Encore sous le choc d'une rencontre inattendue, Clara marche jusque chez elle.
Il pleut légèrement mais elle ne le remarque pas.
Les paroles du père de Richard ne la quittent pas.
Elle pense d'abord à Joëlle.
Elle ne doute pas de la véracité des propos à son sujet.
Elle soupçonne Joëlle de lui mentir depuis longtemps.
Chaque péripétie de sa vie est une invention.
Elle est un peu le reflet de Clara...
Face à un miroir brisé.
Une amie imaginaire, libérée de la vérité, et, en même temps, emprisonnée dans la tromperie…
Clara a envie de lui parler.
Connaître les vrais détails de son passé…
Elle devine que tout ce que pourrait lui raconter Joëlle ne serait qu'un nouveau mensonge.
Que voulait vraiment lui dire David?
De ne plus voir son fils?
Ou de ne plus voir Joëlle?
Le flot de pensées la ramène à sa proposition.
Pendant un bref instant, elle pense obéir.
Parce que le mystère est prenant…
Surtout parce qu'elle a besoin de Richard…
Elle ne le verra pas ce weekend.
C'est entendu…
Mais, le risque de ne plus jamais le revoir…
Un affreux chantage!
Du coup, Clara refuse d'obéir…
Ce n'était qu'un vieux réflexe de servitude volontaire parce qu'un homme lui parlait.
Un homme en position de la commander.
L'ancienne Clara l'aurait peut-être fait.
La nouvelle Clara ne répond pas à ce genre de provocations.
Il est hors de question d'accepter ce genre de diktat masculin.
Si Richard ne veut plus la voir, tant pis…
Il devra le lui dire en personne.
Elle reconnaît qu'elle est allée loin avec lui.
Plus loin qu'avec n'importe qui…
Une attraction fatale, capable de lui faire perdre son compas moral.
Clara décide qu'elle ne se laissera jamais commander.
La pensée est libératrice.
Tout en affirmant ses convictions, elle se sent apaisée.
Elle doit bien admettre que la présence de David a été un choc.
Elle ne s'y attendait pas.
Clara passe la porte de chez elle.
Les enfants sont déjà rentrés.
Comme souvent le vendredi, Béatrice est en compagnie de sa meilleure amie Lou.
Armées de leurs portables, elles sèment la terreur ou rendent la justice sur les réseaux sociaux.
Qui peut savoir?
Clara n'ira pas contrôler.
Nicolas est dans sa chambre avec le petit écran de son téléphone sous le nez.
Clara pensait qu'il regardait de la pornographie, des femmes dans des actes serviles pour satisfaire un public masculin.
Ce n'est pas le cas.
Nicolas préfère regarder des images humoristiques de potaches de lycées.
Il préfère rigoler aux dépens des autres.
Elle sait qu'elle doit lui parler du monde qui l'attend mais avec un garçon c'est plus difficile.
C'est le rôle de Yves...
Qui les a complètement abandonnés.
Suivant la règle établie et une fois la copine partie, Clara récupère les smartphones.
Elle les dépose dans leur coin réservé.
Les batteries sont chaudes après des heures d'utilisation.
Puisque Richard ne vient pas, Clara prend une douche tout en programmant mentalement son temps libre.
Le dimanche est réservé à l'équitation.
Le samedi, les courses et le ménage, le matin…
La lecture ou un cinéma, l'après-midi.
Le soir venu, elle restera chez elle.
Elle n'ira pas au bar du Mercure pour rencontrer un inconnu.
Clara prépare un dîner léger.
Une soupe de légumes et un peu de pain frais.
Les enfants mangent à la cantine de l'école avec appétit.
Elle n'a pas à les surcharger deux fois dans la journée.
— Où est papa? demande Nicolas pour la énième fois.
— Je ne sais pas.
— Il est parti pour toujours?
— Je ne pense pas… Je pense qu'il est allé se ressourcer à sa manière. Il y a des gens qui grimpent les montagnes du Tibet… D'autres qui font de la plongée dans le Pacifique. Où que ce soit, cela ne dure qu'un temps…
— Si son bateau s'était échoué et qu'il était seul sur une île déserte? suppose Béatrice.
