Dans l'action de la gifle, je ne vois que le verre de vin.
Julien ne l'a pas lâché.
Le mouvement brusque fait s'échapper une vaguelette rouge qui vient tacher le tapis crème à nos pieds.
La violence du coup m'envoie tituber sur le côté.
Cette fois-ci, Julien pose son verre sur la table basse.
Il agrippe une poignée de mes cheveux blonds.
Il me tire de force vers le canapé en cuir.
La musique est toujours aussi tonitruante.
Je laisse échapper un cri de douleur qui me semble presque muet.
Julien me lance en travers du canapé.
Je pense bien me défendre.
J'élève des petits poings serrés.
Depuis que je suis femme, je suis d'une émotivité inégalée.
Peut-être à cause du manque de testostérone.
Si nos cerveaux se sont transmutés, ce n'est pas le cas de nos systèmes hormonaux.
J'étais autrefois un homme en négatif.
Je suis devenue une femme en puissance.
Une femme au carré.
X².
L'agression, plutôt que de produire une montée d'adrénaline rageuse, déclenche en moi une montée de pleurs passifs.
Des larmes épaisses qui me rendent aveugle.
Lui parler?
Lui crier dessus?
Impossible…
Je ne peux pas dire un mot.
Juste pleurer.
Pleurer de longs sanglots incontrôlés.
Julien me domine à présent de toute sa masse.
Il vient se coller contre moi.
Il me tient le cou de ses deux mains pour m'étrangler.
Je vois dans ses yeux toute la rage qui l'habite.
— Est-ce que tu sais combien tu m'as humilié? Est-ce que tu réalises ce que tu m'as fait? hurle-t-il.
Répondre m'est physiquement impossible.
La violence fait place à la terreur.
Une frayeur profonde qui chamboule mes organes internes.
Je sens un peu d'urine couler dans ma serviette hygiénique.
Cet homme qui m'écrase de sa puissance va me tuer.
Ses mains commencent à serrer.
— Qu'est-ce que tu es conne! Tu es la femme la plus conne de la terre! T'as tout fait foirer! Tout ce que j'avais construit! Maintenant, merde quoi… Tu es la risée de tout le monde. La pire des connasses! Je ne sais pas ce qui me retient de te…
J'ai envie de lui dire d'y aller.
Autant en finir avec moi, si je suis si nulle que ça.
Si je ne vaux rien…
Si je ne suis rien d'autre qu'une victime.
Sous la menace, j'expérimente une remise en question éclair.
Qu'est-ce qui faisait que je devais vivre?
Qu'est-ce que je valais pour de vrai?
Rien…
Rien du tout.
Depuis toujours, j’avais tout foiré.
Rien accompli.
Rien créé.
Je m'étais refermé sur moi-même comme une huître, cherchant à construire une carapace épaisse pour garder le monde à distance.
Je l'admets à présent…
Mathilde, je l'avais épousée mais je ne l'avais jamais aimée.
M'en débarrasser?
La tuer?
C'est vrai, j'y avais déjà pensé…
Seul devant la télé, j'avais échafaudé des dizaines de plans pour m'en délivrer tout en gardant les avantages de sa vie matérielle.
La pousser du balcon.
La noyer dans son bain en simulant un suicide.
Trafiquer les freins de sa 911.
La couler sous une chape de béton.
Souvent, je fantasmais que le téléphone sonnait.
Un gendarme au bout de la ligne:
— Je suis désolé, monsieur Breton… Votre… Votre épouse a eu un terrible accident de la circulation. Elle est décédée.
Et moi de lever les bras au ciel de joie.
Elle était morte.
Enfin!
Ma femme était morte.
L'équivalent de gagner le gros lot à la loterie.
Aujourd’hui, ce corps étranger interprète mon fantasme.
Je vis le jour béni où j'étrangle la garce parce que…
Parce que j'en ai tout simplement assez.
Assez de cette vie de chien…
Julien relâche mon cou au dernier moment.
Je me mets à tousser violemment tandis que l'air revient dans mes poumons.
