Vous voyez, vous me connaissez!
Vous connaissez ma tronche pour l'avoir vue des dizaines de fois dans les journaux et à la télévision.
On a tout dit sur moi.
Tout écrit.
Tout raconté.
J'ai mes détracteurs.
J'ai mes supporters.
Selon le vent qui fait tourner la girouette nationale, ce coq français qui hurle à s'égosiller, je passe soit pour le pire enfant de la république, soit pour le bouc-émissaire des pourris de notre société.
Je suis, tour à tour, porte-drapeau du capitalisme hégémonique ou grand malade du cancer de la nation.
Victime du fric qui écrase, qui corrompt et qui ruine.
Pour ou contre, vous devez bien l'admettre, le coup est fameux.
Trois milliards, ce n’est pas rien tout de même...
Alors, maintenant que je vous ai raconté la vérité, vous pouvez véritablement apprécier le génie criminel de ma femme qui a tout monté.
Tout calculé…
Tout bidouillé.
Tout ça dans sa petite tête blonde.
Pas en huit jours, mais bien depuis des années.
Avant notre première rencontre, je dirais…
Le fric-frac de longue haleine.
Le casse parfait surtout parce qu’il me désigne comme l’unique responsable.
Quand on monte un coup pareil, il faut toujours qu’il y ait un coupable.
Si vous trouvez le bon pigeon alors vous êtes intouchable.
Les enquêteurs m'ont montré les vidéos.
Oui, c'est bien moi, filmé sous tous les angles par les caméras de sécurité de la GBF.
Mon visage en gros plan...
Aux heures impossibles où les forfaits sont commis.
J'entre dans la salle des marchés.
J'entre dans la centrale informatique en usant d'une fausse carte magnétique.
Je fais sauter les sécurités des logiciels.
Je falsifie des signatures.
J’ouvre des faux comptes.
Je passe des faux ordres d'achat.
Des faux ordres de vente.
Des faux et encore des faux.
C'est bien moi...
Rien à dire.
Impossible de nier.
Mais, lorsque les policiers de la brigade financière veulent les détails des opérations alors, du coup, je fais l'imbécile.
Que puis-je faire d'autre?
Je ne sais pas ce que Mathilde a manigancé.
Je n'ai pas le niveau intellectuel pour comprendre.
Je ne suis pas assez doué.
Mathilde a piqué une telle somme que la GBF a frôlé la faillite.
Trois milliards, c'est énorme…
Pour parfaire son chef d'œuvre, elle a jonché le terrain de fausses pistes.
Elle a pris des positions spéculatives folles qu’elle a gagnées.
La banque est dans le noir…
Qu’elle a perdues, aussitôt après.
La banque est dans le rouge…
Une valse financière à huit temps.
Le résultat est bien là.
Lorsqu'on fait les comptes de l'opération, il manque trois milliards dans la caisse.
Dingue, non?
Trois milliards d'euros qui se sont envolés...
Il faut bien comprendre que le pognon c'est comme les atomes dans un corps humain.
On peut les perdre, en se coupant les cheveux par exemple, mais ils ne disparaissent jamais.
Ils se déplacent...
Ils se transforment.
Ils se recomposent.
Le fric, c'est pareil.
Tout ce pognon ne s'est pas volatilisé.
Il est parti ailleurs, vraisemblablement dans la poche du malfaiteur.
Dans la mienne, d’après l’opinion publique décidée à me condamner.
Eh bien, non…
Vous le savez maintenant.
C’est Mathilde, la milliardaire...
Mathilde, en train de lézarder sur le pont-avant d’un yacht des Caraïbes.
En train de se faire bronzer sur la plage d'un paradis fiscal.
Et, dans mon tableau mental, Philippe, en Speedo, en train de lui crémer le bas du dos.
Pauvre de moi resté sur la bas-côté…
Ils me sont tombés dessus avec la force d'un tsunami.
Ma vie entière sous la loupe des médias.
Sous le microscope de la justice.
On veut tout savoir de moi.
Tout...
Jusqu’à ma couleur préférée.
Moi...
Je parle volontiers.
Je dis la vérité.
J'explique que je ne sais pas comment j'ai fait.
Je suis l'idiot du village.
Le crétin des alpages...
Le con fini, si vous préférez.