— Il deviendrait probablement fou en pensant à nous… Il serait au paradis mais regretterait de ne pas être ici… Mais, je suis confiante qu'il va revenir… Alors, qu'est-ce qu'on fait ce soir?
— Richard ne vient pas? demande Béatrice.
— Non, il est chez ses cousins à Paris.
— Pour toujours? lance Nicolas.
Clara est troublée par la question.
— Je ne sais pas… Comme tu vois ces hommes vont et viennent sans prendre le soin de nous informer. Tant mieux pour eux… Mais que ça ne change rien à nos projets. Nous faisons ce qui nous plaît, nous aussi. Des idées?
Les enfants ne répondent pas.
Clara débarrasse les bols.
— Alors, c'est quartier libre jusqu'à onze heures… Faites ce que vous voulez.
Les deux enfants quittent la table.
Clara transporte la vaisselle dans la cuisine.
Elle la dépose dans l'évier.
Elle la rince.
Elle revient vers le salon avec un verre de vin blanc à la main.
Elle pense à Richard.
La question de Nicolas revient la hanter.
Pour toujours?
Au fond d'elle-même, elle anticipe la fin.
Une passion folle qui s'achève sur une sodomie.
Elle ne regrette pas l'acte, elle voit le cul-de-sac…
L'image mentale l'amuse, un instant.
Un chemin sans issue…
Clara est arrivée au bout de son aventure.
Elle doit faire marche-arrière pour trouver un nouveau passage.
Elle sirote de son verre.
Elle fait le point…
Sa vie personnelle est maintenant en ordre.
Sa vie privée est excitante.
Sa vie professionnelle laisse à désirer.
Clara ne peut pas répondre toute sa vie à des lettres de pauvres gens tombés dans le piège du crédit.
Credifix était un pied à l'étrier pour se remettre à travailler.
Elle pourrait faire mieux.
Rencontrer plus de gens...
Avoir des rendez-vous, à l'extérieur…
L'objectif est formé dans son esprit.
Elle va changer de boîte.
Elle va commencer à chercher.
Couchée de bonne heure et levée tôt, Clara passe un samedi plaisant.
Elle a acheté un quotidien pour éplucher les offres d'emploi.
Les enfants vaquent à leurs occupations.
L'heure tourne…
Il est dix-neuf heures lorsqu'elle reçoit un message sur son portable.
Elle regarde par réflexe.
C'est Richard.
C'est la première fois qu'il communique avec elle directement.
Son message: Envie?
Confuse, elle répond: J'ai rencontré ton père. C'est bien Paris?
Clara attend une réponse en fixant l'écran.
Elle attend…
Elle attend…
Rien.
Elle pose l'appareil de côté.
Clara n'a pas envie d'attendre toute la soirée qu'il se décide à s'expliquer.
Spontanément, elle envoie un message à Joëlle.
Réflexe des années passées.
Sa seule amie...
Tu veux aller boire un coup au Mistigri?
L'envie de s’enivrer.
Clara pense au lendemain.
S'il pleut dimanche, ils rendront visite à ses parents.
Comme toujours, les choses se sont raccommodées.
Sa mère Isabelle l'a appelée pour se faire pardonner.
Elle promet d'être plus compréhensive avec sa fille.
Elle veut surtout voir ses petits-enfants…
Tintement de messagerie.
C'est Joëlle.
Tu peux venir chez moi?
Clara demande: Tout va bien?
La réponse tombe immédiatement.
Non.
Clara n'hésite pas.
J'arrive.
Clara se met en mouvement.
Elle informe les enfants qu'elle va chez son amie Joëlle.
Exceptionnellement, ils ont droit à leurs portables.
Ils sont ravis.
Clara se rafraîchit un peu.
Elle enfile une robe.
Depuis qu'elle ne porte plus de maquillage, tout va plus vite.
Satisfaite, elle descend prendre un taxi.
Une quinzaine de minutes plus tard, elle sonne au bas de l'immeuble de Joëlle.
