Julien rentre à la maison au milieu de la nuit.
Il se déshabille silencieusement avant de se glisser sous les draps.
Il sent le tabac.
Le lendemain matin, je feins de dormir.
Je me pelotonne sous ma couette comme une enfant.
Je l'entends se préparer en vitesse.
Il me laisse en paix.
Une fois libérée de sa présence, j'ai la maison pour moi toute seule.
Pas de femme de ménage, aujourd'hui…
Je suis la maîtresse de chez moi.
J'attaque mes tâches ménagères.
Je fais notre lit.
Je range nos habits.
Je donne un coup à la salle de bain.
Une fois l'ordre revenu, je me prépare un petit-déjeuner que j’avale devant la télé.
Je me demande si Pascale va monter pour se joindre à moi.
Je pense à notre baiser de la veille.
Je pense à Julien qui voulait m'étrangler.
Deux instants opposés et simultanés.
L'amour et la haine mélangés.
Je chasse mes idées noires.
Je chasse mes idées rouges.
Je n'ai pas l'intention de me morfondre en m'apitoyant sur moi-même.
Au contraire, je veux remonter à la surface.
Prendre l'air…
Respirer.
J'ai soin de m'habiller et de me maquiller correctement.
Il est onze heures passées lorsque je quitte la maison.
Je prends la 911 rouge pour filer vers le centre commercial de Viroflay.
En arrivant dans le parking, j'ai le cœur qui bat un peu plus fort en repensant à l'inconnu du cinéma.
Est-il venu aujourd'hui?
Un mercredi midi…
Le retrouver n'est pas le but de ma visite.
Je suis dans ce palais de la consommation pour me récompenser.
Les habits de Mathilde me posent un problème.
Ils appartiennent à Mathilde.
Non seulement ils ne sont pas à moi, ils ne sont pas à mon goût.
La première chose que je désire est une paire de jeans.
Mathilde avait décrété que le jean à l'américaine était l'habit du peuple.
Une forme de tenue communisto-impérialiste.
Si tout le monde en portait, elle n'en voulait surtout pas.
Ni pour elle, ni pour moi.
Personnellement, j'ai toujours aimé ce type de vêtement surtout chez les jeunes femmes qui aiment présenter des fesses bien modelées.
J'entre dans un magasin de vêtements de catégorie petit budget.
Des habits à la mode pour des clientes aux ressources limitées.
Du fabriqué en masse dans des pays pauvres par des femmes exploitées, payées une misère.
Ne connaissant pas très bien ma taille, j'en prends plusieurs que j'essaie dans la cabine d'essayage.
Je veux une paire de jeans hyper moulants très serrés au bas des pieds.
Je quitte le magasin comblée.
J'attaque la lingerie.
Tout ce que possède Mathilde est trop soyeux.
Trop fin.
Trop noble.
Je veux du pratique.
Du synthétique.
Du coloré.
J'achète chez Darjeeling une série de sous-vêtements adaptés.
La vendeuse m'a bien conseillée.
J'aime bien ces jeunes femmes qui m'abordent sans a priori.
Je suis une cliente ordinaire.
Rien de plus.
Je leur parle sans hésiter.
Je décris sans gêne ce que je veux mettre en valeur.
Pour le haut, j'achète des chemisiers blancs très cintrés.
Je laisse les pans dépasser.
Je ne ferme pas les boutons du col pour laisser entrevoir ma lingerie échancrée.
Pour mes pieds, je veux des escarpins à talons aiguilles.
Les chaussures doivent m'aider à accentuer mon déhanchement.
Pour terminer, j'achète un petit blouson de cuir noir avec des boucles dorées.
Lorsque je porte l'ensemble, je ressemble à une femme ordinaire mais pas ordinaire pour autant.
Je suis une femme de banlieue sexy.
Une femme au foyer séduisante.
Une femme qui ne se laisse pas aller.
De la même façon, je ne veux pas porter les bijoux de haute joaillerie de Mathilde.
Pas de Rolex en or rosé.
Pas de vrais diamants à mes oreilles.
J'observe ce que portent les femmes de la galerie marchande.
J'achète juste une chaîne en or jaune pour le cou.
Elle est ornée d'un pendentif en cœur.
Comme bracelet, je choisis un modèle simple avec des petits charmes qui s’agitent avec ma main.
