Je me dépêche de retourner vers notre chambre à coucher.
— Mathilde? Mathilde? j'appelle, en réalisant mentalement combien ce prénom n'a pas de sens.
J'allume les lampes du plafonnier.
Je tourne les lamelles du store pour laisser entrer la lumière naissante.
La porte de la salle de bain s'ouvre au même instant.
Je suis là.
Elle est là.
Je suis comme devant un miroir vivant.
Le visage exprime une joie enthousiaste.
— C'est génial. Génial! répète-t-elle.
— Qu'est-ce que t'as fait?
— Je me suis branlée.
Elle le déclare comme si elle venait de gagner à la loterie.
— Quoi?!
— C'est que, tu vois… Je ne savais pas. Je ne savais pas, quoi. Votre truc là… Votre queue… Votre bite… Avec les couilles, en dessous… C'est faramineux! C'est dément! Ça décolle comme un bolide… Regarde.
Elle prend le sexe semi-rigide entre ses doigts qu'elle me présente avec vulgarité.
— Je sais comment ça marche, tu sais.
— La vache… Avec ça entre les jambes… J'arrêterais pas!
— Y'a tout de même des limites à ce qu'on peut faire… Ce n'est pas un jouet.
— Et puis, le plaisir… Super intense. Pas la peine d'attendre des plombes… Deux minutes et c'est le feu d'artifice. Je comprends tout, maintenant. Tout!
— Écoute, je ne crois pas que ce soit le plus important.
— Quoi?
— Tu veux bien laisser ma bite tranquille, deux secondes… Il faut qu'on parle, Mathilde.
L'être en face de moi éclate d'un rire profond et malicieux, avant de préciser:
— Je ne suis pas Mathilde.
— Quoi?!
— Toi… Toi, tu es Mathilde. Moi, je suis Julien. C'est clair, non?
— Ne sois pas ridicule, voyons.
— Rien à faire, ma petite chérie… Va falloir qu'on s'applique à user de nos prénoms correctement sinon on va complètement s'emmêler les pinceaux.
— Je ne peux pas m'appeler Mathilde, enfin…
— Regarde-toi dans le miroir, ma vieille. Tu es Mathilde.
Je me tourne vers les portes des placards encastrés recouverts de grands miroirs.
Pas de doutes de ce côté là.
Je suis Mathilde.
Un mètre soixante trois.
Cinquante kilos, à peine.
Blonde…
Yeux bleus…
Un corps de très jolie jeune femme.
Je suis Mathilde et l'autre mec à poil, c'est Julien.
Mon mari…
Alors, il faut bien nommer les individus tels qu'ils sont.
Le il devient elle.
Et vice-versa…
Julien s'approche de moi.
Il se colle derrière moi.
Je sens ses mains fermes sur mes épaules chétives.
Ce contact viril est particulièrement troublant pour la femme sans expérience que je suis.
— C'est marrant, non? me souffle-t-il au creux de l'oreille comme si ce n'était qu'une bonne blague.
— Qu'est-ce qui s'est passé? Comment est-ce possible?
Toutes ces émotions puissantes qui m'envahissent.
J'ai la voix chevrotante.
De nouvelles larmes au bord des yeux…
Lui demeure coi.
— Comment ça a pu arriver? Ce n'est pas possible… Pas possible, je répète, à l'infini.
— Je ne sais pas, avoue-t-il finalement, en me serrant les épaules plus fort encore.
— Tu crois que c'est permanent?
— Je ne sais pas. Peut-être… J'espère bien.
— Quoi?! je demande, particulièrement choquée.
— Ben, pourquoi pas? Je veux dire… Pourquoi ça ne serait pas à mon tour d'être le mec?
— Mais, ça n'a pas de sens… C'est pas logique, enfin. Pas naturel!
— Pourquoi, donc? Il y a plein de gens qui changent de sexe sans arrêt.
— Mais pas comme ça… Pas brutalement, du jour au lendemain.
