Un rêve.
Un mauvais rêve.
Un cauchemar, quoi.
Le cauchemar est particulièrement réaliste.
En fait, il est plutôt surréaliste à la manière d'une peinture de Salvador Dalí.
D'ailleurs à l'époque, j'avais dans ma chambre à coucher une gravure signée de l'artiste.
La Métamorphose de Narcisse, l'un des chefs-d'œuvre du peintre catalan.
Mon rêve est assez différent de ce tableau mais la texture hallucinante est à l'identique.
Dans ce rêve, je suis nu et décharné.
Un corps sans visage.
Sans formes.
Je cours le long d'un ponton en bois, bordé d’une mer d'huile.
Je cours à perdre haleine vers un infini à damier noir et rouge.
J'ai terriblement peur.
Je suis incapable de me retourner car je sais que, derrière moi, des figures inconnues, sortes de formes humaines immondes, avec leurs mains noires tendues vers l'avant, veulent m'empoigner.
Je me sais perdu.
Je n'ai ni la vitesse ni l'endurance pour leur échapper.
Ma fuite est stoppée par la fin du ponton.
Les mains innombrables parviennent à m'attraper.
Elles me forcent à me courber et à entrer à l'intérieur d'une boîte de fer.
Recroquevillé sur moi-même, je sens le couvercle que l'on referme et qui m'oblige à plier l'échine.
Affolé, je me débats pour échapper à ce réduit étouffant.
La lumière éclatante s'éteint.
Dans le noir complet, j'entends la visseuse électrique qui scelle ma prison.
Incapable de bouger d'un millimètre, je suis compressé.
Je suis écrasé.
Je vais surtout manquer d'air.
Pour ajouter à ma terreur, je sens un liquide froid qui pénètre l'habitacle.
L'horreur est à son comble.
Je ne vais pas mourir asphyxié.
Je vais mourir noyé…
Le liquide emplit rapidement mon espace si bien que je goûte sur mes lèvres l'épouvante.
Ce n'est pas de l'eau mais une huile nauséabonde comparable à la graisse d'un moteur vidangé.
Je me débats une dernière fois.
Sans succès…
En temps normal, acteur d'un cauchemar aussi violent, c'est à ce moment critique que l'on se réveille en sursaut.
Pas dans le mien…
Le liquide toxique s'infiltre partout.
Je n'ai plus d'air.
Je dois ouvrir la bouche.
Dans un dernier appel désespéré, je hurle un long cri de silence.
Un cri sans sonorité qui provoque ma chute dans l'infini.
À présent, je tombe dans l'obscurité d'un vide particulièrement sombre.
Pour augmenter ma torture, deux mains invisibles s'emparent des bords de ma bouche pour agripper mon enveloppe.
N'ayant apparemment plus de squelette, elles peuvent retourner ma peau à la manière d'un habit que l'on inverse avant de le laver.
C'est alors que j'ouvre un œil à la réalité...
Je pense, sur le coup, me retrouver dans mon lit, le corps dressé, en sueur, soulevé par la pulsion électrique de cette fausse alerte mentale.
Il n'en est rien.
Je n'ai fait qu'ouvrir les yeux.
Pas de mouvement brusque.
Pas de râle de frayeur.
Je suis dans mon lit, plongé dans l'obscurité d'une nuit ordinaire.
Et pourtant, quelque chose ne va pas.
Une question de perspective…
Normalement, lorsque j'ouvre un œil dans la nuit, je suis couché sur mon épaule droite, face au mur grisâtre avec, en son centre, une console très moderne, surplombée de la lithographie de Dalí susmentionnée.
Cette fois-ci, je suis couché sur mon épaule gauche.
J'ai une vue de la grande fenêtre avec ses stores à lamelles abaissées.
Pas de doute, je me réveille du mauvais côté du lit.
Mais il y a autre chose qui ne va pas du tout.
Une question de forme…
Une question de volume physique…
D'instinct, je glisse une main vers mon entrejambe.
Lorsque je fais un rêve particulièrement imagé, souvent à l’aube, mon sexe se retrouve systématiquement en érection.
Je dois le remettre en place ou m'assurer qu'il ne jaillira pas de mon pyjama en chemin pour aller uriner.
Mais là, rien.
Rien du tout.
Ma queue a disparu.
Cette découverte incongrue me force à me redresser.
Je cligne des yeux en cherchant à retrouver mes esprits.
Je m'habitue lentement à l'obscurité.
Je suis dans mon lit.
Dans ma chambre à coucher.
Je porte un pyjama.
Il est doux au toucher.
De la soie.
Perplexe, je remonte lentement mes deux mains vers mon torse.
Pas de doute.
Sous mes doigts, une paire de seins de femme.
Qu'est-ce que c'est que cette connerie?