Ma vision est complètement embrumée par les larmes.
Je goûte la morve qui me coule des narines.
Julien n'est qu'une ombre floue.
La musique stoppe net.
Le silence revient.
Un silence tombal, presque plus brutal que le son assourdissant.
Se tournant vers moi, il commente son agression d'un méprisant:
— Tu n'es qu'une belle salope, tu sais.
Une salope…
Une salope sexuelle.
Une salope professionnelle.
Je suis tout ça, en même temps.
Pourtant, je ne déteste pas ce mot.
Il sonne subitement comme une vérité.
Mathilde est une belle salope.
Elle l'a toujours été.
C'est peut-être ça aussi qui m'a attiré.
Je passe la manche du survêtement sur mon visage pour essuyer le plus gros.
Ma gorge est irritée.
Je me redresse.
Julien a disparu.
J'entends le moteur de la Porsche rugir dans le garage.
Il s’enfuit.
Où va-t-il aller?
J'ai la satisfaction d'être enfin seule.
Il n'y a heureusement pas de témoin…
En passant la main devant mes yeux, je distingue une ombre tapie dans un coin sombre.
À peine une silhouette…
Je cherche à me redresser davantage.
Trouver une position plus décente comme si la décence était subitement importante.
Pascale avance dans la lumière.
Son visage est livide.
Elle aussi est sous le choc.
Un choc peut-être plus grand que le mien.
Elle a tout vu.
Elle a tout entendu.
Témoin de l'impossible.
Je me mets aussitôt à sa place.
Son frère, acteur d'une violence conjugale des plus abjectes.
Un être qu'elle pensait bien connaître.
Comment a-t-il pu?
Cette incompréhension totale se lit sur ses traits.
Comment est-ce possible?
Son frère si placide…
Si gentil.
Son frère, incapable de faire du mal à une mouche.
Mais aussi le frère qui l'avait…
D'instinct, Pascale vient me porter son soutien.
Elle s'assoit tout contre moi.
Elle me prend les mains dans les siennes en demandant:
— Ça va? Tu vas bien?
— Brahhh...
Je veux parler.
Je ne peux pas.
Juste un son déformé sorti d'une gorge tordue.
— Attends, je t'amène de l'eau…
Pascale se hâte vers la cuisine.
Elle revient avec une petite bouteille d'eau minérale et le rouleau de Sopalin.
J'arrache une feuille.
J'essuie d'abord mon nez qui n'a pas cessé de couler.
Je frotte mes yeux humides.
Je bois un peu d'eau au goulot.
Je tousse de nouveau.
Après une seconde gorgée, le liquide a suffisamment d'effet pour calmer ma gorge.
Pascale ne sait pas quoi dire.
Je ne sais pas quoi répondre à son silence.
Tout est choquant.
Tous les moments horribles ou insolites de cette cruelle journée.
J'ai envie de lui parler de nos parents.
Ils vont bien.
Ils sont chez eux.
Tranquilles.
Confiants…
Aimants.
Nous, leurs enfants, sommes des SDF.
Deux beaux spécimens d'une génération perdue.
Sans emplois.
Sans ressources.
Sans logements.
Des enfants des rues…
Des rejetés de la société.
Des victimes idéales pour les plus fortunés.
Pascale passe une main tendre le long de ma joue et de mes cheveux.
Émue, je ne peux pas me contrôler.
Je la serre dans mes bras.
Je sens son odeur de toujours, ce mélange particulier de parfum au patchouli et de fumée de haschisch.
Je sens sa chaleur contre moi.
Sa poitrine contre ma poitrine.
Ma sœur n'a pas été gâtée question féminité.
Elle n'a jamais rien fait pour mettre en valeur ses quelques attraits.
Des habits achetés aux puces.
Des coupes de cheveux effectuées par des copines inexpérimentées.
Son maquillage, un trait de khôl épais sous les yeux.
Son visage est tout petit.
Son nez, trop proéminent.
Ses yeux, trop marrons.