Un dé à coudre.
Un chapeau haut de forme.
Un fer à repasser.
Sans oublier mon signe du zodiaque, les Gémeaux.
Après chaque boutique, je suis un peu moins Mathilde.
Je suis un peu plus moi-même.
Dans l'après-midi, j'ai faim.
Je commande un café au lait sucré avec une énorme tranche de gâteau à la crème que je mange à la terrasse sous la grande coupole.
Je me laisse admirer.
Fatiguée par tous mes achats, je me dirige vers le multiplex de salles de cinéma.
Je ne fais pas la même erreur que la dernière fois.
Je choisis le film le plus féminin à l'affiche.
Je m'installe au milieu de la salle assez bien remplie.
Je prends soin de poser mon blouson et mon sac à main sur le siège à ma droite.
Mes sacs en papier avec les habits de Mathilde sur celui de gauche.
Je suis barricadée.
Depuis la fin des subventions gouvernementales, le cinéma français a enfin retrouvé un ton populaire.
La nouvelle mode est le grand film romantique à costumes.
Ils sont tournés dans de beaux châteaux dans la campagne.
Ils sont peuplés de très belles jeunes femmes habillées d'immenses robes colorées.
Elles se cherchent toutes des maris mais tombent invariablement sur d'affreux goujats.
Les intrigues sont assez légères.
Ce qui compte c'est le mouvement.
La beauté des décors.
La richesse des costumes.
Surtout, la fraîcheur incomparable de ces jeunes filles, virginales, qui évitent les pièges de la petite société provinciale française machiste et vulgaire.
Les plaisirs saphiques sont clairement évoqués.
Un cinéma d'évasion taillé sur mesure pour des femmes en mal d'émotions qui vivent la désolation de nos agglomérations modernes où les hommes sont de plus en plus répugnants.
Barbes de trois jours.
Mal habillés.
Peu ou pas de manières.
C'est tout de même plus intéressant de voir des hommes fringants, de beaux cavaliers qui dansent la valse sans marcher sur les pieds.
Cette fois-ci, je ne suis pas gênée par un étranger en mal d'émotions fortes.
Je ressors de la salle complètement éblouie.
J’observe les gamines qui ressortent avec des yeux grands comme des soucoupes.
Avant de rentrer à la maison, j'ai une dernière activité en tête.
Je m'attaque aux courses du soir.
Je compte préparer un bon dîner pour mon petit mari.
Un repas pour un bosseur qui rentre exténué après le boulot.
Je ne veux pas aller dans un magasin onéreux ou chez un traiteur.
Je veux cuisiner un repas ordinaire comme le ferait n’importe quelle femme de banlieue.
Je m’arrête au supermarché Casino en chemin.
Je pousse mon Caddie.
Je déambule dans les rayons.
Devant chaque miroir, j'étudie mon reflet.
Une belle jeune femme dans son jean moulant et son blouson cintré.
Je me plais énormément.
La traversée du rayon des produits d'hygiène féminine me rappelle mes déboires.
Devenue experte en menstruation après des recherches sur internet, je suis prête et préparée.
Pas de catastrophes possibles.
J'anticipe mes moments de rafraîchissement.
Je compte les heures.
Le volume a sensiblement diminué.
Après une nuit ou deux, je serais prête pour un nouveau cycle.
Plus loin, j'achète de la viande sous plastique et des légumes surgelés.
Un peu de pain blanc.
Du lait.
Des yaourts natures.
En rentrant à la maison, je traverse l'entrée glacée.
J'allume beaucoup de lampes.
Je mets un peu de musique de fond.
— Pascale… Pascale, j'appelle d'une voix forte en direction du garage.
Ma sœur met un moment avant d'apparaître.
Elle est hagarde.
Je me demande si je viens de la réveiller.
Elle remarque ma nouvelle allure vestimentaire mais ne fait aucun commentaire.
— Salut, Pascale. J'ai des courses dans la voiture. Tu peux m'aider à les rentrer?
Surprise par ma requête, Pascale anime sa carcasse endormie.
Elle revient avec mes sacs d'emplettes.
— Tu dînes avec nous ce soir.
Ce n'est pas une question.