Des jours et des jours sous les questions des autorités.
Je répète ma litanie.
Je ne sais pas.
Je ne sais pas comment j'ai fait.
Je ne sais pas où est le pognon.
Merde, putain, quoi...
C'est la vérité!
La sentence tombe.
Cinq ans de prison ferme.
Parce qu'en France, on ne rigole pas avec les économies des électeurs.
En plus de ça, je dois tout rembourser.
Plus une amende...
L'ardoise, je vais l’avoir autour du cou pour l'éternité.
Chaque euro que je pourrais espérer gagner, ira à rembourser la GBF.
Quelle blague...
En prison, je retrouve un peu de sérénité.
Je ne suis pas enfermé avec des djihadistes, prêts à tout faire péter.
Devenu une sorte de célébrité, je suis incarcéré dans un établissement pour les fripouilles de mon espèce.
Je fais la connaissance d'experts financiers, de l’escroc moyen jusqu’au député.
Eux-aussi veulent savoir où j'ai planqué le pognon.
Bien entendu, ils sont prêts à m'offrir leurs services, leurs expertises et leurs appuis contre un pourcentage raisonnable du magot.
Eux-aussi finissent par comprendre que je ne suis qu’un imbécile.
Mes parents me rendent visite régulièrement, même en province.
Mon père a le droit à des billets SNCF gratuits.
Il trouve ça normal de ne pas payer.
Depuis le verdict, il me voit en héros.
Son fils, qui fait trembler les assises du capitalisme.
Qui démontre la folie de toute cette machine à fric.
Il imagine que c'était mon intention depuis toujours.
Que sa bonne parole idéologique avait porté ses fruits.
Que j'avais agi au nom de l'Internationale Communiste.
Je le laisse rêver...
Plus pragmatique, ma mère est surtout choquée de me voir derrière des barreaux.
C'est le côté prison qui l'offense.
La combinaison avec le numéro…
Elle pleure beaucoup à chaque visite.
Parfois, elle me demande si je n'ai pas des nouvelles de Mathilde.
Comment a-t-elle pu me quitter dans l'épreuve?
Une jeune femme si gentille, si émouvante et si dévouée.
Qu'ils avaient tout juste commencé à apprécier vers la fin.
Mathilde, ma femme chérie…
Qu'en dire?
Qu'en penser?
Parce que mon histoire ce n'est pas qu'une sale affaire de fric qui manque.
C’est tellement plus...
Dans la presse, les parents de Mathilde ne cessent pas de me peindre en monstre.
Leur fille adorée a complètement disparu.
Cela ne fait aucun doute pour eux et pour tous ceux qui les croient.
Mathilde, je l'ai tuée...
Mathilde est une sainte.
Généreuse.
Attentionnée.
Toujours prête à aider.
Fille admirable.
Épouse dévouée.
Si elle a eu un passage difficile, une petite crise de nerfs, cela ne peut être que de la faute de son abominable mari.
Julien, le diable incarné...
Les De Lombarès le clament devant tous les micros...
Mathilde gît sous terre, chez nous ou en forêt de Rambouillet.
Notre micro jardin de trois mètres carrés, la police l'a pourtant retourné.
Ils ont cherché partout.
Pas de corps...
Pas d'indices.
Pas de témoins.
Tout comme mon casse à la GBF, j'ai commis le meurtre parfait.
Le soupçon d'assassin colle de plus en plus à ma peau.
La femme de ménage n'est pas venue chez nous le lundi de mon arrestation.
Toute la maison est restée dans l'état.
Des traces de sang de Mathilde sur le canapé du salon.
Le lieu du crime?
Pas assez concluant pour les enquêteurs...
Il y a aussi des habits suspects dans le fond de mon placard.
Que s'est-il passé ce fameux dimanche?
Les caméras de surveillance filment Mathilde dans le centre commercial de Viroflay.
On la voit, un peu paniquée, payer en liquide dans des boutiques.
Pourquoi?
Pour fuir, évidemment...
Elle cherchait clairement à se déguiser.
Après s’être cachée dans un cinéma, elle s'est volatilisée.
Pas de taxi.
Pas de chauffeur noir.
Plus personne ne l'a jamais revue.
Par contre, moi, j'ai toutes sortes de comportements suspects.
