Ma mère accroche mon manteau sans commenter ma tenue.
Elle me guide vers le salon.
Mon père, plus volontiers dans son grand fauteuil devant la télé, est sur ses gardes, debout à m'attendre.
À voir son visage, je ne sais pas ce qui l'emmerde le plus, le fait que sa routine quotidienne soit troublée ou bien la présence d'une personne pour laquelle il n'a aucune affinité.
Après une poignée de mains hésitante, je me retrouve sur le canapé avec mes deux parents en face de moi sur des chaises.
Je jette un regard circulaire pour voir si quelque chose a changé.
Probablement qu'ils pensent que je juge la qualité de leur intérieur.
— On savait pas que vous passeriez sinon on aurait rangé, souffle ma mère.
Avec ma mère, tout est toujours rangé et propre.
Par rapport à notre bunker vide, leur décor populaire rappelle plutôt une brocante.
Une flopée de bibelots, de photos et de bidules variés recouvrent chaque surface.
Une multitude de motifs fleuris se bataillent entre eux.
Un décor typique de français du peuple, sans goût et sans culture.
Malgré ses cinquante-trois ans, mon père n'est pas au travail.
C'est déjà la pré-pré-retraite.
Ou la pépé-retraite, comme je lui dis pour le taquiner.
La SNCF ne veut plus de lui.
Il faut faire de la place pour les jeunes syndiqués.
Passé cinquante ans dans sa catégorie d'ouvrier de maintenance, il n'y a plus de perspectives.
Comme beaucoup de collègues de son âge, ils sont physiquement à bout.
Une mauvaise hygiène de vie et un métier éreintant ont fini par les déclasser.
Quoique le côté éreintant, c'est surtout eux qui le disent.
À le voir dans son vieux pull gris, son pantalon marron côtelé et ses charentaises, il me rappelle les théories du père de Mathilde sur la paresse.
Joseph de Lombarès n'a peut-être pas complètement tort.
Il se dégage des classes ouvrières une paresse physique indéniable.
Une paresse intellectuelle affligeante…
Un homme mûr qui, plus syndicaliste qu'ouvrier, refuse de lire le moindre bouquin.
Dont les seuls abonnements sont au Canard Enchaîné et à Canal+ pour le foot.
Mon père est un rouspéteur né.
Râler contre la société est son activité préférée.
Ma mère, loin d'être aussi militante, fait avec.
Elle aussi cultive une apathie intellectuelle mais au moins elle n'en fait pas un motif de fierté.
— Qu'est-ce qu'on pourrait vous servir? me demande ma mère.
Je lis sur son visage l'inquiétude de ne pas être à la hauteur.
Que boit une princesse de la banlieue ouest?
Du champagne?
Du nectar de fleurs?
— Un petit ouiski? s'amuse mon père qui, franchement, s'en servirait bien un pour lui.
— Non merci, je réponds. Un verre d'eau du robinet, ça ira.
Ma mère se lève pour aller dans la cuisine tandis que je dévisage mon père silencieux.
Il a encore pris un coup de vieux.
Il vieillit avant l'âge, autant par inactivité que par consommation excessive de tabac et d'alcool.
Il répète avec fierté qu'il a débuté dans l'abus de poisons à l'âge de treize ans.
Preuve indéniable qu’il est un homme.
Les quantités absorbées commencent à laisser des traces.
Perte accélérée de ses cheveux.
Cernes pendantes sous les yeux.
— Vous étiez au sport? me demande mon père, en montrant du nez ma tenue.
— Oui.
Le silence retombe comme une chape de plomb.
— Et avec Julien… Ça va? demande-t-il pour briser le moment trop pesant.
— Oui, ça va à peu près, je réponds, mi-figue mi-raisin.
— Il ne décroche jamais quand je l'appelle, déclare ma mère en revenant avec un verre d'eau et, sur une soucoupe blanche, deux biscuits salés de marque TUC.
— Il est très occupé en ce moment, je réponds pour le disculper.
— Tout de même… Il pourrait me laisser un message surtout si j'ai cherché à le joindre.
— On le verra demain, la rassure mon père. Mercredi…
— Je ne pense pas qu'il viendra. Comme je vous le disais, il est spécialement occupé en ce moment.