— Je…
— Écoute, Pascale… Si tu restes chez nous, tu ne vas pas t'enterrer. Tu dois partager un peu notre vie. Alors, je prépare le dîner pour sept heures… Je compte sur toi pour être présente. Pile poil à l'heure… Fraîche. Habillée et surtout… Réveillée. D'accord?
— D'accord, répond ma sœur encore un peu confuse.
Je me sers un peu de vin blanc frais avant d'attaquer les préparatifs.
Mettre la table.
Préparer les plats.
Un peu avant la fin de son service à la GBF, j'envoie un texto à Julien pour l'informer que le dîner sera prêt à dix-neuf heures.
Je lui demande de ne pas être en retard.
Je reçois en réponse le smiley 'ange', celui avec une auréole sur la tête.
À l'heure H, tout est prêt.
Pascale compris.
Propre comme un sou neuf, elle m'aide dans les derniers préparatifs.
Pour faire coiffée, elle porte des barrettes dorées.
Elle a enfilé une robe grise à manches longues, des bas noirs et des ballerines brillantes.
De loin, elle ressemble à une écolière sortie du film Diabolo Menthe.
Du jamais vu.
Julien arrive à peu près à l'heure.
Déjà attablées devant nos verres de vin blanc, nous l'entendons accrocher son manteau.
Vider ses poches sur la console d'entrée.
Se laver les mains dans le cabinet pour les invités.
Il entre avec la cravate de travers.
Le cheveu hirsute.
Mal rasé.
Je cherche à deviner son humeur.
Que pense-t-il de notre table du soir?
De Pascale, toute chic?
De mon nouveau look?
Julien feint la normalité.
Il pose une paire de bises sur les joues de Pascale.
Pour moi, un baiser rapide sur les lèvres.
— Ça va, toutes les deux? Vous avez passé une bonne journée?
Le ton de Julien me semble narquois.
— Oui, tout va bien, je réponds, sur un ton neutre.
— Et toi, frangine? demande-t-il, en tapant sur le genou de Pascale. Qu'est-ce que t'as bien pu bricoler?
Je n'ai jamais eu de geste aussi direct avec ma sœur.
Pascale sursaute.
Elle nous observe au microscope avec l'intensité d'un professeur en biologie devant un échantillon d'amibes extra-terrestres.
Se pose-t-elle des questions?
A-t-elle des doutes?
Commence-t-elle à deviner?
— Moi? dit-elle, la stupeur passée. Je me suis trouvé un job.
— C'est vrai?! je m’exclame, surprise qu'elle ne m'en ait pas parlé.
— Pas trop tôt, commente Julien. Qu'est-ce que c'est?
— Caissière de supermarché.
— Caissière! C'est super, je lui dis, sincèrement contente pour elle.
— Pour de vrai? s'étonne Julien, en se servant à boire.
Je me lève de table pour apporter nos entrées.
— Oui, tu m'as bien entendu, confirme Pascale. Caissière.
— C'est mieux que rien, j'imagine… Je suis juste surpris qu'ils te laissent toucher au fric. Alors, ça veut surtout dire que tu vas dégager… Le pou pubien va se barrer.
Pascale ignore l'insulte.
Je suis blême car Julien vient de nous trahir.
— Pas tout de suite, dit Pascale, en attrapant l'assiette que je lui tends. Je suis un peu inquiète pour vous deux. Je crois que c'est bien si je reste encore un peu.
— T'inquiète pas pour nous, s'amuse Julien. Avec Mathilde, on file le parfait amour. Pas vraie, ma petite chérie?
Au passage, il glisse une main sur mon jean.
Elle s'aventure ensuite entre mes cuisses pour remonter jusqu'à mon entrejambe.
Pascale le voit.
Je le laisse caresser.
— Écoute, Julien… Je ne sais vraiment pas ce que tu as en ce moment, dit Pascale, en haussant le ton. Mais, ce n'est pas toi, ça… Tu ne peux pas traiter ta femme comme ça!
— Comme quoi?
— Comme… Comme hier soir.
Julien me regarde cette fois.
Il retire sa main.
— Oui, t'as raison… Je suis complètement désolé. Je suis désolé Mathilde de m'être emporté. Disons que c'était pas que ça… Une série d'événements plutôt désagréables au boulot. Je n'aurais jamais dû faire un truc pareil… Et, franchement, je vous le dis, à toutes les deux… Puisque je vous ai toutes les deux devant moi… Cela ne se reproduira pas. C'est promis… Je suis pardonné?