Je bondis hors du lit comme si je venais d'y découvrir un serpent venimeux.
Dans une panique totale, je me tourne et je me vois.
Moi…
Moi-même…
Je suis dans le lit.
Couché à ma place habituelle, je dors profondément.
Éberlué, je fixe le contour de mon visage familier.
Je comprends la situation extraordinaire.
Je me suis réveillé dans le corps de ma femme.
Pour me rassurer, j'imagine que mon cauchemar, si intense et si particulier, se poursuit.
Un rêve dans un rêve…
Cela ne m'est encore jamais arrivé mais j'imagine que c'est de l'ordre du possible.
Il suffit de faire quelque chose de physique pour se réveiller.
Se pincer le bras.
Se mordre la langue.
Une douleur pour m'extraire du délire.
Dans la pénombre, je devine mes mains.
Elles sont petites.
Des doigts fins aux ongles légèrement brillants.
Résolu, je me pince l'avant-bras.
Une douleur vive.
Pas de changement apparent.
Je recommence sans résultat.
Paniqué, je traverse notre chambre à coucher vers la salle de bain mitoyenne.
Lors d'une visite nocturne, je laisse la lumière éteinte de crainte qu’un peu de clarté, même sous la porte fermée, dérange ma femme assoupie.
La situation est trop invraisemblable pour prendre cette précaution.
Je ferme la porte.
J'effleure l'interrupteur.
La lumière vive illumine l'espace.
Je cligne des yeux.
Choc mental…
Dans le grand miroir devant moi, j'ai le reflet de Mathilde.
L'image parfaite de ma femme dans son pyjama de soie rosé.
Je suis tétanisé.
Le corps mystérieux que j'habite est subitement traversé d'émotions nouvelles.
Une production chimique inconnue me rend complètement anxieux.
Je suis paniqué.
Je suis terrorisé.
Mes yeux s'emplissent de larmes involontaires.
Qu'est-ce qui se passe?
Comment est-ce possible?
J'avance une main tremblante devant moi.
Je cherche à toucher le reflet dans le miroir.
Je ne fais que heurter de mes doigts l'objet lisse et froid.
Je dirige alors cette main si petite et si étrange vers mon visage.
Je sens le contact sur ma joue.
Je suis comme devant une vidéo de Mathilde à laquelle j'ajoute la sensation physique.
Une réalité virtuelle…
Je déglutis de nervosité.
Plus téméraire, je baisse le nez vers le lieu de toutes les fascinations masculines.
Le corps féminin et ses jardins secrets…
Délicatement, j'effleure ma poitrine.
J'ai les seins de Mathilde sous les doigts.
Pour la première fois de ma vie, j'expérimente ce qu'elle peut ressentir de l'intérieur.
J'éprouve la pression réelle de la force exercée sur sa chair.
Je m'aventure un peu plus bas.
J'écarte le bord du pyjama pour révéler le haut de la toison dorée.
J'avance une main timide.
J'effleure les poils intimes.
Si fins.
Si doux.
Le sexe de ma femme entre mes jambes.
Je suis parcouru d'un frisson violent.
Qu'est-ce que c'est que cette connerie?
Un nouveau sursaut émotionnel m'ébranle.
Mon cœur se met à battre comme jamais.
Mais, merde quoi!
Je ne suis pas Mathilde.
Je pense dans ma tête comme avant.
Je suis bien moi-même, là-dessous.
Je suis Julien…
Je ferme les yeux pour vérifier mon état mental.
Rien n'a changé.
Je n'ai pas dans mon cerveau les idées de ma femme.
Je ne sais toujours pas ce qu'elle pense.
Je suis bien moi, sauf que je suis dans le corps d'une femme.
Pour m'en assurer, je fais le geste masculin par excellence.
J'introduis le majeur de ma main droite loin entre les lèvres de mon vagin.
J'apprends que pour cet espace non stimulé la sensation est plutôt désagréable.
Vacillant, je cherche un lieu où m’asseoir.
Je vois le toilette à deux pas sur ma droite.
Je soulève le couvercle machinalement.
Dans l'instant, je réalise que j'ai une forte envie matinale de me soulager.
Je m'assois sur la cuvette en baissant le bas de mon pyjama.
Je relâche instinctivement mon sphincter pour entendre l'étrange sifflement de la miction féminine.
Je pisse comme une nana.
Qu'est-ce que c'est que cette connerie?
Je prends mon visage entre les mains.
Pour réfléchir.
Pour me cacher.
Pour pleurer.
Ce n'est pas un rêve.
Pas un cauchemar.
Alors, c'est quoi?
J'ai eu un cauchemar particulièrement violent.
Un cauchemar où je mourais.
Je revois les images fortes.
Les sensations terribles.