La serrure commandée grésille.
Elle pousse la porte de verre.
Elle entre.
Elle appelle l'ascenseur.
Un peu dans l'expectative, elle se regarde dans le miroir.
Elle pense à la seule fois où elle est venue chez son amie.
Sa première nuit avec Richard…
Clara arrive à l'étage.
Elle longe le couloir.
La porte d'entrée de Joëlle est entrebâillée.
Elle la pousse doucement.
— Joëlle? C'est moi... Clara…
Pas de réponse.
Clara referme la porte derrière elle.
Elle retire son manteau qu'elle accroche dans le placard.
Elle avance dans le salon.
Un choc électrique la tétanise et l'excite en même temps.
Richard…
Assis sur le canapé, il fume tranquillement.
Clara est tellement sidérée de le voir qu'elle ne peut plus faire un pas.
Richard se lève.
Il est vite devant Clara.
Il vient se coller contre elle.
Ils joignent leurs lèvres pour un baiser passionné.
— Qu'est-ce que tu fais ici? finit par demander Clara, incrédule.
— Moi? Je t'attendais…
— Ton père… Il…
— Il ne sait pas ce que je fais. Il n'a pas à me commander.
— Tu sais que je lui ai parlé.
— Oui… J'ai vu ton message.
Richard retourne sur le canapé.
Il reprend sa cigarette du cendrier.
Il croise les jambes.
Clara cherche du regard.
— Où est Joëlle?
— Avec Thierry… Ils sont occupés.
Clara se tourne vers les chambres.
Quel rebondissement…
Elle qui pensait que Joëlle était dans la même situation.
Une femme seule…
Thierry, parti pour de bon.
Et là...
Un retour à la case départ.
— Je… Je pensais…
— Tu veux un verre? demande Richard, en montrant le seau à champagne sur la table basse.
— Oui… Volontiers.
Richard remplit une flûte.
Clara pose son sac à main.
Elle vient s'installer contre lui.
Elle prend le champagne qu'il lui offre.
Ils trinquent.
Ils s'embrassent longuement.
Richard caresse ses cuisses.
Il caresse ses seins.
— Je pensais ne jamais te revoir… Ton père était tellement convaincu.
— Il oublie que mes choix ne sont pas les siens... Je lui mens pour lui faire plaisir. Comme font tous les enfants à leurs parents...
— Il pense que tu ne me verras plus jamais.
— C'est faux.
— Mais, toi… Tu…
— Je suis ici, non?
Clara l'embrasse de nouveau.
Elle est folle de joie à l'idée de baiser toute la nuit.
Un bruit les interrompt.
Clara regarde vers l'intrus.
Thierry…
Il est nu.
Impudique…
Un magnifique corps d'éphèbe.
— Je ne voulais pas vous déranger. Je veux juste prendre une cigarette…
Il approche de la table basse.
Il prend une cigarette du paquet de Joëlle.
Il l'allume.
— Bonsoir, Clara… Tout va bien?
Clara est un peu désarçonnée par l'indécence de l'adolescent.
— Oui…
— Mon père l'a menacée, précise Richard.
— Pas vraiment menacée, se défend Clara.
— Il a mis la pression, commente Thierry comme s'il savait.
Plutôt que de retourner dans la chambre de Joëlle ou d'aller se couvrir, Thierry prend place sur le fauteuil de cuir qui fait face.
Clara ose à peine le regarder.
— Ce n'est pas grave… Probablement une réaction irréfléchie en apprenant votre liaison, poursuit Thierry en expectorant un nuage de fumée.
— Il sait être ferme, précise Richard. Il aime les situations claires.
— Il n'y a jamais de clarté dans l'amour… Pas vrai, Clara? ironise Thierry en la fixant.
— Euh… Oui, répond Clara sans plus comprendre.
— Pas la peine de s'en faire…
Pire qu'avant, Thierry approche une main de son sexe.
Le geste semble plaire à Richard qui serre la cuisse de Clara de sa main.
La situation la bouleverse.
Elle se lève d'un bond.