— Ben oui, peut-être… Mais nous, c'est comme ça, maintenant… On y peut rien. Et puis, ce n'est pas dramatique… Regarde toi dans le miroir. T'es quoi maintenant? Une belle femme… Une très belle femme, tout de même. Regarde-moi ces nichons.
Sa main envahissante écrase ma poitrine.
Ce contact m'effraie…
D'instinct, je repousse sa main.
Lui, au contraire, me serre davantage en passant son bras épais devant mon torse.
Nous nous regardons l'un et l'autre dans le grand miroir devant nous.
Ainsi, nous ne savons plus qui est qui.
Des reflets…
Des regards qui se croisent.
Je sens alors ce sexe masculin qui frotte contre mon séant.
Affolée, je le repousse.
— Qu'est-ce qui te prend?
Julien affiche un regard canaille, presque amusé.
Il ajoute:
— Je ne sais pas, quoi… Tu me fais bander.
— Arrête tes conneries, on ne va tout de même pas…
— Allons… Tu ne t'es jamais posé la question de savoir comment c'était pour l'autre? Quand tu me baisais… Tu n'as jamais pensé à ce que je pouvais ressentir?
— Ben, si… Parfois… Mais, pas au point de vouloir prendre ta place.
— Je vais te dire un secret, ma petite chérie… Moi, j'ai toujours rêvé d'être un mec. Et puis, ce matin, c'est comme si mon vœu de toujours était enfin exaucé. Tu comprends que je sois un peu enthousiaste, non? Et que… J'ai une petite envie, bien naturelle, de te sauter.
Je m'éloigne de lui.
Baissant les yeux, je vois que son sexe s'est redressé.
— C'est pas possible… Tu délires.
— Allons, ne fais pas ta Sainte-Nitouche. Viens au moins m'embrasser… Tu fermeras les yeux.
Julien me fait face.
Ce corps que je connais si bien…
Il m'effraie.
J'ai beau être dans une femme, je suis mentalement encore de sexe masculin.
Je n'ai pas d'attirance particulière pour un rapport homosexuel.
— Viens, retournons au lit, m'invite Julien. Allez quoi, ça va être marrant… Regarde, rien que d'y penser, ça me fait encore plus bander.
Je suis piégée dans un coin de la pièce.
Il approche rapidement.
Il me prend le poignet pour me tirer à lui.
Je cherche par tous les moyens à lui échapper.
— J'ai pas envie. Je t'assure… Il faut qu'on parle plutôt. Ce n'est pas le moment de baiser.
— On en parlera, après… Autant que tu veux, ma petite chérie. Mais, tu vois… Il n'y a rien à faire… Je me suis mis en tête que j'allais te tringler. Et maintenant, c'est plus fort que moi. Il faut que je te baise… Allez, viens. Sois sympa!
Je tente une feinte sur la droite.
Il sait anticiper.
Je n'ai pas la force physique pour lui échapper.
Je suis sous son emprise.
Il me tient par les deux poignets tout en me poussant vers notre grand lit.
— Arrête, je lui dis, à mi-voix. Je ne veux pas… Je ne veux pas, tu entends.
Je vois dans son regard que la pulsion, ce puissant désir masculin de sexualité, est enclenchée.
Usant de son poids formidable, Julien me bascule en travers du matelas.
Je me retrouve sous lui.
— Ferme les yeux, si ça peut t'aider, m'instruit-il, en approchant son visage du mien. Ferme les yeux, ma petite chérie.
Je sens les soixante-quinze kilos de muscles de Julien qui m'écrasent sans ménagement.
Une force incroyable qui me tient prisonnière.
Mon corps svelte est impuissant.
Julien se plaque contre moi.
J'ai son visage à deux doigts du mien.
Nos lèvres s'effleurent.
Je veux tourner la tête de côté mais il me serre les poignets pour me faire mal.
Je laisse échapper un petit cri de douleur puis, fermant les yeux pour ne plus le voir, je sens son souffle chaud contre ma bouche.