Je suis vu au même moment à Paris.
Un resto.
Un bar...
Une cave à jazz.
Je fais la bringue à la vodka.
Et Joseph et Marie-Pierre de Lombarès de m'accuser dans le Figaro Magazine de fêter sans vergogne la mort de leur enfant chérie qui était à deux doigts de me dénoncer.
Qui vivait dans la terreur d’un mari qui la manipulait...
C’est évident, non?
Je me cherche un alibi pendant que mes complices coulent son cadavre sous une chape de béton.
Même invité sur un plateau de télé, Joseph ne quitte plus le dernier cadeau qu'il a reçu de Mathilde.
Une tête de nègre en cuivre, particulièrement hideuse, qu'il garde au creux de ses bras sans imaginer que c'est peut-être bien le dernier cadeau empoisonné de sa fille.
Le plus incriminant, c'est la vidéo de Pascale où l'on me voit étrangler Mathilde.
Le soir de la terrible scène, ma sœur l'a envoyée à une copine qui dirige un refuge pour femmes en détresse.
La vidéo a mis du temps à remonter...
Pascale a même tenté de la récupérer.
Vendue une petite fortune en exclusivité à Paris-Match, c'est une véritable bombe.
Et ce n'est pas tout...
La semaine d’après, le scoop c’est la photo de Valérie qui me suce dans les toilettes de la banque, fuitée par un flic en manque de blé...
La même Valérie déjà condamnée pour m'avoir donné les codes d’accès des logiciels comptables de la GBF.
Sur la place publique, un mari qui trompe honteusement sa femme sera toujours vilipendé.
Comment répondre à tout ça?
Comment me défendre?
De rage, je n’hésite pas à tirer à boulets rouges...
Je raconte à l’opinion ce que je sais de ma femme, hors du commun...
Mathilde était instable.
Dépressive depuis des années, elle avait fait une série de fausses couches qu’elle cachait.
Shopaholic, accro au shopping, elle était ruinée...
Workaholic, accro au boulot, elle allait être licenciée...
Elle se droguait, cocaïne et herbe.
Et puis, cerise sur le gâteau…
Sexaholic, elle se prostituait...
C’est la révélation qui fait couler le plus d’encre et fait taire tout le monde en même temps.
Parce que tous ces gros bourgeois, ils ne veulent pas répondre à ce genre de questions...
Ils ne veulent pas qu’on mette le nez dans leurs vies privées.
Coup de chance pour moi, la 911 noire de Mathilde est retrouvée à Marseille, pas loin du port.
Plus personne n'est sûr de rien...
Meurtre?
Suicide?
Disparition?
Enlèvement?
L’enquête piétine.
Qu’importe, je suis déjà en prison...
Longtemps après ma condamnation, les enquêteurs de la brigade financière se mettent dans la tête que j'ai forcément un complice qui tire les ficelles.
Après tout, je ne suis pas assez doué pour monter un coup pareil.
Je suis trop nul en maths...
Que puis-je leur dire à ce stade?
Parler de ma femme?
Raconter que c'est Mathilde qui a échangé son corps avec le mien?
Vous parlez d'une défense à la con...
En bon flics machos, ils ne peuvent même pas imaginer qu'une femme puisse monter un truc aussi calé.
Le clou du spectacle c'est la vidéo des Coréens...
Une connasse pareille?
Pas possible qu'elle soit dans le coup.
Le poulet qui me fait passer sur le grill n'est pas un tendre.
Il sait s’y prendre.
Je finis par craquer.
Rien que pour qu'il arrête de me faire chier, j’avoue...
Oui, j'ai un complice.
Il s'appelle Mister X.
Non, Mister Y.
Je ne sais pas son vrai nom.
Un black...
Un étranger.
Du coup, ils sont emballés.
Je brode.
J’invente comme je sais si bien le faire.
Imaginez maintenant le quartier de Montrouge complètement verrouillé.
Des flics partout...
Ils m'y ont emmené.
Menotté.
Des chaînes au pied.
En combinaison rouge de détenu.
Chou blanc.
Pas de X sur la sonnette...
Pas de Y sur la porte neuve.
À l'intérieur, une pauvre réfugiée d'Afghanistan avec des enfants en bas-âge sur les bras.
Elle ne ment pas.