Au matin, je renais dans la réalité du corps de ma femme.
Inconcevable…
Impossible.
Les yeux toujours embués, j'essuie mon intimité d'une feuille de papier toilette.
Je fais la chasse d'eau.
Je me rince les doigts.
J'asperge mon visage.
Chaque perception est exacte.
Chaque geste produit la sensation mentale correspondante.
Par association, une question m'affole…
Si je suis Mathilde…
Si je suis ma femme.
Qu'en est-il de moi?
Qui dort à ma place dans notre grand lit?
Je quitte la salle de bain sans me tracasser de la lumière.
Le faisceau brillant emplit notre chambre à coucher.
Du lit conjugal, mon visage d'homme dépasse des draps.
Je suis là...
Couché à ma place habituelle, à dormir lourdement.
Je porte mon pyjama à rayures bleues, celui que j'avais enfilé la veille.
J'ai subitement l'espoir que si je le touche, que si mon corps s'éveille, tout va redevenir comme avant.
Je pose alors une main timide sur l'épaule couverte du drap.
Je secoue un peu.
Je secoue un peu plus fort pour m'entendre dire sur un ton endormi:
— Qu'est-ce qu'il y a? Laisse moi dormir, merde… Je fais un super rêve.
Ma voix comme je l'ai rarement entendue.
Une expérience similaire à un enregistrement avec un magnétophone.
Dans cette confusion vocale, j'entends ma nouvelle voix, celle qui s'échappe de mes lèvres, pour dire:
— Mathilde, réveille-toi… Réveille-toi, bon sang.
J'ai utilisé le prénom de ma femme sans réfléchir.
Par logique.
Je ne vais pas l'appeler par mon prénom.
Rien n'a de sens.
— Mathilde, réveille-toi, bon sang, je lui dis, en insistant.
La voix de ma femme tourbillonne dans ma tête.
La voix de son oreille interne.
Cette fois, je secoue si fort que j'oblige le dormeur à ouvrir un œil.
Il se dresse sur un bras.
— Ça ne va pas la tête… C'est dimanche, merde!
La voix masculine à plein volume fait écho dans notre chambre à coucher.
Le ton.
L’inflexion.
Le choix des mots.
C'est bien Mathilde qui me parle.
Ma femme habite mon corps.
— Il… Il s'est passé quelque chose de… de très grave, j'ajoute bouleversé, à la limite d'une nouvelle crise de larmes.
— Quoi? me demande Mathilde, sans réaliser la situation.
Elle se gratte la gorge.
Sa voix doit sonner bizarrement dans ses oreilles.
Elle écarquille les yeux.
Elle me fixe.
Elle redresse son torse.
Elle regarde ses mains.
Elle examine ses bras.
Elle remonte une manche de son pyjama de coton.
Elle sent les poils drus sous sa paume.
La stupéfaction la frappe de plein fouet.
Elle écarte les draps.
Tout comme je l'ai fait en me réveillant, elle porte son attention vers son entrejambe.
Elle met la main contre le sexe d'homme en semi-érection qui dépasse de la braguette.
Je fais deux pas en arrière…
Je pense que ma femme, transmutée dans mon corps d'homme, va hurler d'épouvante.
Qu'elle va tomber en crise de nerfs.
Bien au contraire, je lis sur son visage, non pas le désarroi et l'effroi, mais une immense joie.
— C'est dingue! C'est complètement dingue! s'exclame-t-elle, en appuyant derechef sur sa verge vaillamment dressée.
Mathilde bondit hors du lit.
Elle fonce vers la salle de bain.
La porte claque, me laissant seul dans la pénombre.
J'effleure mon iPhone sur la table de nuit.
Il est à peine sept heures du matin.
J'allume la lampe de chevet.
Je viens m'asseoir sur le rebord du lit pendant que, de la salle de bain, s'échappent des bruits d'eau sonores.
Que fait ma femme, là-dedans?
Écœuré.
Chaviré.
Dans un état psychologique second, je m'écroule en travers de l'édredon pour fixer le plafond élevé.
Je suis ma femme.
Ma femme est moi.
Rôles inversés.
Je refuse de l'accepter.
Je ne suis pas Mathilde parce que j'ai bien mes idées d'avant.
J'ai en mémoire tous mes souvenirs de petit garçon.
D'adolescent…
D'homme marié.
Mon cerveau est entier.
Inchangé.
Je vois très clairement l'immeuble de proche banlieue où je suis né.
Mes parents…
Mes camarades de classe…
Mes copains de la Cité Aragon.
Je me souviens parfaitement de la veille.
Les courses, le matin.
Un samedi après-midi de shopping à Saint-Germain-en-Laye.
Le soir, un film devant l’écran de notre salon.
Mathilde n'a pas regardé.