Ses tâches de rousseur, trop éparses.
Ma sœur est pourtant mignonne pour qui prend soin de regarder de près.
Pascale s'éloigne un peu de moi.
Elle continue de me tenir les mains.
— Écoute, Mathilde… Je ne sais pas ce qui lui a pris. Je n'ai jamais vu Julien comme ça. Jamais de ma vie.
— Ça va… T'en fais pas pour lui, je lui dis d'une petite voix qui revient.
— On appelle la police? Regarde, j'ai tout filmé.
Pascale exhibe son téléphone portable sans rien me montrer.
— Non, surtout pas!
— T'as tort, tu sais… Il ne faut jamais baisser les bras devant la violence faite aux femmes.
— C'était une mauvaise journée… Pour lui aussi.
— Non, Mathilde! Tu ne dois pas l'excuser. C'est toi, la victime… Écoute, je sais qu'on partage pas toujours les mêmes idées… Mais ça, tu vois, même si c'est mon frère, je ne peux pas le laisser passer.
Elle est tellement intense à vouloir me protéger que je la prends de nouveau dans les bras.
Je suis à deux doigts de me remettre à pleurer.
Je penche ma tête contre son épaule.
Lorsque je remonte, un peu soulagée, j'ai son visage à deux centimètres du mien.
Je ne sais pas comment.
Je ne sais pas pourquoi…
J'avance vers elle jusqu'à ce que nos lèvres se rencontrent.
Un baiser.
Un second, plus tendre, un peu plus appuyé.
Imperceptiblement, la bouche de ma sœur s'ouvre.
Je me mets à frémir de la tête aux pieds lorsque nos deux langues se croisent.
Une bombe atomique au fond de mon être.
Une explosion thermonucléaire…
Déjà surchargée par une palanquée de substances émotives, je me retrouve complètement submergée.
Mon cœur bat à rompre.
Ce petit goût dans ma bouche.
Cette salive légèrement âcre, un peu piquante qui me fait voyager.
Je n'écoute pas ma tête qui me dit d'arrêter.
Je sens Pascale venir vers moi.
Ce baiser, elle le veut autant que moi.
Comme si, depuis longtemps, elle l'avait désiré.
Elle l'avait fantasmé.
La fougue de Pascale à vouloir m'embrasser me pousse contre le dossier du canapé.
Elle glisse au-dessus de moi.
Elle se retrouve à me caresser.
Je ne peux plus empêcher mes mains d'explorer son corps menu.
Sa taille, si fine…
Son bassin, si étroit.
J'approche de la boucle de la ceinture de son jean.
Pascale n'a pas autant d'obstacles à surmonter.
Un survêtement, c'est le truc idéal pour baiser.
Un simple élastique à écarter.
Je sens sa petite main approcher de mon intimité.
Brutalement, je revois toute l'humiliation de la journée.
Les Coréens qui se marrent.
La flaque de sang à mes pieds.
La culotte sale de notre mère dans la corbeille à linge.
J'arrête de l'embrasser.
Je repousse sa main.
— Non, ce n'est pas bien…
Pascale se redresse.
La fin de nos attouchements est immédiate.
Elle se remet debout.
Elle me tire par la main.
Je me lève à mon tour.
Je la suis vers la cuisine.
Je pense qu'elle va s'y arrêter mais elle poursuit vers l’étage.
Une fois dans notre chambre à coucher, j'allume les lampes de chevet.
Dans la salle de bain, Pascale tourne les robinets de la grande douche à vapeur.
Se tournant vers moi, elle précise:
— Prends une bonne douche chaude pour commencer…
Elle pose un baiser sur mes lèvres.
Elle quitte l’espace en refermant la porte.
À présent seule, j'ôte ce survêtement stupide.
Je défais mon soutien-gorge.
Je retire la culotte de ma mère pleine du protège-slip tout gonflé de sang et d'urine.
Je retire le tampon usagé.
Sous la douche chaude, le remords me harcèle.
La pulsion est tombée.