Ma mère grimace.
Mon père se frotte les mains comme s'il les passait sous un robinet.
Le silence revient.
Un troupeau d'anges prend son temps pour défiler en procession.
— Ça sent bon, je déclare, une fois qu'ils sont tous passés.
— Vous voulez rester pour le déjeuner? me demande ma mère.
J'entends presque les grognements intérieurs de mon père devant l'épreuve annoncée.
— Très volontiers, je réponds, dans la foulée.
— C'est presque prêt, confirme ma mère. Ça ne vous dérange pas de manger dans la cuisine?
— Au contraire… Est-ce que je pourrais utiliser votre salle de bain?
— Oui, je vous montre où c'est.
Je suis ma mère vers l'unique salle d'eau de l'appartement.
Je la remercie.
Je ferme le loquet.
L'endroit n'a pas changé.
Baignoire étroite.
Lavabo orangé.
WC recouvert de moquette bleue.
Chaque espace est utilisé.
Poubelle en inox.
Corbeille à linge.
Placards de rangement.
Chaque surface est recouverte d'articles variés.
Je baisse le bas de mon survêtement pour voir s'il n'y a pas de dégâts.
Je n'ai pas de culotte ce qui est vraiment irresponsable vu le nombre de fois où je me suis assise.
La protection féminine a bien fonctionné.
Craignant néanmoins un nouvel incident, j'ouvre le tiroir du petit meuble près de la baignoire où ma mère stocke ses produits hygiéniques.
Je prends un tampon de marque Nett.
Je m'assois sur la cuvette.
J'écarte un peu les jambes.
Attrapant la petite ficelle qui dépasse, je tire doucement.
Le tampon usagé tombe dans l'eau.
Une douleur vive frappe mon bas ventre.
Un sang épais se met à couler.
Sur le moment, j'ai peur que ce soit autre chose que des règles.
Une blessure interne.
Une déchirure dans le vagin.
Je repense à Julien qui me prend violemment en levrette.
M'a-t-il blessée?
Je me plie en deux pour faciliter l'évacuation.
Après une minute ou deux minutes de crampes, la douleur s'éloigne.
Je m'empare d'une quantité de papier hygiénique pour frotter l'ouverture.
Le sang s'est arrêté de couler.
J'essuie.
Je tiens l'applicateur du nouveau tampon que j'insère loin entre mes lèvres.
La procédure me semble assez simple.
Il est en place.
Je me lève.
Je fais la chasse d'eau (sans savoir que c'est fortement déconseillé).
Je ne me sens pas tranquille pour autant.
Vais-je recommencer à saigner?
Ma mère a des protège-slips mais je n'ai pas de culotte pour les maintenir.
Une idée folle me traverse l’esprit.
Puisque j'y suis, je n'ai qu'à emprunter une culotte à ma mère.
Pas une propre.
Les propres sont dans le tiroir du haut de la commode dans la chambre de mes parents.
Par contre, dans la salle de bain, il y a la corbeille à linge sale.
J'hésite un moment avant de m'y lancer.
Je cherche sous les chemises sales et les serviettes humides.
Je suis vite récompensé.
Une culotte de ma mère.
Rien à voir avec la lingerie fine de Mathilde.
Il s'agit d'une culotte fonctionnelle couleur gencive qui semble provenir d’un stock de l'Armée Rouge.
Je ne l'examine pas de trop près.
Je fixe le protège-slip au fond de l'entrejambe.
Je l'enfile.
L'épaisseur de la ouate me rassure, immédiatement.
Finalement, je me lave les mains.
Je me brosse les cheveux.
Je me parfume de l'eau de toilette bon marché de ma mère.
Satisfaite, je vérifie que tout est aussi propre qu'à mon arrivée.
Sans le réaliser, j'ai passé une bonne vingtaine de minutes à me préparer.
Lorsque je reviens dans le salon, mes parents m'attendent impatients.
Je leur ai fait dépasser l'horaire du déjeuner.
Horaire plus sacré que celui du Paris-Lyon.
Chez nous, le gros repas de la journée a toujours été le midi.
Un repas avec entrée, plat, fromage et dessert.
Un rite immuable.