J'ai une langue épaisse devant le rempart de mes dents.
Il a raison…
En fermant les yeux, l'agression est moins réelle.
Je me laisse faire.
Je revis le cauchemar où j'étouffais.
J'ouvre grand la bouche pour le laisser m'embrasser.
Mon mari m'embrasse amoureusement.
Mon corps devient tout mou.
Je relâche mes défenses.
Sa lourde main glisse dans le bas de mon pyjama.
Une main d'homme…
Une main épaisse qui frotte contre ma toison.
Je garde les jambes serrées.
Je n'ai pas ce désir.
Pas comme ça…
J'ai bien conscience que ce n'est pas de l'amour mais une forme de viol conjugal.
L'idée me dégoûte.
J'ai envie de vomir.
D'instinct, je tourne la tête de côté.
Je ne veux plus sentir cette langue profonde.
La force physique de Julien est trop efficace.
De sa main libre, il baisse la culotte de mon pyjama.
En usant de ses genoux, il parvient à écarter mes cuisses.
— Non, arrête… Je ne veux pas… Je t'en supplie. Non… J'ai dit, non!
Mon refus semble l'enflammer.
Dans les yeux de Julien, une ardeur particulièrement sinistre...
Je sens sa main droite contre ma vulve.
Des doigts experts qui cherchent un passage.
Le gland de sa verge est devant l'ouverture.
Une dernière tentative pour lui échapper est vaine.
Julien est en transe.
— Écarte les bien… Écarte les cuisses, ma salope!
Le choc de l'entendre me parler sur ce ton est total.
L'écho du passé.
Mathilde n'avait jamais utilisé un langage vulgaire, surtout pendant l'amour.
Ce terme de salope, je savais qu'elle le détestait particulièrement.
Elle venait de l'utiliser sciemment...
Si amant.
Au même instant, la queue de Julien me pénètre.
Une sensation semblable à un coup-bas au ventre.
Un coup porté violemment.
Ce n'est pas que de la douleur, c'est surtout le choc de l’intrusion.
De l'agression…
— Putain, que c'est bon, accentue Julien, dans son délire sexuel.
Il est au-dessus de moi.
En moi…
Au fond de moi…
Sa verge est aussi loin que possible.
Je suis sous lui.
Écrasée par lui…
Le souffle coupé.
Noyée…
Perdue.
Il commence à me pomper.
Je suis effrayée.
Je ne ressens rien de plaisant.
Après une vingtaine de va-et-vient, je me demande déjà quand il va éjaculer.
Mon corps est en émoi mais ce n'est pas par plaisir sexuel.
Je souffre de son attaque.
Je hoquette à en pleurer.
Julien est survolté.
Il a glissé sa main gauche sous le haut de mon pyjama.
Il me frotte le sein avec fermeté.
Il pince le mamelon.
Je cherche à interpréter ce corps de femme.
La situation est trop offensante pour un examen mental.
Je suis au bord de la nausée.
Je quitte un moment le réel, en pensant à mon passé.
L'immeuble de ma jeunesse…
Mes parents.
Ma petite sœur.
Allongée sur mon lit d'enfant, Pascale tient une bande dessinée dans ses mains.
Un album des aventures du coureur automobile Michel Vaillant.
Elle me taquine pendant que je fais mes devoirs de mathématiques.
Une équation de degré 2 à résoudre.
X²...
On fait ça comment, déjà?
X² + 2Y = 8.
Je cherche la solution dans mon passé…
Finalement, je le sens.
Une question de rythme et d'accélération.
J'ouvre un œil.
Sur son visage, le plaisir culmine.
Une grimace…
Un serrement des dents.
J'ouvre un peu plus les cuisses pour diminuer mes douleurs.
Les saccades des derniers mouvements.
Le corps de Julien se contracte.
Il éjacule sa semence dans mon vagin.
La libération est curieusement exaltante.
Le plaisir de la fin.