Elle ne m'a jamais vu de sa vie.
L'appartement, où loge en pagaille une colonie de sans-papiers fraîchement débarqués, a été rénové.
Pas de trou dans le mur.
Il n'y a pas de marabout...
Il n'y en a jamais eu.
Alors, je retourne dans ma cellule en me marrant.
Je les ai bien eus, encore une fois.
Le temps est de mon côté.
On m'oublie un peu...
Hormis mes parents, j'ai une fois la visite de Pascale.
L'une des quatre personnes au monde qui sait...
Je suis un peu nerveux de sa visite.
Je joue au dur.
Au caïd de prison...
Je me suis fait pousser une moustache qui rappelle les mecs des années 70.
Je fume des Marlboro comme un pompier.
Pascale a compris qu'elle ne peut pas m'aider.
Pas maintenant...
La justice, pour elle comme pour moi, ça n’existe pas.
Pascale accepte ma situation.
L'impossibilité de dénouer le nœud gordien qui m’incrimine à vie.
D’une certaine manière, je paye pour ce que je lui ai fait.
Le crime, il est là...
Elle ne revient pas.
En prison, j'aurais pu en profiter pour écrire.
Pour lire.
Pour étudier le droit ou gratter un MBA.
Ben non, je passe mon temps à me branler...
Du fait que les autres prisonniers n’arrêtent pas de me faire chier, j’ai le droit à une cellule individuelle.
Assis sur mon petit WC, je rejoue en mémoire les scènes déjà évoquées.
Plus je les mets en scène, plus les détails s'estompent.
Les sensations deviennent irréelles.
Ai-je vraiment subi une double pénétration?
Un nouveau gouvernement très marqué à gauche contribue à ma libération anticipée.
Mes avocats se sont jetés sur l'opportunité pour faire un deal avec la nouvelle majorité.
Après trois ans et trois mois de tôle, je suis libéré sous condition.
Je n'ai pas le droit de quitter le pays.
Je suis assigné à résidence.
Je dois porter un bracelet électronique à la cheville.
Je dois toujours rembourser mon ardoise à la GBF.
Seule l'amende a été supprimée...
Le dossier Mathilde reste ouvert.
Interpol la cherche dans le monde entier mais la probabilité élevée du meurtre décourage les excès de zèle.
Une perte de temps et d’argent...
En liberté, je me retrouve sans fric.
Sans boulot.
Sans avenir.
Pour m'aider à me dissimuler de la société, je me suis laissé pousser la barbe.
J'ai pris pas mal de poids.
Par décision de justice, je me retrouve à la case départ, à Montrouge sous tutelle de mes parents.
Interdiction de sortir d'un périmètre de deux cent mètres autour de chez eux.
Une fois dehors, j’ai plus moyen d'être peinard.
Je vis terré dans ma petite chambre d'enfant.
C'est que j'intéresse encore une palanquée de gens...
Surtout ceux qui veulent profiter de moi.
Faire du fric sur mon dos en vendant des livres, des documentaires et des téléfilms à la noix.
Et puis, il y a tous ceux qui pensent que je vais finir par confesser.
Que je vais enfin révéler où est caché le pognon et, dans la foulée, où j’ai planqué le cadavre de ma femme.
Je suis constamment surveillé.
Parmi la clique des détectives amateurs, il y en a deux ou trois moins bornés qui pensent que c'est Mathilde qui couve le magot.
Hélas, il n'y a pas de pistes sérieuses...
Son départ est encore un nuage de fumée.
Mathilde n'a jamais pris l'avion pour Belize.
Comme c'est moi qui ai acheté le billet avec ma carte de crédit, ils pensent que, trop arrogant, trop sûr de moi, j’ai raté ma fuite.
Le passeport qu’elle m’a montré n’était même pas le sien.
C’était le mien...
Mathilde n'a jamais pris de Uber.
Quelqu'un est venu la chercher.
Philippe?
Un black?
Peut-être bien…
Il y a des détails qui me troublent, encore aujourd’hui.
Au quotidien, Mathilde ne connaissait qu'une seule personne noire.
Notre femme de ménage...
Elle aussi semble n'avoir jamais existé.
Volatilisée.
Je revois son visage terrifié la dernière fois que je l'avais vue.