— Je vais voir Joëlle…
Richard la laisse s'éloigner.
Clara entend juste le commentaire de Thierry:
— Ça va aller, vous deux? Ou c'est la fin?
Clara fulmine.
Le plan cul va trop loin...
Qui voudrait ça?
Joëlle?
Elle lui a demandé de passer…
Non, pas directement.
C'est Clara qui a imaginé des choses.
Mais, comment accepter pareille situation?
Trop sombre, tout ça…
Des hommes le feraient pourtant…
Ils ne craindraient pas de recevoir des jeunes filles.
De les laisser se pavaner nues, dans un salon…
Pour le plaisir des yeux.
Pour se stimuler...
Pourquoi est-elle si choquée?
Clara entre dans la chambre de Joëlle.
Elle sent l'odeur de l'amour.
— C'est toi, Clara?
Joëlle est couchée sur le ventre attachée aux coins du grand lit par des sangles.
Un oreiller épais est logé sous son ventre.
Sa vulve est exposée.
Du sperme brille à l'entrée de son vestibule.
— Qu'est-ce que tu fais, comme ça? demande Clara. Tu veux que je te détache?
— Non… C'est lui qui décide.
Clara n'ose pas bouger.
Joëlle ne peut pas voir son visage indigné.
Clara reste où elle est.
Figée...
Tétanisée...
Elle devine que son amie a honte de se présenter à elle ainsi.
Qu'elle fait son possible pour ne pas le montrer.
— Tu le laisses faire tout ce qu'il veut? demande Clara.
— C'est le seul moyen de le garder… Sinon, après un moment, il s'ennuie avec moi…
— Mais, comme ça… Joëlle, ça fait pervers.
— C'est pervers! Les garçons sont pervers… Ce n'est qu'une question de temps pour toi aussi…. S'ils peuvent exprimer leur sexualité, ils le feront. Tu verras…
— Richard n'est pas comme ça.
— Si ce n'est pas lui, ce sera un autre… Thierry est très intéressé par toi, tu sais. S'il sentait qu'il avait une chance, il m'abandonnerait sans hésiter. C'est toi qui te retrouverais à ma place…
— Je ne veux pas de ce genre de domination.
— Tu laisses bien Richard t'enculer et te fesser.
Clara baisse le nez.
Elle a subitement chaud.
Sa tête tourne.
Son corps est excité de voir cette femme offerte.
En même temps, son esprit s'éloigne…
Elle voit ses enfants.
Yves…
La simplicité d'avant.
Pourquoi est-ce tout ou rien?
La passion n'a pas de but.
Elle ne fait que s'emballer.
Une voiture sans freins…
Est-ce de cela que parlait le père de Richard?
Que faire?
Aller toujours plus loin comme Joëlle?
Offerte à Richard, elle aussi?
Est-ce que d'autres amis de classe vont passer?
Pour…
Pour quoi faire?
La dominer?
Ou carrément la violer?
Clara a besoin d'air…
Sans donner d'explication, elle quitte la chambre de son amie.
Elle traverse le salon.
Un regard lui suffit.
Elle est témoin de ce qu'elle a peut-être déjà imaginé.
Richard est à genoux devant Thierry.
Il a la queue de son ami dans la bouche.
Il le suce avec élan.
Richard ne la voit pas…
C'est juste Thierry qui lui sourit.
D'un geste, il l'invite à s'approcher pour participer.
Clara reprend son sac à main.
Elle prend son manteau.
Elle quitte l'appartement.
Au pied de l'immeuble, Clara marche vers la rue.
Elle prend son téléphone portable.
Elle lance l'appli de voiturage.
Elle se dépêche d'aller attendre au croisement.
Destination?
Elle ne sait plus…
Presque mécaniquement, elle pianote l'hôtel Mercure de Caen.
L'attente dure quatre minutes.
Elle voit sur la petite carte de l'écran son chauffeur en approche.
Elle inspire l'air frais et humide.
Une légère bruine enveloppe l'atmosphère.
Elle ferme les yeux…
Quelques véhicules passent le long de la rue.
Elle voit Joëlle entre Thierry et Richard.
