Subitement prise de panique, Clara ne sait pas comment se présenter.
Debout, les bras croisés?
Assise, les mains jointes?
Devant la porte d'entrée à taper du pied?
Ou, simplement, ne pas bouger…
Clara réalise dans ce court instant, qu'elle a évité de penser à la confrontation.
Elle n'a pas préparé ce qu'elle allait dire à Yves.
Elle n'a pas réfléchi aux mots qu'elle allait utiliser.
Tout ce qu'elle voit, c'est le décor de sa maison.
Une vie bâtie à quatre…
Treize années investies dans un mariage conventionnel.
Ce soir, c'est fini.
La porte d'entrée s'ouvre.
Clara entend Yves s'agiter dans le vestibule.
Il dépose ses clés dans le vide-poche.
Il accroche son manteau.
Il retire ses chaussures.
Il défait sa cravate.
Devant le miroir, il se recoiffe en usant de ses doigts.
Yves a fait des efforts les deux dernières années pour perdre le poids qu'il avait gagné par négligence.
Clara y voit un indice de son adultère.
Il ne l'a pas fait pour lui plaire.
En même temps, son métier n'est pas aisé.
Promoteur immobilier réclame beaucoup de qualités humaines.
Il passe du temps dans des déjeuners d'affaires avec des clients, des fournisseurs ou des investisseurs.
Yves est un homme qui sait parler.
Clara ne sait pas toujours bien s'exprimer.
Elle cherche mentalement quelques injures appropriées.
Du coup, elle décide de ne pas aller à sa rencontre.
Elle ne va rien dire tant que les enfants ne seront pas couchés.
À lui de les mettre au lit pour changer.
— Bonsoir, ma chérie… Tu vas bien?
Yves entre dans le salon.
Il voit Clara assise devant l'îlot de cuisine.
Il note le verre de vin blanc à portée de main.
— T'as passé une bonne journée? demande-t-il en feignant la normalité.
— Oui.
Clara cherche à dissimuler son émotion.
Elle devine qu'elle en montre déjà trop.
Yves est méfiant mais joue l'indifférent.
— Les enfants?
— Ils t'attendent. J'aimerais bien que tu les mettes au lit.
— D'accord…
— Béatrice est devant la télé. Tu lui dis de lire un livre. C'est bon pour son français. Nicolas doit impérativement se laver les dents. Il a tendance à oublier, en ce moment… Tu vérifies avec lui.
Suspicieux, Yves affiche une moue interrogative.
Il n'ajoute rien.
En chaussettes, il se déplace vers les chambres des enfants.
Dans le silence régnant, Clara entend les cris de joie de Béatrice en voyant son père.
Il existe toujours une complicité plus forte entre père et fille.
Clara trouve qu'il a le beau rôle dans leur union.
La plupart du temps, il cède aux caprices des enfants.
Il n'a pas à gérer le quotidien.
Un père est néanmoins un rôle important.
Les enfants ont besoin de se sentir protégés.
Plus le père est présent, tout en affichant son succès social, et plus les enfants sont rassurés.
Il ne suffit pas de manger à sa faim, d'être habillé convenablement et d'avoir un toit.
Un enfant doit sentir qu'il est derrière un bouclier qui le protège des agressions d'un monde parfois terrifiant.
Guerres.
Famines.
Réfugiés.
Manifestations et mécontentements.
Tout cela prend des dimensions énormes dans la tête des enfants qui ne se sentent pas assez forts pour les affronter.
Un père est un protecteur.
Il est armé du savoir masculin.
Il sait ce qu'il faut faire quelques soient les circonstances.
Clara frissonne brutalement.
Perdre Yves, c'est justement fragiliser ses enfants.
Les déstabiliser…
Les exposer aux dangers.
Les bruits de rigolade cessent à l'étage.
Yves ne reste jamais trop longtemps avec eux.
En général, il a faim.
Il veut son dîner du soir.
Clara n'a rien préparé.
Il est observateur.
Il devine que quelque chose cloche avec sa femme.
Après une vingtaine de minutes, elle entend ses pas dans l'escalier.
Il approche.
Il s'est changé.
Bas de survêtement.
Maillot de foot du SM Caen.
Pieds nus.
Clara réalise qu'elle a gardé sa tenue de travail.
Son chemisier ouvert…
Son pantalon moulant.
Ses talons hauts.
Elle croise les jambes comme si elle était grimpée sur un tabouret de bar.
Yves approche.
Il dépose un baiser rapide sur les lèvres de Clara.