Julien joue si faussement la comédie que c'en est presque risible.
— Mathilde, de tout mon cœur, ajoute-t-il, sans dévier de ton, en me fixant. Je te demande sincèrement pardon.
Il prend ma main qu’il couvre de petits baisers.
La scène me rappelle le film romantique de l'après-midi.
L’affreux baron de Nerval à genoux devant la sublime Jenny…
Que puis-je répondre à cela?
Je suis aussi oie blanche que l'héroïne du long-métrage.
— Oui, c'est bon, je lui dis, sobrement.
— C'est parfait! Et puis, vous m'inspirez, toutes les deux, un nouveau départ. Maintenant que Mathilde est à la maison, les choses vont changer.
— Tu ne vas plus travailler? me demande Pascale.
— C'est temporaire…
— Non, non, précise Julien. C'est permanent. Tu es beaucoup mieux ici, crois moi... La GBF, c'était pas pour toi.
— Et… Et ma carrière?
— Une carrière? Non… Pas du tout pour toi ça. C'était juste un moment… Et puis… Une carrière pour une femme? Franchement, non… Ça n'a presque pas de sens. Nous formons un couple. Le premier devoir d'un couple c'est de fonder une famille. D'avoir des enfants…
— Bonjour la mentalité macho, ironise ma sœur.
— Une mentalité très saine, réplique Julien. Trop de liberté chez la femme, c'est pas bon. Mathilde a fait un choix avec moi… Le choix de la famille. C'est un choix important.
— Mais… Tu… Des… Des enfants, je balbutie, encore plus candide qu'avant.
— Dans onze jours exactement, ironise Julien. On sera en phase.
— De quoi parles-tu? je m'inquiète, sans comprendre.
— Tu te moques, non? commente Pascale qui a déjà compris.
— Je parle du cycle naturel de la nature. La femme et l'homme, unis dans la procréation… Nous avons attendu bien trop longtemps tous les deux. Pense à ta famille, ma petite chérie… La joie que tu procureras à tes parents. Mes propres parents n'ont qu'un seul rêve, tu sais… Celui de te savoir enceinte. T'imagines un peu le bonheur que tu vas distribuer?
L'idée d'être enceinte me tombe dessus comme une tonne de briques.
Est-ce ainsi qu'il me voit, à présent?
En cloque, au foyer…
Sur sa lancée, Julien ne peut plus arrêter.
— Une vraie famille, bon sang. Je trouve ça génial… Et c’est super que ma sœur soit là pour t'épauler… À vous deux, vous allez vous tenir les coudes et mener tout ça à bien… Je sais, c'est con mais… Moi, j'aurais pas trop le temps pour m'occuper d'un môme. À la GBF, je risque d'avoir un peu plus de responsabilités. Bon, allez, je vous le dis… Je vais passer chef de service.
Julien ponctue son satisfecit en avalant une énorme gorgée de vin rouge.
Pendant que je débarrasse les assiettes des entrées et que j'apporte la viande et les légumes, Julien précise la nouvelle.
Incrédule, je me demande bien comment il a fait.
En trois jours, il s'est suffisamment profilé pour remplacer Antoine Binet, mon supérieur depuis toujours.
Un poste clé…
Un poste d'expérience.
Un poste à responsabilités.
— C'est officiel? je lui demande.
— Vendredi, je le saurais…. Ils veulent dégager ce connard de Binet depuis un moment… C'est en interne, alors je suis sur les rangs… Je dirais même, le mieux placé du lot. Je compte bien en profiter.
— Si tu as le job, on ira fêter ça, j'ajoute avec enthousiasme. Avec Pascale, aussi…
— Vendredi? demande Pascale, pas trop intéressée.
— On pourrait sortir tous les trois… Dans un petit restaurant du coin.
— Vendredi?! Mais, ma petite chérie… Tu as oublié que c'est la soirée chez tes parents au Vésinet… Ça fait des semaines qu'ils nous ont invités. Leur anniversaire de mariage.
En effet, Mathilde me l'a assez répété les semaines passées.
C'est même marqué en gros sur le calendrier de la cuisine.
Une grande soirée chez ses parents.
Chez mes parents…
Comment allais-je faire pour me comporter en compagnie de ces gens qui, depuis toujours, me terrifiaient?