Doublement pénétrée.
Le plan initial…
Le faux message envoyé par Thierry pour l'attirer dans sa toile.
Une partie carrée.
Elle se mord la lèvre.
Elle a presque envie de remonter...
Le chauffeur freine à hauteur de Clara.
Elle grimpe à l'arrière.
Elle le salue.
Ils roulent en silence.
Après dix minutes, elle est à destination.
Elle ne sait pas ce qui l'attend.
Elle sait juste ce qui ne l'attend pas.
Elle ne s'est pas habillée pour la soirée.
Ni robe sexy, ni maquillage séduisant…
Elle pense à Joëlle soumise, écartelée.
Sa vulve exposée...
Elle frissonne.
Le reflet d'elle-même en mode imaginaire.
La tentation...
La pomme empoisonnée.
Clara traverse le hall d'entrée.
Elle se dirige vers le bar.
Il est quasiment vide.
Deux hommes dans un coin sombre parlent à voix basse.
Clara s'installe sur un tabouret du bar.
La serveuse arrive rapidement.
— Bonsoir, madame… Qu'est-ce que je vous sers?
— Un nouveau départ…
C'est ce que Clara a envie de répondre mais elle se contente de:
— Gin-tonic, s'il vous plaît.
La serveuse s'éloigne pour préparer la boisson.
Elle regarde autour d'elle en se demandant pourquoi elle est venue ici.
Elle aurait pu boire un verre ailleurs.
Au Mistigri…
Le samedi soir, c'est très animé.
Beaucoup d'étudiantes de la faculté…
Des hommes friqués pour les attirer.
Au moins, Clara n'est pas trop loin de chez elle.
Elle va boire son verre, marcher un peu et rentrer se coucher.
Elle n'arrête pas de penser à Joëlle sur son lit.
Offerte…
Soumise aux deux polissons.
Une bite dans la chatte.
Une autre dans le cul.
L'image est excitante et terrifiante à la fois…
Pourquoi est-ce que l'obéissance féminine fait tant partie de la sexualité?
Trop de bagage culturel?
Des millénaires de domination…
Clara ne peut pas lutter.
Elle ne peut que refuser…
Refuser les hommes, entièrement?
Ne plus céder à leurs caprices?
Elle ne serait pas la première…
Dans le fond, la passion ne dure qu'un moment.
Elle est stérile.
Ce n'est pas un but.
Ce n'est pas une destination.
La passion n'est pas le problème.
L'erreur vient de l'attachement…
On ne peut pas s'attacher à un être passionné.
La serveuse dépose sa boisson.
— Merci.
Clara avale une gorgée.
Un peu calmée, elle regarde autour d'elle.
Que voulait le père de Richard en l'invitant à venir ici?
Devait-elle vraiment rencontrer quelqu'un?
Ou simplement attendre…
Méditer…
Se laisser draguer.
Non, toutes ces choses ne pouvaient pas être commandées.
On ne pouvait pas programmer sa vie.
— Bonsoir Clara…
Clara sursaute.
Elle ne l'a pas entendu arriver dans son dos.
— Pardon, je ne voulais pas te surprendre…
Clara tourne son tabouret pivotant.
Yves.
— Qu'est-ce que tu fais là? s'étonne Clara.
— Je voulais te parler…
La serveuse s'est approchée.
— Bonsoir, monsieur.
— Euh… Je vais prendre la même chose que madame.
— Bien.
La jeune femme s'éloigne de nouveau.
Yves prend le tabouret à gauche de Clara.
— Où est-ce que tu étais? demande-t-elle.
— Dans le désert de l'Arizona… Un vieux rêve d'enfant. J'ai surtout marché.
— Tu aurais pu nous envoyer un message.
— Ne plus exister faisait partie du plan.
— Et maintenant, tu existes à nouveau?
— Comment vont les enfants?
— À toi de leur demander… Si tu veux savoir s'ils sont en vie, la réponse est oui.
— Je n'étais pas inquiet.
La serveuse dépose le cocktail devant Yves.
Clara sirote le sien.