— Je ne t'ai même pas dis bonsoir convenablement.
Il poursuit vers le réfrigérateur.
Il tire la porte en acier brossé.
Il ne trouve pas d'assiette en attente.
Clara avale une gorgée de vin.
Elle a envie de fumer ce qu'elle s'interdit dans la maison.
— On ne mange pas? demande Yves sur un ton circonspect.
— J'ai eu un appel.
Yves referme la porte.
Il attrape une tranche de pain de mie de l'emballage resté sur le comptoir.
— Un appel? De qui?
Clara grimace devant sa propre hésitation.
Ce n'est pas si facile maintenant qu'il est à ses côtés.
Elle n'ose pas le regarder dans les yeux.
Elle fixe le logo de l'équipe de foot locale brodé sur son maillot.
— D'un certain Victor… Victor Lotelier, je crois.
— Qu'est-ce qu'il voulait?
Clara regarde Yves qui semble sincère dans son ignorance.
— Tu ne le connais pas?
— Non, ça ne me dit rien.
— Il m'a dit… Il m'a dit que tu devais arrêter de coucher avec sa petite amie.
Cette fois-ci, l'enclume est tombée.
Yves reste figé avec son bout de pain à la main.
Un battement…
Un regard.
La vérité est dans ses yeux.
Clara sait.
— C'est des conneries… C'est un appel bidon.
— C'est qui la petite amie, Yves? Comment est-ce qu'elle s'appelle?
— Je t'assure, Clara. Non…
— Je veux connaître son nom. Je veux être certaine qu'elle ne fasse pas partie de mes amies.
Yves repose le bout de pain.
Il croise les mains dans le dos en s'appuyant contre le comptoir.
— Non… Tu ne la connais pas.
La réponse livre la certitude.
Le monde de Clara éclate au même instant.
Un raz-de-marée émotionnel la submerge.
— Comment as-tu pu faire ça?
Les larmes lui montent aux yeux.
Yves ne bouge pas d'un cil.
Son expression lui rappelle Nicolas dans la salle de bain avec son froc plein de merde.
Honte et humilité en même temps…
— Ce n'est pas ce que tu penses, dit-il faiblement.
Clara tremble trop pour avaler une gorgée de vin.
Elle essuie une larme de son index.
Elle renifle.
— Merde… Quel con! ajoute Yves, en parlant au plancher.
Clara se demande de qui il parle.
De Victor ou de lui-même?
Elle se reprend suffisamment pour lui demander:
— C'est qui cette femme?
— C'est une fille du bureau.
Un coup de sang fouette Clara.
— Tu couches avec une fille? s'emporte Clara, subitement. Elle a quel âge? Quinze ans?
— Non, je veux dire une femme… Une jeune femme… Célibataire. Elle fait partie de la nouvelle équipe commerciale. J'ai dû t'en parler. Je l'ai engagée pour m'aider avec le nouveau projet… Tu sais…
— Et, tu couches avec elle?
— C'est… Oui, c'est vrai… On a couché ensemble… La première fois, c'était par accident.
— Comment ça, par accident? fulmine Clara. Vous vous êtes rentrés dedans à un carrefour et il s'est trouvé que ta bite s'est enfoncée dans sa chatte… Par accident?
— Non… Arrête. Je suis désolé, Clara… Je sais que c'est nul. Ce n'est pas une affaire de sentiments… C'est quelqu'un d'assez libéré. C'est comme si on jouait au tennis…
— Arrête, Yves! Ne t'enfonce pas plus loin dans ton merdier. T'es avec une autre femme. Toute justification de ta part est nulle et non avenue... Ce que tu as fait, c'est que t'as pris un bout de dynamite pour tout foutre en l'air.
— Non, Clara… Ne pense pas comme ça.
— Je dois penser comment?
— C'est une aventure… Un moment d'égarement, lié à la grosse affaire du moment… C'est énorme, tu sais… Si je réussis ce coup-là, on va tripler de taille.
— L'affaire, du moment… J'espère qu'il n'y en avait pas d'autres.
— Non! Arrête… Je te parle d'une affaire commerciale… C'est juste que c'est très compliqué. Beaucoup de pièces à bouger… Laurence, c'est juste pour… Pour décompresser.
— Laurence… J'ai le prénom… C'est déjà ça. Et, tu ne pouvais pas décompresser avec moi? Avec nous? Ta famille… Ou est-ce que t'as oublié après ton accident que t'en avais une? Une amnésie conjugale… C'est ça?
