il faudrait juste faire les maths… C'est un algorithme comme un autre… Au début, tu commences avec beaucoup parce que nous sommes encore bien trop nombreux. Après les handicapés, tu passes aux vieux… Le problème des Ehpad, réglé en un tour de cuillère à pot… Après, les cassos et les chômeurs en fin de droits… Allez! Par ici, la bonne soupe... Et plus la population indigente diminue, moins on a besoin de la nourrir… Moins d'impôts... C'est un cercle vertueux.
― Où s'arrêter? On pourrait se bouffer jusqu'à extinction…
― Non… Prends cette île de Calibanie qui existe encore et toujours, des siècles plus tard… Je pense qu'il y a un équilibre… Une formule basée sur une offre collective. Je crois qu'ils ont découvert quelque chose… Un secret qu'il faudrait partager avec le monde entier.
― Si tout ça est vrai, bien entendu, sourit Marine, en avalant une bouchée de viande.
― Je compte sur toi pour me ramener les preuves formelles.
― Promis… Et je suis désolée pour hier, j'étais pas bien… Je pensais en profiter pour maigrir, sans rien manger… Mais ça me déprime de me priver... Alors, ce soir, t'es le maître de cérémonie… Je te laisse te planter dans mon cul si t'en as envie.
Jean fixe sa femme.
Rempli d'émotion, il ajoute, en comédien:
― Oui... Oui... Je suis au paradis… Plus qu'à mourir, après ça... Merci, Allah!
Marine sourit.
*
De jour, devant le bungalow, Jean salue Marine qui s'éloigne vers l'autobus en attente.
Elle va rejoindre Polly qui lui fait un petit salut.
Elles se retrouvent.
Elles se font la bise devant le véhicule.
Elles pouffent de rire mais Jean ne sait pas pourquoi.
Une fois les femmes montées à bord, il approche de Mathéo.
Le majordome est en train de lustrer la magnifique porte sculptée de la maison.
― Pardon, Mathéo… J'aimerais bien faire un peu de voile… Est-ce que je pourrais avoir un petit dériveur, s'il vous plaît?
*
Les cheveux dans le vent, Jean, en short de bain, manœuvre habilement son petit voilier le long de la côte.
Il est assez loin de la plage et approche de la barre de l'estuaire.
Il est à la limite du lagon lorsqu'il voit, au-delà, un grand banc de requins avec leurs ailerons caractéristiques.
― Putain…
Inquiet, Jean vire de bord et revient vers la plage.
Il passe une avancée.
Il distingue alors Dikembe, dressé sur un promontoire.
L'homme est complètement nu.
Les yeux fermés, il tient à bout de bras le crâne trouvé dans le coffre du pirate.
Pas de doute, malgré la distance…
De sa main libre, le basketteur est en train de se masturber.
Jean s'en amuse avant de suivre son cours.
Jean poursuit sa navigation, savourant l'exercice et l'air marin.
Il arrive à une nouvelle plage, plus petite.
Il remarque une petite cahute qui semble abandonnée.
Il décide d'aller voir de plus près.
Il replie la voile et tire le bateau sur le sable.
Il avance vers la cabane.
Très vite, il reconnaît Harry Hathaway, assis dans un vieux fauteuil sur le porche de l'habitation bancale.
― Salut, Jean, lance-t-il amicalement.
― Salut, Harry… C'est là où vous restez?
― Oui… J'adore cette vieille cahute… Le luxe et les domestiques, ce n'est pas pour moi… Je préfère l'expérience de l'homme solitaire… Pas de bruit. Pas de gens. Juste moi et la nature.
― Pourquoi pas… J'imagine que quand on a tout… On ne veut plus rien.
― C'est rudement bien dit… Venez vous asseoir un moment. Je suis un vieux misanthrope mais, parfois, j'aime bien un peu de compagnie.
Jean s'installe dans le vieux fauteuil mitoyen.
Harry se lève au même instant.
― J'ai quelque chose pour vous… Ne bougez pas je vais aller le chercher.
Jean le regarde entrer dans le logis.
Il entend l'homme fourrager à l'intérieur.
En attendant, il observe la plage et la magnifique vue qui s'étend au-delà.
Harry revient avec une bouteille sombre aux flancs arrondis.
― Je suis situé plein ouest… Je ne vous parle pas des couchers de soleil… Tous les soirs, un spectacle des dieux. Vous pourriez avoir tout ça, vous aussi… Une petite cabane sur la plage voisine. Le reste de vos jours dans la sérénité.