Julien s'écroule de sa masse en laissant sa queue raide plantée au fond de moi.
J'ose à peine le toucher.
Je garde les bras écartés.
Les bras en croix.
Une martyre crucifiée.
Le visage enfoui contre mon oreille, Julien susurre intimement:
— Je ne pouvais pas imaginer que c'était si bon… Je t'aime, tu sais.
Je reste muette.
De son point de vue, je comprends.
La veille j'étais, moi aussi, habitée de ce désir masculin.
Je connais sa puissance.
Avec le temps, j'ai appris à le domestiquer.
Une bête féroce que chaque homme garde, tant bien que mal, dans une cage au fond de de sa personnalité.
À la moindre occasion, elle surgit.
Elle bondit.
Elle déchire.
Elle viole.
Julien n'est pas différent.
Il ne peut pas contrôler cette chimie interne.
Il a laissé la bête le contrôler.
Je suis sous sa coupe…
Le vagin d'une femme docile dont le devoir conjugal oblige l’entrée.
Un acte rapide…
Violent…
Tellement libérateur pour lui.
Tellement oppressant pour elle.
Sans crier gare, Julien se redresse.
Sans effort, sa queue glisse hors de moi.
Il me contemple de haut.
Couchée sur le dos, encore sous le choc, je suis incapable de bouger.
— Désolée, ma petite chérie… Mais, j'avais vraiment trop envie d'essayer. J'espère que tu ne m'en veux pas trop. C'était bon pour toi?
Quel toupet que de me demander ça.
— Au moins… Tu sais ce que c'est maintenant, ajoute-t-il, presque ironiquement. Tu sais ce que c'est que d'être une femme… T'es plus vierge, quoi. Une bonne première leçon, je crois.
Il prend sa queue dans sa main droite, fasciné par le jus poisseux.
— Il faut qu'on parle, je lui dis, murmurant les seules paroles qui me viennent à l'esprit.
Julien est bien trop impatient de découvrir son nouvel ego pour rester à me parler.
Il me tourne le dos.
J'en profite pour cacher mon intimité en remontant le bas de mon pyjama souillé.
Je le regarde traverser notre chambre.
Il ouvre un placard.
S'étant d’abord trompé de côté, il ouvre ensuite le bon.
Des habits d'homme.
Il enfile un short de sport à même la peau.
Un sweat-shirt gris.
Des chaussettes de tennis et des baskets en toile.
— C'est dingue, non? Je me sens totalement comme toi, commente-t-il, victorieux. Mais non, merde… Faut que je me le mette dans la tête. Je suis toi!
Il se dirige vers la porte de la chambre.
— J'ai soif… Tu veux quelque chose? me demande-t-il, en chemin.
— Non, merci.
Il quitte notre chambre à coucher.
Je demeure un bon moment à recoller mon psyché.
Traversée de frissons, je me lève péniblement.
Je titube jusqu'à la salle de bain.
Une vive douleur au bas ventre…
Une fois à l'intérieur, je ferme le loquet.
Le sperme coule de mon vagin irrité.
Je marche à petits pas vers la douche.
Je tire le mitigeur pour laisser chauffer l'eau.
Dans le miroir, j'attrape un reflet.
J'ai le visage déconfit.
Des larmes séchées.
Des joues rouges.
Des cheveux en pagaille.
J'ôte le pyjama rose que j'abandonne en bouchon sur le sol.
Je me glisse sous la pluie chaude.
Tout est neuf pour moi.
Tout est à découvrir…
Chaque contact avec ma peau m'électrise.
Ce corps de femme qui m'a toujours fasciné, j'ai loisir d'en explorer le moindre repli.
Mathilde, ma femme adorée…
Elle est tellement belle.
Des seins fermes.
Des fesses parfaites.
Des hanches.
Des épaules fines.
Un long cou.
Un visage séduisant.
Toute cette beauté est mienne.
Mon corps de femme.
Si délicat.
Si fin.
Si plaisant.
L'eau, devenue trop chaude, m'irrite.