Elle savait qui j'étais, pour de vrai...
Hélas, pas de preuves de tout ça.
Une fumée noire épaisse…
Sauf une image, quelques secondes à peine d’un documentaire qui présente la jeunesse édulcorée de Mathilde.
À Oxford, elle sourit à la caméra sur une vieille photo jaunie.
Un jeune noir la tient par la la taille...
Qui sait?
En une semaine dans mes pompes, Mathilde m'a complètement plumé.
Mes économies.
Mon portefeuille boursier.
Il n’en reste rien.
Tout a été liquidé au prix du marché suivi de gros retraits en espèces.
Encore une preuve irréfutable pour le père de Mathilde du meurtre commandé.
Où est-elle?
Dakar?
Abidjan?
Lagos?
Mais pas seule…
Philippe n'est pas loin.
Sauf que personne ne pense à lui...
Personne ne va l'interviewer.
Personne n'a vérifié son ADN sur le canapé.
Encore une fois, je ne peux rien dire à son sujet.
Qui me croirait?
En utilisant l'internet chez mes parents, je fais quelques recherches à son sujet.
Deux ans après les faits, il quitte le cabinet de son père.
Il vend son appartement parisien.
Il part sans laisser d'adresse...
Il ne peut être qu'avec elle.
Mathilde et Philippe.
M et P...
Money and Power...
Les deux démons qui m'ont bien baisé.
Vous attendez un retournement de situation?
Une vengeance?
Une justice céleste?
Il n'y en a pas…
Je n'ai ni les ressources, ni l'intelligence, ni l'envie de les poursuivre.
Je me suis fait une raison depuis longtemps.
Mathilde est la plus forte.
Ses milliards, elle peut bien se les mettre dans le cul…
Sauf que moi...
Pour ne pas devenir un peu plus cinglé, je dois penser à bibi.
Je dois trouver la paix dans un rayon de deux cent mètres autour de ma nouvelle prison.
Heureusement pour moi, elle n'est pas loin.
Vous la connaissez déjà…
Au début, je fais comme avant.
Je l'observe de loin.
Je l'épie par la fenêtre de ma petite chambre.
Puis un jour, je trouve que c'est trop con.
J'attends qu'elle sorte faire ses courses.
Je descends lui dire bonjour.
Sylvie ose à peine me parler.
Repensez à mon histoire…
Mettez-vous à sa place.
Elle connaît Mathilde.
Elle a bu un café d'amitié avec ma victime.
Elle a lu dans la presse à sensation toutes les conneries écrites à mon sujet.
Mais, j’ai le temps…
Je suis patient.
Je descends tous les matins pour l'attendre.
Alors forcément, elle apprécie l’intérêt…
On parle à peine une minute à chaque fois.
La météo.
La politique du moment.
Le chômage galopant.
Les aides sociales qui foutent le camp.
Longtemps après nos premiers échanges, je propose de l'aider.
Garder les enfants pendant qu'elle fait ses courses.
Le Super U m'est interdit.
Sylvie refuse mon offre.
Normal…
Je sors de prison.
Je suis un tueur de femme présumé.
Un jour, dans l'urgence de trouver un mi-temps pour sauver ses alloc' chômage, coupées par la droite revenue au pouvoir, elle accepte mon assistance.
Je garde sa fille.
Puis je garde les autres enfants.
Je change les couches.
Je leur donne à bouffer.
Je fais le ménage.
Quand Sylvie rentre du taf, on fume des cigarettes dans sa cuisine.
On boit des cafés trop sucrés.
Elle ne me demande jamais de parler du fric que j'ai volé.
Une fois, elle me raconte sa rencontre avec Mathilde.
Elle ne comprend pas ce que je voyais en elle.
Elle trouvait Mathilde…
Ordinaire.
Parfois, lorsque Sylvie rentre tard et que Jenny dort, elle me trouve dans un coin obscur de son salon à taper ma tête contre le mur en m'apitoyant.
Je suis tellement con…
Je suis tellement nul.
Je crois que c'est sa présence qui provoque cette flagellation mentale.
J'ai besoin de son amour mais je n'ose toujours pas le lui demander.
Après six mois, nous vivons presque en couple.
Son appartement est impeccable.
J'ai tout nettoyé.
Tout gratté.