— Alors, pourquoi t'es revenu?
— J'avais un truc à signer.
— Quoi?
— J'ai vendu la maison de Mathieu. J'ai acheté un appartement dans le centre.
— Tant mieux pour toi… C'est tout ce que tu voulais me dire?
Le ton de Clara est sec, presque agressif.
— Je voulais te dire que je te trouvais très belle. Je voulais aussi te dire que je t'aime.
— C'est un peu tard, non?
— Il n'est jamais trop tard pour exprimer ses sentiments.
— Surtout s'ils ne sont pas sincères…
— Pourquoi ne le seraient-ils pas? Nous sommes comme deux étrangers qui se retrouvent par hasard… Je suis dans une situation de très grande honnêteté.
— Tu m'as trop menti, Yves.
— Je t'ai trompé, Clara… Je ne t'ai jamais menti. Lorsque je dis que je t'aime, c'est toujours la vérité.
— Tu ne sais pas ce que c'est que l'amour…
— Existe-t-il une définition? L'amour c'est peut-être le partage tout simplement. Partager un espace commun. Un logement... Une ville. Des relations. Des enfants. Par définition, le partage est égalitaire. On ne le possède pas. Il n'existe qu'en commun... L'amour c'est être assis sur un canapé sans parler. Sans rien demander à l'autre... Se sentir simplement bien.
— Partager un lit?
— Pour dormir… Parce qu'il faut bien se reposer. C'est naturel… C'est de cela que nous avons besoin. Nous reposer… Nous promener. Partager un espace de vie sans rien exiger de l'autre. Pas la peine de parler constamment. Pas la peine de diriger qui que ce soit. Partager notre vie à deux.
— Je veux une chambre à moi.
— Quoi?
— Je ne veux pas partager une chambre avec toi. Je ne veux pas vivre au rythme de ton emploi du temps. Je ne veux pas faire la bonne à tout faire quand tu reçois tes amis. Je ne veux pas aller chez tes parents si je n'en ai pas envie. Je ne veux surtout pas que tu me dises ce que je dois faire. Avec qui je dois passer mon temps…
— J'ai compris, Clara. OK… Mais, ce qui va pour toi, va aussi pour moi… Trouvons un terrain d'entente. Au milieu du désert, je me suis posé la question de savoir ce que je voulais. En réalité, je ne me l'étais jamais posée. Je réagissais à des situations qui m'étaient présentées. Mes études? J'ai suivi un copain qui voulait faire une école de commerce. Mon métier? J'ai vendu un jour des pavillons préfabriqués. J'ai continué… Mon entreprise? J'ai rencontré un associé qui me proposait un projet déjà monté. Mon mariage? J'ai rencontré une femme très décidée à se marier. Mes enfants? Ils sont nés au hasard d'échanges intimes. Je n'ai même pas décidé de leurs prénoms. Ma maîtresse? Elle s'est jetée à mon cou pour me torpiller. Une affaire très compliquée, en fin de compte… Une histoire de pognon, dès le début... Mon argent? Une grosse enveloppe de l'un… Une grosse plus-value de l'autre. Depuis le début, je réagis à ce qui me tombe dessus sans choisir où je veux aller. Qu'est-ce que je veux après tout ça? Qu'est-ce qui me motive à me lever le matin? La seule réponse c'est toi… Toi, Béatrice et Nicolas… Quand j'étais seul, j'avais envie de vous avoir à mes côtés. Juste pour partager le lever du soleil… Pas besoin de parler. Pas besoin d'écrire un roman ou de faire un selfie… Juste regarder quelque chose de beau et se dire que le moment est réel puisque je le partage avec ceux que j'aime.
Yves avale une gorgée de sa boisson.
Clara a terriblement envie de fumer.
Elle ouvre son sac à main.
Elle prend son paquet qu'elle dépose sur le comptoir du bar.
— Désolée, madame… Vous ne pouvez pas fumer ici, informe la serveuse qui anticipe son action.
Clara peste.
— Je vais fumer dehors… Ne bouge pas.
Yves soupire.
Il la regarde s'éloigner.