Je coupe le mitigeur.
Je sors de la vapeur pour me sécher.
Tournant le dos au miroir mural du fond de la salle de bain, je remarque le détail manquant.
Mathilde possède sur le bord de l'aisselle droite un grain de beauté.
Une tache de naissance unique de la taille d'une pièce de cinq centimes.
Je l'avais vue des dizaines de fois.
J'avais toujours pensé que c'était le petit défaut qui sublimait la perfection.
La marque du destin.
Chez moi, la tache a disparu.
Je termine de me sécher en prenant soin de ne pas trop frotter entre mes cuisses.
J'en profite pour examiner mes lèvres intimes encore douloureuses.
Je m'essuie ensuite les cheveux vigoureusement.
Ma chevelure est toute emmêlée.
Je tente un coup de brosse pour les remettre en ordre, en commentant intérieurement qu'ils sont trop longs.
Je laisse tomber.
Je m'enveloppe de mon peignoir blanc.
Je retourne dans la chambre.
Le placard de cinq mètres de long de Mathilde est un trésor de vêtements féminins en tous genres.
Domaine privé, je n'y ai jamais vraiment mis le nez.
J'ouvre quelques tiroirs à la recherche de sous-vêtements.
Mathilde a une collection de culottes fines en soie.
De la lingerie de luxe…
Ces habits délicats me paraissent trop personnels.
Je m'empare d'un slip de coton gris et d'un soutien-gorge assorti.
Des articles neutres pour le sport.
L'avantage est que le soutien-gorge n'a pas d'agrafes.
Je peux me débrouiller…
L'enfiler comme un t-shirt et caler la paire de seins dans les espaces adaptés.
La manipulation est étrange.
L'érotisme en moins, le geste est fonctionnel.
J'enfile ensuite le survêtement sportif que ma femme utilise très rarement pour son jogging.
Des tennis aux pieds, je suis prête pour aller confronter mon mari.
Julien est dans la salle de sport qui se trouve à un demi-étage en dessous du grand salon.
La plupart des espaces de notre maison communiquent sans cloisons ce qui ajoute à l'effet loft de l'habitation.
Cette pièce est assez grande pour contenir un matériel complet.
Vélo elliptique.
Rameur à résistance liquide.
Banc de musculation.
Mathilde n'y met jamais les pieds.
Armé de gants de boxe, torse nu, Julien travaille le punching-bag.
Il balance de violents coups de poings et de coups de pied.
Chaque choc produit un claquement sec qui se propage à travers la maison.
Je m'approche timidement.
Il me voit.
Marquant une pause, il attrape sa bouteille d'Evian.
Il avale une grande gorgée.
Il m'observe critiquement.
— Qu'est-ce que t'as fait à tes cheveux? Tu ressembles à un balai O'Cedar.
Je touche ma chevelure à peine coiffée.
— Je ne savais pas trop quoi faire.
— Va falloir que je t'éduque… Question entretien. C'est pas aussi facile que ça en a l'air.
Je ne sais pas quoi dire.
Je fixe la sueur qui ruisselle le long de son torse dénudé.
Julien est très en forme physiquement.
— Qu'est-ce que tu fais? je lui demande, un peu sottement.
— Je m'éclate… Quelle puissance! Pourquoi tu ne faisais pas ça tous les jours?
— Deux ou trois fois par semaine, ça suffit.
— Avec une force pareille, j'arrêterais pas. J'aurais envie de cogner toute la journée.
Joignant le geste à la parole, il décoche un coup de poing contre le sac qui claque violemment.
J'ose un pas dans sa direction.
— Qu'est-ce qu'on va faire? je lui demande, timidement.
La timidité a toujours fait partie de mon caractère.
Dans le corps de Mathilde, elle est multipliée par dix.
— Faire quoi? me demande-t-il.
Il se met à boxer l'air.
Des uppercuts dans le vide.
— Qu'est-ce qu'on va faire?
— Quand?