Mes parents vivent à des années lumière des régimes modernes et des informations sur la santé.
Pour eux, la santé n'est pas un avoir, un capital…
Mais un dû, un salaire.
Pareil avec leur rapport à l'argent.
On collecte son pognon tous les mois sans se tracasser d'où il vient.
La méthode communiste de se dire que tout va bien.
J’entre dans la cuisine le premier.
Voir la petite table mise pour trois déclenche chez moi un réflexe de Pavlov.
Un appétit violent.
Une montée brutale de salive à la bouche.
Je prends ma place de toujours.
Ma mère s’active aux fourneaux.
Une fois installé, mon père me passe la baguette.
J'en arrache un bon morceau afin d'attaquer mes œufs-mayonnaise.
Je n'ai pas à me tracasser des politesses.
Je connais par cœur cette table et tous ses rituels.
Je suis ici chez moi.
Je sais tout de tout.
Je sais où chaque objet est rangé, jusqu'à la pile de magazines érotiques de mon père cachée dans le haut de son armoire.
— Vous n'êtes pas au travail à la banque? me demande ma mère en déposant les assiettes.
— Je crois qu'on devrait arrêter avec le vouvoiement. En famille, c'est débile, non? Tu es Roger. Tu es Janine. Je suis Ju… Je suis Mathilde. On se connaît bien.
— Oui, mais c'est vos parents qui ne veulent pas, explique mon père.
— Mes parents? Des gros bourgeois à la con… J'en ai ras le bol de leur cinéma. De leurs codes de société. Nous sommes tous des êtres humains, non? Nous sommes tous égaux.
Mon discours égalitaire réchauffe clairement le cœur de mon père.
Je me souviens d'interminables discussions durant lesquelles j'argumentais que nous étions, bien au contraire, des individus.
Que justement, nous n'étions pas égaux.
Il ne voulait rien entendre.
Pour lui, les hommes étaient tous pareils.
Ils se valaient tous.
Ils étaient interchangeables.
— Je veux bien boire à ça, me dit-il, en attrapant la bouteille de vin rouge.
Il remplit nos deux verres d'une main lourde.
À moitié pour ma mère, qui, maintenant assise, y ajoute de l'eau.
Je soulève le mien pour trinquer.
— À l'égalité des sexes, je déclare, sans hésiter.
Je m'amuse avec lui parce que chez mon père l'égalité s'arrête à l'homme.
Les femmes, comme il dit, ce n'est pas la même chose.
Si la nature nous avait fait si différents c'est bien que nous n'étions pas pareils.
— Ah, non, s'énerve-t-il. Les femmes, c'est les femmes!
— Allons, doucement Roger, lui rappelle ma mère. Tu ne vas pas te lancer dans ta tirade. Pas devant Mathilde.
— Ben justement, elle devrait peut-être l'entendre. Elle, plus qu'une autre… Ça la concerne.
— Qu'est-ce qui me concerne?
— Ben, ce que vous… Ce que TU fais. De porter le pantalon, quoi! C'est pas naturel, ça.
— Porter le pantalon? je questionne, étonnée.
— Arrête donc Roger, s'inquiète ma mère.
— Tu vois, notre Julien… C'est pas ça qu'il veut de toi. Je vais te dire le problème avec notre fils… C'est qu'il est trop gentil… Si tu veux ma vraie opinion à moi, il était pas fait pour te marier.
Ma mère me regarde comme si, ayant reçu une insulte en pleine tronche, je vais tout à coup exploser.
Je reste calme.
Je trempe un bout de pain dans la mayonnaise Lesieur comme je le faisais autrefois.
— T'as probablement raison, Roger, je réponds, candidement, en appuyant l'intonation de son prénom. C'était une erreur… On aurait pas dû se marier. Je veux dire… Je crois que Julien… Il n'avait pas assez d'expérience… Il avait passé trop de temps avec ses études. Il avait pas assez de bagage humain pour choisir la femme qu'il lui fallait vraiment. Il a dit oui à la première venue.
— Oui, là on est d'accord, opine mon père, un peu surpris de ne pas avoir à débattre.