Tout réparé.
Tout repeint.
La petite Jenny est correctement habillée.
Bien nourrie.
Je l'aide avec ses devoirs.
Je limite les heures de télévision.
Pendant ce temps, Sylvie a repris un peu de liberté.
Elle s'est trouvée un emploi au Super U de la Cité Aragon.
Pascale l'a aidée.
Elles sont collègues…
Elles sont amies.
C’est exactement comme autrefois puisque, à la nuit tombée, je rentre dormir chez mes parents comme un brave garçon.
C'est Pascale qui m'aide le plus, psychologiquement.
Un soir, pendant que nous fumons un joint sur le toit de notre immeuble, on en vient à parler de cette terrible première fois qui nous a fait tant de mal.
Cette fois-ci, je n'avance pas masqué.
Je ne suis pas dans le corps de Mathilde.
Je suis Julien…
— Je suis sincèrement désolé, je lui dis, après tant d'années.
— C’est pas un drame, me rassure Pascale. J'en suis pas morte. Tu vois, c'était un peu comme une enfant qui joue au bord de la mer… Un jour de grand vent… Elle s'amuse. Elle rigole. Elle aime ça. La force des éléments… Le vent… Les vagues… C'est fort. C'est excitant. Et puis, sans prévenir, une énorme vague s'écrase sur elle. Une lame de fond… Elle perd l'équilibre. Elle est submergée. Écrasée par les tourbillons… Elle a peur. Elle pense à la noyade. Elle pense qu'elle ne pourra jamais remonter. Qu'elle va mourir! Mais, elle retrouve pied… Elle sort la tête de l'eau. La vague est passée. Elle tousse. Elle se sent mal. Enfin, elle se dit… C'était fort. C'était fou. J'ai eu très, très peur… Je dois faire plus attention. Je ne suis pas prête pour ça. Mais, ce n'est pas pour autant que je n'irais plus jamais à la mer. Je vais grandir. Je vais être plus forte. Et, je ferais plus attention… Alors tu vois, ce n'est pas la faute de la vague… La vague, c'est la vague… Elle le fait parce qu'elle est comme ça. Il n'y a pas de faute… Juste un choc. Heureusement, pas trop de sang. Pas vraiment un drame… Personne n'est mort.
— Tout de même, c'est pas une excuse pour moi. On ne peut pas pardonner ça.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise? T'es un mec…
Le lendemain soir, Sylvie et moi regardons la télévision.
Nous sommes côte à côte sur son canapé.
Il est déjà tard.
C'est l'heure avant de rentrer me coucher.
Devant le programme de variétés, je pense que je vais peut-être m'en tirer.
Dans six mois, d'après mon avocat, je vais retrouver la liberté de circuler.
Je ne sais pas ce que je vais faire.
J'ai encore toutes ces dettes auprès de la GBF.
Je suis un paria de la société.
La cible de groupes d’allumés sur les réseaux sociaux.
Je pense tout de même que je vais m'en sortir.
Qu'il existe un chemin...
Reprendre un petit commerce.
Travailler sur des chantiers.
La France est pleine de petites villes désertées où le coût de la vie est très bas pour une qualité de vie inégalée.
Il suffit de faire vœu de pauvreté.
Vivre avec peu.
Pas de voiture.
Pas d'habits chers.
Pas de vacances.
Je me vois en train de retaper une vieille maison de pierre.
Faire pousser des légumes.
Un poulailler.
Des lapins.
Un chien…
Un chat.
De la nature.
De la vie.
C'est dans cet état d'esprit que je pose ma main gauche entre nous deux sur le canapé.
Elle est posée simplement.
Juste ouverte…
Juste offerte.
Je fixe l'image à la télé.
Je n'ose pas bouger.
J'attends.
Une main patiente…
Une main accueillante.
Sans hésiter, Sylvie pose sa main sur la mienne.
C'est tellement simple…
C'est tellement beau que, pour la première fois de ma vie d'homme, je me mets à pleurer comme un petit garçon.
Des larmes incontrôlables…
De longs sanglots infinis.
Sylvie s'approche de moi.
Elle me serre dans ses bras.
Tout en pleurant, je sens nos cœurs battre très fort, l'un contre l'autre, dans un instant furtif d’amour partagé.