— Aujourd'hui… Demain… Quand il faudra aller au boulot.
Julien stoppe ses mouvements.
Usant de ses dents, il défait les velcros qui retiennent ses gants.
— Tu crois que ça va durer? je lui demande, en insistant sur le sujet. Ça pourrait être un truc de vingt-quatre heures.
— Je ne sais pas, Mathilde. Je ne sais pas combien de temps ça va durer. Pourquoi devrais-je le savoir? s'énerve-t-il, en jetant les gants au sol.
— T'as raison, on ne sait rien… Mais, il faut qu'on réfléchisse. La vraie question c'est… C'est peut-être… Est-ce qu'on le dit aux autres ou pas?
Un sourire moqueur anime son visage.
Il prend à la rigolade tout ce que je vis en drame.
— Tu crois qu'ils nous croiraient? me demande-t-il. Je veux dire… Tu te vois raconter ça à quelqu'un que tu connais. Personne ne marcherait, ma vieille… Non, pas question d'ouvrir la bouche. Ce n'est pas possible.
— Je ne sais pas… C'est peut-être déjà arrivé.
— Au cinéma, à la limite… Dans les contes de fées… Ce qui nous arrive à tous les deux… C'est un évènement unique au monde. Je crois même que c'est un… phénomène. Ouais, un véritable phénomène!
— Tu crois?
— Tiens, je vais regarder sur internet. Où est-ce que j'ai foutu mon MacBook? En attendant, tu nous prépares un petit-déj’, ma petite chérie? Je crève la dalle.
— T'as faim? je lui demande, incrédule.
— Une faim de loup.
Il exhibe ses dents blanches dans un sourire carnassier.
Passant à ma hauteur, il pose un baiser sur le bord de mes cheveux emmêlés.
Malgré une cuisine hyper équipée, ma femme n'a jamais été très intéressée par son utilisation.
Tout comme la salle de sport, cet espace est devenu le mien.
Avec nos rôles inversés, la logique revient.
Devenue femme, je retrouve des fourneaux familiers.
Le petit-déjeuner du dimanche, lorsque nous n'allons pas avaler un brunch dans un restaurant des alentours, est composé d’œufs brouillés, de toasts de pain complet et de beaucoup de café.
Nous possédons une énorme machine italienne de première qualité.
Dans ce corps nouveau, je n'ai rien perdu de mes gestes.
Je termine les œufs lorsque j'entends le déclenchement d'un appareil photo de portable.
— Celle-là, c'est pour le musée…
Pascale, dans des habits informes…
Un survêtement kaki militaire géant qu'elle utilise pour se coucher.
Des chaussettes épaisses aux pieds.
— Tu n'es pas crevée? je lui demande. Je pensais que t'allais dormir toute la journée, après hier soir.
— Vous faites bien trop de tintamarre. Même dans mon trou, j'arrive pas à fermer l'œil. Qu'est-ce qu'il lui prend, au frangin, de faire claquer le boxing bag, un dimanche matin? Et puis, surtout… Qu'est-ce qui te prend de te mettre à cuisiner?
— J'ai plein de talents cachés, tu sais.
Pascale se prépare une tasse de café en actionnant l'appareil spectaculaire.
— Ça, cocotte, je le sais déjà, ironise-t-elle. Mais, je pensais que… De ne pas cuisiner, c'était plutôt ça ton badge d'honneur. La femme moderne qui n'a pas le temps pour la popote.
— Tu sais ce qu'elle te dit la femme moderne?
— Ouais, je te montre en langage de sourds.
Pascale exhibe un index provocateur.
Elle l’utilise ensuite pour mélanger le sucre dans son café.
Elle lèche son doigt de façon plus provocante encore.
Je me sens rougir.
Cette attitude agressive, voire ambiguë, Pascale ne l'avait jamais à mon égard.
Du coup, je découvre ma sœur sous un nouvel angle assez déroutant.
Je suis devenue une sorte d'espionne parfaite.