— C'est pas la même chose… Tu sais, Clara… Ici, c'est assez tendu aussi. Je veux dire… T'es pas toujours la femme rêvée.
— Parce que c'est de ma faute, maintenant?
— Non, j'assume… C'est moi, le fautif… Mais parfois, un mari… Il veut autre chose.
— Autre chose que quoi? Je ne t'ai pas entendu te plaindre jusqu'à présent… Et pour ton information, c'est toi qui voulais tout ça… La maison à Mathieu. J'avais pas besoin de déménager si loin, moi… Justement, si tu te souviens… Tu vantais le côté campagne qui allait t'aider à décompresser. Cette maison, c'est la décompression totale… Il n'y a rien de plus décompressant à cinquante kilomètres à la ronde. Alors, avec cette Laurence, c'est clairement pas ça que tu recherchais… Honnêtement, tout ce que tu me dis depuis que tu as avoué, c'est que des conneries… Je n'ai pas entendu un mot de vérité… Alors, je voudrais que tu arrêtes d'inventer et que tu me racontes vraiment comme ça s'est passé.
Yves s'éloigne furieux.
Il traverse l'espace du salon en direction des bouteilles d'alcool regroupées sur un guéridon.
— Viens dans le salon, ordonne-t-il.
— J'ai pas terminé…
— Viens t'asseoir, j'ai dit.
Le ton de sa voix a changé.
Il est de nouveau l'homme que Clara apprécie.
Direct et autoritaire.
Il sait ce qu'il veut.
Il le dit.
Clara descend de son tabouret élevé.
Elle avance vers le salon.
Yves remplit un verre de whisky.
Il ne boit jamais d'alcool fort en semaine.
Clara reste debout devant un des grands canapés.
— Assieds-toi...
Yves avale une petite gorgée.
Clara s'installe sur le bord du grand coussin moelleux.
Elle garde les jambes serrées.
Yves reste debout à la regarder de haut.
— Que sais-tu de Cerizay?
— Rien… Je ne connais pas.
— Alors, je commence par le début… Cerizay, c'est l'ancienne meunerie du port. C'est la plus belle friche industrielle de la ville. En bordure de l'Orne… Pas loin du centre… Un coin superbe… Des terrains complètement abandonnés… L'idéal pour un programme de luxe. Petits immeubles de top niveau. Parc de bureaux… Super facile d'accès… D'un côté, le vieux centre et, de l'autre, les nouvelles galeries marchandes… Évidemment, ce n'est pas si facile à monter… D'abord parce qu'il y a Massais sur le coup. Tu penses bien qu'on est tous à lorgner dessus… Dix ans que rien ne bouge… Le propriétaire du terrain s'appelle Hervé Prouant... Prouant, c'est pas lui qu'a coulé la meunerie… Non, ça l'ancien repreneur a fait ça tout seul. Surtout après avoir piqué les subventions de la région… Mais, on s'en fout de tout ça. Prouant s'est retrouvé avec le terrain, c'est tout… On pourrait imaginer qu'il est prêt à s'en débarrasser. Une bonne plus-value et on en parle plus… Le problème c'est que Prouant est un malade mental. Il en demande trois fois le prix. Un avocat qui n'y connaît rien à l'immobilier lui a monté la tête… Il ne démord pas. Même Massais n'a pas réussi à le faire baisser… Et, il offrait plus que moi, au départ… Donc, c'est clair… C'est pas comme ça qu'on va gagner. Il faut jouer plus fin. Commencer par comprendre l'homme… Pourquoi est-ce qu'il ne lâche pas? Qu'est-ce qu'il veut exactement? C'est pas un mec hyper fortuné même s'il vit plutôt bien… Il a plus de frais à sécuriser le terrain qu'autre chose… Donc, celui qui arrive à se le mettre de son côté a peut-être ses chances… Un gars comme ça, il faut trouver un angle. En faire, un allié… Je t'ai dit que c'était un malade mental… Pour de vrai… Il est complètement imprévisible. Parfois, quand il te parle, tu crois que c'est un allumé.
Yves avale une seconde gorgée d'alcool avant de s'asseoir en face de Clara.