— Mais la question, je poursuis. La vraie question est… Qui? Qui aurait-il pu épouser? Tiens, si c'était comme dans l’ancien temps et que c'était aux parents de choisir, qui auriez-vous choisie pour lui?
— Sylvie, réplique ma mère, presque sans réfléchir.
— Oui, peut-être bien Sylvie, confirme mon père.
— Sylvie?
— Sylvie Dubrana… Elle habite l'immeuble, à côté. Une amie de classe de Julien.
Sylvie Dubrana.
Je la vois en esprit à seize ans comme si elle était devant moi.
Il est vrai que je l'avais toujours aimée.
À l'école, j'étais trop timide pour oser lui parler.
Comment mes parents savaient-ils que je m'y étais intéressée?
Comment savaient-ils qu'elle habitait les fantasmes de mon adolescence?
— J'aimerais bien la rencontrer, dis-je, en rêvassant.
— Elle habite encore là. Ses parents sont dans le sud. Elle y va même de temps en temps.
— Dans le sud?
— Du côté de Fréjus, confirme mon père.
— Ah, bon?
— Eh ben, en v'là qu'ont su trouver leur bonheur, commente-t-il, mystérieusement.
— Elle est mariée?
— Divorcée, précise ma mère. Elle vit toute seule. Avec sa fille… La petite a six ans. Elle est tellement mignonne.
Ma mère se lève pour amener le plat qui mijote.
Une blanquette de veau bien crémeuse, accompagnée de riz blanc.
Elle charge nos assiettes.
— Julien… Il… Il n'en a jamais parlé de cette Sylvie, je poursuis.
— C'est normal, philosophe mon père. Il a choisi un autre chemin. Il est beaucoup trop loin maintenant. C'est fichu.
Ma mère lui tape sur le bras pour corriger ses paroles.
Après tout, il parle à la femme de son fils.
Mon père grogne…
Il baisse le nez.
Il se concentre sur son assiette.
Nous mangeons en silence.
Ma mère pose encore quelques questions anodines pour nous éloigner du terrain miné.
Après la blanquette, je me sens fatiguée.
Un véritable coup de barre.
Je dois le montrer car ma mère pose une main sur la mienne.
— Ça ne va pas, Mathilde?
— Non, pas très bien… Est-ce que je pourrais m'allonger, un moment?
— Oui… Bien entendu.
Je me lève de table en titubant presque.
Mon père me regarde avec perplexité.
Ma mère me guide vers mon ancienne chambre d'enfant.
Un endroit minuscule.
Il n'y a plus de bureau ni de décoration.
Juste le placard et un lit d'appoint.
— Merci, je lui dis.
Je m'allonge sur le couvre-lit.
La tête me tourne.
Je pense un moment que je vais vomir.
J'inspire fortement deux ou trois fois.
— Vous… Tu es sûre que ça va aller? s'inquiète ma mère. Tu es toute blanche.
— Oui, merci… Juste besoin de m'allonger.
Ma mère me laisse seule.
Je ferme les yeux en tendant l'oreille.
Je suis trop éloignée pour comprendre la conversation sourde de mes parents.
Que pensent-ils de mon intrusion?
Que vont-ils imaginer?
Que quelque chose ne va pas dans notre couple.
Que je suis malade.
Que je suis enceinte.
Enceinte…
L'idée me trouble.
Ce n'est pas possible après tout le sang perdu.
Je lève les yeux au plafond.
Je retombe en enfance.
Mes parents, axés sur le bien-être de leurs enfants...
Ils ont besoin de retrouver leur fils.
Pas le Julien de Mathilde…
Leur fils d'autrefois.
Celui qui passait ses soirées à solutionner des équations.
Celui qui jouait au foot dans la cour avec ses copains de la résidence.
Celui qui regardait briller la lumière chez Sylvie Dubrana.
Le petit lit douillet m'apaise.
Un cocon familier.
Je pense à la culotte de ma mère autour de mes hanches.
Je n'ai aucune honte.
Au contraire, sa présence me rassure.
Ma maman…
Elle est à l'opposé de Mathilde.
Ce n'est pas une belle femme.
Petite.
Peu de formes.
Un visage ingrat.
Les hommes ne se retournent pas sur son passage.
Je me suis bien demandé ce que mon père lui avait trouvé.