Je retrouve un peu de raison.
Je vois la folie de mes vices.
Il ne s'agit pas de n'importe qui.
Il s'agit de ma sœur…
Pascale.
Je suis fou à lier.
Je n'apprendrai jamais.
Que fait-elle en ce moment dans notre chambre?
S'est-elle dévêtue?
S'est-elle glissée sous la couette du grand lit?
Et Julien?
S'il revient plus tard dans la nuit.
Nous trouvera-t-il toutes les deux enlacées?
Endormies…
Dans les bras l'une de l'autre.
Comment va-t-il réagir?
Va-t-il en profiter?
Va-t-il tout avouer?
Dénoncer mon crime abominable, en racontant simplement la vérité.
C’est particulièrement obscène d'avoir ce genre d'idées.
C'est honteux.
Pour Pascale, je suis Mathilde.
Une femme qu'elle a certainement désirée.
Je sais que ma sœur est libérée question sexualité.
Son style de vie…
Une culture rebelle et anarchiste.
Ils ne peuvent être que les vecteurs de tous les comportements alternatifs.
Que n'a-t-elle pas expérimenté durant sa vie amoureuse?
Est-elle bi?
Une lesbienne pure et dure?
L'a-t-elle toujours été?
Il est vrai que ses derniers copains étaient vagues.
Elle nous en parlait sans jamais nous les présenter.
Les relations homosexuelles féminines sont excitantes pour les hommes.
Lors d’explorations pornographiques, j'ai vu une multitude de scènes du genre.
J'apprécie les facettes variées de l'amour au féminin.
J'affectionne particulièrement les scènes anales où l'une darde sa langue dans l'anus de l'autre.
Tout en me séchant le corps, je réalise que j'ai peur de quitter la salle de bain.
Pascale est dans mon lit.
Comment faire?
Comment lui dire?
Le fantasme et la réalité se mélangent dans une mise en scène irréelle.
Un porno de l'inceste affreux…
Je suis déterminée à lui dire non.
Je suis déterminée à lui dire oui.
Ayant trouvé le stock de serviettes hygiéniques de Mathilde, je me prépare néanmoins pour la nuit.
Pyjama de soie blanc.
Robe de chambre.
Coiffée.
Démaquillée.
Fraîche.
Lorsque je quitte la salle de bain, je suis reconnaissante.
Notre chambre est intacte.
Pas de lit défait.
Pas de Pascale.
Un peu curieuse, je m'aventure vers la cuisine.
Personne.
Le salon est encore illuminé.
Les coussins arrangés.
La scène de violence réparée.
Pas d'indices.
Et Pascale?
Je l'imagine dans sa petite chambre du sous-sol.
Vais-je l'y retrouver?
J'hésite un court instant sur le haut de l'escalier.
Je suis déchirée entre perversion et sens du devoir.
Le paradis et l’enfer.
A-t-on le droit de faire tout ce qu’on veut?
Est-ce naturel d’y penser?
Je retourne me coucher.
Je me glisse sous les draps glacés.
J'éteins la lumière.
Je chasse Pascale de mes pensées.
De quoi sera fait le lendemain?
Je n'ai plus de travail.
Comme tant de femmes mariées du quartier, je vais demeurer à domicile, à disposition sous ma chape de béton.
Non…
Il est grand temps de remonter à la surface pour respirer.
Je n'ai qu'à prendre mon destin en main en acceptant ma situation.
Le hasard fait de nous ce que nous sommes.
Chacun doit accepter sa position.
Ma vie n'a jamais été autre.
J’ai toujours été Mathilde.
Femme au foyer…
Docile.
Bienveillante.
Obéissante.
Une femme qui n'a pour seule mission que de s'occuper de son petit mari.
Julien a besoin de moi.
C'est mon homme, après tout.
Il a besoin de mon soutien.
Affronter la GBF, au quotidien, n'est pas une sinécure.
Il a besoin d'une femme qui le soutienne.
Une amie.
Une alliée.
Une salope, aussi…