— Y'en a assez pour moi aussi? interroge Pascale, en pointant le plat du nez.
— Oui, prends-toi une assiette. Installe-toi, avec nous.
Elle se dirige vers le placard vitré.
— Que se passe-t-il donc? chantonne Pascale, incrédule. Si je ne savais pas mieux, je dirais que c'est un miracle.
— Un miracle?
— Madame la princesse, si aimable… De si bonne humeur… En plus, un matin.
— D'habitude, je suis comment?
— Disons que cool, c'est pas le premier mot qui vient à la bouche. Glacée, plutôt.… Plutôt genre Elsa, Fräulein SS… Mais, en moins rigolo.
Je ne peux pas m'empêcher de sourire.
— Et Julien, tu le vois comment?
— Julien… Ben, tu le sais mieux que moi. C'est le roi des cons.
Pascale lève les yeux vers moi pour apprécier ma réaction.
J'ignore sa remarque blessante.
Je me contente de lui servir sa part.
Pascale avale ses œufs au lance-pierre.
Marquant une pause en sirotant un peu de café, elle déclare sans raison:
— Je parie que tu étais du genre, à l'école, à tirer en douce les couettes des filles et ensuite à accuser un garçon.
— Moi? Pas du tout! je réponds, offensée.
— Mon œil.
— Pourquoi tu dis ça, enfin?
— Je veux en savoir un peu plus sur toi. J'ai une théorie, tu vois…. Que… Après avoir baisé, l'aura de l'être change momentanément… Je vois bien à ta tête que mon crétin de frangin t'a fait un petit plaisir ce matin… Donc, ma théorie veut que, pendant ce court espace-temps, tu révèles ta vraie nature. Si on te pose les bonnes questions, c'est un peu comme un sérum de vérité.
— Qu'est-ce que tu veux savoir sur moi?
Me fixant droit dans les yeux, elle me demande:
— Pourquoi t'as épousé Julien si tu ne l'aimais pas?
— T'en as de ces questions, je réponds, troublée, limite choquée.
— Alors? Pourquoi?
— Je… Je… Je l'aime, tu sais, je balbutie lamentablement.
— Arrête ton char… Bon, je vois que le moment est clairement passé. Mais, je finirais bien par le découvrir… Un jour ou l'autre.
Pascale descend du tabouret haut.
Elle s'empare de son assiette et de sa tasse de café.
— À plus, dit-elle, en filant en direction de sa petite chambrée.
Je reste figée.
Je suis semblable à un de ces personnages dans les bandes dessinées de Tintin avec un petit tourbillon au-dessus de la tête.
Je suis confuse de ma propre sœur.
Ses remarques impliquent un rapport inédit avec Mathilde que je ne comprends pas du tout.
Et puis, elle n’arrête pas de traiter son frère d'imbécile.
Moi?
Un con?
Je suis tout sauf un con…
L'assaut sexuel de la matinée revient en flash.
C'est l'autre Julien, le con!
Dans ma visualisation mentale, l'acte est à la fois écœurant et subitement excitant.
Mon inconscient me parle autrement.
Il réveille mes démons.
Ce que m'a fait Julien, ce matin…
J'ai toujours eu le fantasme de le faire, moi aussi.
Autrefois, j'avais imaginé violer ma femme.
La forcer à baiser…
La soumettre…
La briser.
Un fantasme impossible.
Cela ne pouvait pas arriver.
Mathilde était trop…
Disons, qu'elle n'était pas ordinaire.
Elle ne l'avait jamais été.
Pourquoi m'avait-elle épousée?
La question de Pascale était très sensée.
Tout en opérant la machine à café, je mets en scène la demande en mariage…
La plage de Deauville par grand vent.
Emmitouflés dans nos manteaux.
Des écharpes épaisses autour du cou.
Marchant sur le sable, nous nous tenons par la main.
Comme dans un film romantique, Mathilde se tourne vers moi.
Elle me demande de l'épouser.
Et moi, comme un con, je dis oui.