Lui, dans sa jeunesse, avait pas mal d'allure.
Plutôt bien bâti.
Un sportif…
J'avais un peu son physique.
Pascale avait hérité de maman.
Celle qui me tenait contre son sein quand rien n'allait.
Je dors tout l'après-midi.
Ma mère, Janine, vient me secouer gentiment.
— Mathilde… Tu vas bien? Tu vas mieux maintenant?
Sur l'instant, je crois sincèrement que je suis redevenu normal.
Normal sans e...
Que j'ai retrouvé mon corps d'homme adulte.
Je reprends mes esprits.
Je me réveille à l'impossible réalité.
Je suis toujours Mathilde dans son survêtement bleu brodé du sigle de la GBF.
— Il est quelle heure?
— Il est dix-huit heures passées.
— Je dois rentrer, je déclare, en me redressant.
— Mon mari va te raccompagner.
— Non… Surtout pas! J'ai… J'ai ma voiture.
— Ah, bon?
Ma mère connaît nos voitures.
Elle sait que nous ne les garons jamais dans le quartier.
Je me redresse.
— Oui, je dois y aller… Je… Merci pour le déjeuner.
Je quitte la petite chambre en vitesse.
Je prends mon manteau et mon sac à main que ma mère a préparés sur le banc de l'entrée.
Mon père est absent.
Nous échangeons une bise rapide.
— Au revoir, je lui dis, en tirant derrière moi la porte d'entrée.
Je déboule des escaliers.
Comme je n'ai pas de voiture, je compte effectuer le trajet habituel lorsque je leur rends visite.
Métro et train de banlieue à Saint-Lazare.
Un taxi pour terminer.
Une heure minimum de trajet.
Un itinéraire que je connais par cœur.
Plus tard, à bord du Transilien, j'ai le visage collé contre la fenêtre à repenser à l'étrange après-midi chez mes parents.
Pourquoi suis-je allée les voir?
Qu'est-ce que mon inconscient espérait y trouver?
Une solution?
Une issue?
Une délivrance?
Je suis en prison…
Je suis dans la pire prison du monde puisque je suis prisonnier d'un corps qui n'est pas le mien.
Je sens des yeux posés sur moi.
En face de moi, un noir particulièrement baraqué me dévisage.
Je serre mon sac à main contre ma poitrine.
J'ai peur.
J'ai peur de lui et des hommes dans le train.
Une peur féminine…
Peur d'être suivie.
Peur d'être attaquée.
J'arrive chez moi saine et sauve.
À ma grande surprise, toutes les lumières sont allumées.
De la musique extrêmement forte résonne à travers notre maison.
Du Haendel.
Musique pour les Feux d'Artifice du Roi, la Réjouissance.
Encore un morceau préféré de Julien.
Les enceintes qui coûtent dix mille euros la paire tonnent au maximum de leur puissance.
D'après Mathilde, la qualité du son est fantastique.
Personnellement, je n'ai pas l'oreille assez fine pour différencier des enceintes à mille ou à dix mille euros.
J'ôte mon manteau.
Je l’accroche dans le placard de l'entrée.
Pleine d'appréhension, j'avance vers la musique.
Le fiasco de la matinée revient à la charge.
J'ai tout foiré.
Je me suis humiliée.
Que va dire mon mari?
Je le vois dans le reflet de la baie vitrée enfoncé dans le grand fauteuil d'écoute.
Un siège profond en cuir rouge de chez Rolf Benz.
Julien porte le même costume que ce matin.
La chemise ouverte.
La cravate défaite.
Il a dans la main gauche un verre ballon, rempli de vin rouge.
Il savoure la musique.
Il déguste un grand crû.
Il a dû sentir ma présence car il pivote lentement le fauteuil vers moi.
Il me voit debout au milieu de la pièce.
Je suis figée.
Incapable de bouger un cil.
Julien se lève calmement.
Il avance vers moi.
Je ne peux pas juger de son état d'esprit.
Pas d'expression sur son visage.
Pas de petit baiser sur les lèvres.
Pas d'embrassade tendre à venir.
Tout ce qu'il trouve à faire c'est de lever la main droite bien haut et de la rabaisser de toutes ses forces contre ma joue.