Jean sourit à entendre la proposition mais préfère ne pas commenter.
Harry reprend sa place en soufflant.
Il tend la bouteille à Jean après avoir ôté le bouchon en usant de ses dents.
― Tenez… Goûtez-moi ça…
Jean prend la bouteille qui semble ancienne.
― Ça, c'est du rhum-pirate, précise Harry. Il date de 1711 environ… Vieux de trois cent ans!
Jean hésite avant d'avaler une gorgée.
Il finit par goûter.
Il apprécie.
― Très bon, confirme-t-il.
― J'en ai un petit stock d'une épave du coin… Mon petit trésor, à moi…
Jean retourne la bouteille.
Harry boit une bonne rasade.
Il remet le bouchon.
― Dieu que ça fait du bien… C'est comme une machine à remonter le temps…
― Oui… Manque plus que l'équipage et les navires de la couronne à piller.
Harry sourit.
Il savoure le moment en silence, avant de demander:
― Vous avez repensé à ma proposition?
― Oui… Enfin, pas vraiment… Ce n'est pas une décision à prendre à la légère…
― Je sais… C'est pour cela que, après ici… Je vous invite, vous et votre femme, à New-York… Chez moi… Vous rencontrerez ma famille… Nous devons mieux nous connaître.
― Vous avez des enfants?
― Énormément… Après trois mariages, vous pensez… Et bon nombre d'aventures… Treize, je crois bien… Mais, vous connaissez déjà ma petite dernière… Polly.
― C'est votre fille? demande Jean, avec étonnement.
― Je l'ai invitée avec son petit-ami du moment… Prendre un peu de vacances et s'initier à la culture locale… Comme vous…
― Mince, alors… J'aurais pas cru. Tim, c'est son fiancé?
― Non… C'est un crétin... Un parfait imbécile… Il pense que je vais lui donner un emploi à vie parce qu'il a séduit ma fille… Je ne crois pas, non… Il peut toujours aller crever, le geek!
Harry rigole.
Il avale une nouvelle gorgée et repasse la bouteille à Jean qui boit un peu plus qu'avant.
― Avec les filles, c'est toujours compliqué, poursuit Harry. J'en ai quelques-unes qui travaillent pour moi mais ce n'est pas la même chose... Y'a jamais la même connivence qu'avec les garçons… Homme à homme… Les petits moments où l'on peut tout se dire… Pas de secrets… Cartes sur table.
― Probablement… Je ne sais pas… Je n'ai pas de garçon.
― Ça viendra… Votre femme est encore jeune… Très séduisante…
― Elle ne veut plus d'enfants. Avec sa carrière, c'est déjà assez compliqué comme ça...
― Allez voir, ailleurs… C'est l'avantage d'une grande fortune… Vous pouvez avoir plusieurs foyers… À ma meilleure époque, j'en avais toujours trois, en simultané. Trois villes, trois femmes et une flopée d'enfants… C'est très stimulant intellectuellement.
― Elles ne vous accompagnent pas ici? Vos femmes…
― Jamais! Pourquoi gâcher ces moments de pure tranquillité? D'ailleurs, la prochaine fois… Venez tout seul, Jean… On vous trouvera une femme locale à votre goût… Ici, il n'y a pas de tabous… Tous les âges sont initiés… Une petite gamine qui vient juste d'avoir ses règles, ça vous dirait?
Jean gratte sa barbe, affichant un intérêt certain mélangé à un dégoût absolu.
Il boit une lampée et repasse la bouteille.
― Je ne crois pas que ce soit ma scène… Non… Pas vraiment… Je suis fidèle en toutes choses.
Harry éclate de rire.
Il tape Jean sur le bras.
― Canaille de pirate! Depuis quand le remords t'étreint? Allons… Ne fais pas cette tête là… J'aime jouer avec les esprits. Je ne suis qu'un mauvais génie… Un vieux fou, abandonné sur son île… Trop longtemps… Depuis beaucoup trop longtemps...
Jean grimace de ce moment de théâtre.
Il se lève d'un bond.
― Bon, je vais y aller… J'en ai pour un bon moment avec le vent contre moi.
― Repasse quand tu veux, moussaillon… N'oublie pas ta bouteille.
― Je peux la garder?
― Oui… Cadeau… Absolument.
Jean fixe le vieil homme, en se demandant à quel moment ils sont passés au tutoiement.
― Eh bien, salut Harry… Merci pour ce moment.
― Le plaisir est pour moi, conclut Harry.
Jean se dirige vers le bateau sans se retourner.
Le vieil homme le fixe le long du chemin.