— Laurence est de sa famille… Elle ne s'appelle pas Prouant. Elle s'appelle Brochard. Laurence Brochard. Pas la famille proche… Mais, la famille tout de même… C'est… C'est Prouant qui m'a parlé d'elle. Elle cherchait du boulot… Vingt-trois ans… Elle sortait tout juste d'une école de commerce. Laurence, c'est quelqu'un qu'on remarque… Elle est… Fine… Blonde… Jolie… Au début, je la vois comme un moyen d'avoir des informations… Je l'engage… Je lui donne du taf… Naturellement, je lui pose des questions. Je m'intéresse à elle à un niveau personnel. Ses amis… Sa famille… Je crois qu'elle a pris ça pour de la drague. Elle est moderne… Les filles… Pardon… Les jeunes femmes de nos jours ont d'autres attentes que celles de notre génération. Je me suis laissé surprendre… C'est arrivé un soir, au bureau… Je l'avais mise sur la commercialisation du projet d'Ifs. Je suis à côté d'elle à regarder les chiffres et… Bon sang, c'est plus fort que moi… Que nous… Parce que c'est mutuel, un moment comme ça… On… Je veux dire… C'est intense… Trop, même… Une jeune femme qui est… C'est pas quelque chose de… Bref, je n'ai pas dit non… Je la raccompagne chez elle. On fait l'amour…
Yves prend sa tête entre les mains.
Il regarde ses pieds.
Clara retrouve un peu de sérénité.
La confession lui semble sincère.
Les circonstances, aussi…
— Mais, après… T'as recommencé.
— Je sais que c'est nul… Elle est devenue une drogue… Tu la verrais… Pour moi… Pour un homme, c'est… Je ne peux pas m'empêcher de penser à elle… Tout le temps… Jour et nuit.
Yves se redresse.
Il est ailleurs en pensées.
Clara l'observe.
Sa rage s'est envolée.
Elle compatit presque.
Rien de bien neuf à son histoire…
Deux êtres qui se côtoient au quotidien.
Côte à côte devant des plans d'architectes…
À échanger des phéromones.
Ce n'est pas comme si Clara ne se faisait pas draguer dans sa boîte.
De nos jours, les hommes sont de moins en moins gênés à faire des avances à une femme mariée.
L'inverse est certainement vrai.
Clara pense tout de même que c'est Yves qui a pris l'initiative…
Pourquoi se serait-elle jetée à son cou?
Yves termine son verre.
Il se lève mais ne semble pas vouloir le remplir de nouveau.
Il le garde à la main.
— Je suis désolé, Clara. Je ne sais pas quoi dire…
— Tu vas la garder au bureau? Tu pourrais la virer.
— Grâce à Laurence, j'ai pas mal avancé sur Cerizay. Prouant est devenu un copain.
— Tu ne lui as pas parlé de tes vraies intentions?
— Non… Pas directement.
— T'es vraiment un faux-cul, tu sais.
— Je sais… C'est nul. C'est deux fois nul… Vis à vis d'elle… De toi… De nous.
— Et c'est quoi au final ta manigance? Plus de fric?
— Plus que ça, Clara… C'est le coup du siècle. Un moyen de doubler Massais. D'être enfin le premier.
— Un combat de coqs…
— Qu'est-ce qu'il y a d'autre pour nous? Si je ne grossis pas, je crève. Tu le sais… Avec la Stimco, tout ce qu'on fait tout le temps, c'est de marcher sur une corde raide. Un gros coup de vent et c'est terminé. C'est le jeu… Mais c'est aussi ça qui nous rend vivants… C'est excitant le combat.
Après réflexion, Yves pose son verre.
Il a assez bu.
Il retombe sur le coussin.
Il étend un bras.
Il est subitement content de lui.
Content de sa réussite…
Un coq heureux, pense Clara.
Elle ne partage pas sa satisfaction.
Lorsqu'elle le regarde, elle voit son corps nu sur un lit étranger.
Une jeune femme blonde, au-dessus de lui…
Une bouche sur son sexe tendu.
Sucer…
Sucer la moelle comme le disait si bien Béatrice.
Qui profite de qui?
Peut-être que cette jeune femme sera une bonne leçon pour Yves.
Une punition…
Clara se sent fatiguée.
La tension nerveuse l'a épuisée.
— Je vais me coucher, déclare-t-elle en se levant.
— Mais, Clara… On a encore à parler.
— Pas maintenant… Bonne nuit, Yves.
— Et le dîner?
— Démerde-toi.
Clara s'éloigne sans rien ajouter.
Elle est trop déçue.
Elle est trop lasse pour réfléchir.
Ce qui semblait extraordinaire dans son esprit est devenu commun.
Elle se sent rattrapée par l'affreux quotidien des hommes et des femmes qui s'agitent en vain.
Elle prendra une décision demain.
Elle prendra une décision à tête reposée.
Il n'y a qu'une seule chose qui est certaine...
Sa vie de couple ne sera plus jamais la même.