Elle a passé la soirée derrière son ordinateur à travailler.
Rien de particulier à cela.
Seule entorse à la règle, j’ai bu un verre de vin rouge…
Gros plan mental de la bouteille que je tiens dans la main.
Le tire-bouchon…
Les grands verres ballons.
Une bouteille unique…
Une bonne bouteille de la cave de ses parents.
J'ai subitement l'idée fantasque que le vin est responsable.
Une sorte de potion magique.
Un philtre de sorcière...
Je quitte notre chambre.
Je fonce vers la cuisine.
Comme je n'ai pas enfilé de chaussons, je réagis au froid du carrelage du couloir.
La maison est glaciale.
Nous n'avons jamais réussi à la chauffer correctement.
Mathilde et moi habitons un bunker, nom que nos visiteurs donnent à notre maison pour nous taquiner.
Vue de l'extérieur, c'est une juxtaposition de carrés de béton, sans harmonie véritable.
Une maison d'architecture brutaliste signée Antonio Heredia, un type relativement connu.
La maison est immense pour un seul couple.
Quatre cent mètres carrés habitables, élevés sur un mouchoir de poche.
Une bâtisse tout en verre.
En acier.
En béton armé.
Grise.
Laide.
Avec des hauteurs de plafond vertigineuses.
L'édifice se situe sur les hauteurs de Louveciennes avec une vue imprenable sur Paris.
Adorée par quelques amateurs mais détestée par nos voisins bourgeois conservateurs, c'est une maison d’artiste photographiée dans des magazines d'architecture et dans des revues de décoration.
Une maison impossible à vivre, tant par la taille que par l'absence totale de chaleur.
La cuisine est immense.
Trente mètres carrés à elle toute seule.
Une structure de gare de métro avec des colonnes en acier et un sol de pierre brut.
Des câbles métalliques tendus ajoutent la note finale au style proto-industriel.
Je traverse la pièce froide, suréquipée d'une batterie de machines modernes en acier brossé.
Dans un coin trône la cave à vin électrique.
Le dernier cri…
Un réfrigérateur à température contrôlée.
Non loin, posée sur le comptoir, la bouteille entamée.
J'étudie l'étiquette avec la concentration d'un œnologue.
Un Château Desnos, Grand Crû de 2005.
Une bouteille de collection.
Je m'empare d'un verre ballon.
Je veux me servir un fond.
— L’heure de ton petit coup de rouge matinal?
Surpris, je me tourne vers la voix intruse.
C'est ma sœur…
Pas la sœur de Mathilde.
Ma sœur à moi, Julien.
Elle est habillée comme si elle sortait du froid.
J'en déduis qu'elle vient de rentrer.
Elle s'appelle Pascale…
Pascale Paulette Breton.
Pépébé, pour les copains branchés.
Mathilde l’appelle systématiquement le pou pubien.
Le pou pue bien.
Ouais...
Je suis plus nuancé dans sa description.
Il est vrai que Pascale peut passer pour un parasite.
Elle ne sent pas toujours très bon.
Pour moi, Pascale est, avant tout, un drôle de numéro.
Un vrai poème…
Un chant de Maldoror que je préfère ne pas trop évoquer dans mon nouveau milieu.
Pour la dépanner, Pascale loge chez nous depuis une bonne semaine.
Le mois dernier, elle s'est fait virer de sa chambre de Gentilly.
Le propriétaire parlait de tapages nocturnes incessants.
De mauvaises odeurs dans le couloir.
Dans sa grande parka militaire, des DocMartens aux pieds, son foulard gris de fedayin, ses cheveux noirs courts laissés hirsutes par son bonnet à pompon violet, Pascale dénote dans le décor ultra-clean de notre bunker de Louveciennes.
Une petite puce bohémienne tombée dans une grande tasse de consommé glacé.
Pascale s'approche de moi sans imaginer qu'elle a son frère en face d'elle.
Je suis figé sur place, semblable à un enfant pris la main dans le sac de quelque caprice coupable.
Pascale s'approche encore.
Je comprends qu'elle avance le visage pour me faire la bise.
Ce qui m'étonne…
Je la lui rends, à peine.
Je ressens le froid de l'extérieur contre ses joues rosées.
— Tu viens d'où? je m'inquiète.
La voix de ma femme qui parle pour moi.
Sauf que Mathilde ne lui aurait jamais posé pareille question.
Elle s'en fiche de Pascale comme de sa première culotte.
— Qu'est-ce que ça peut bien te faire? confirme Pascale, sur un ton défensif. J'étais avec des copains à claquer ton fric. Tu m'en sers un petit?
Pascale dépose sur le comptoir de granit poli son immense besace trouée et raccommodée par des badges politiques à tendance anarchiste.
Je tiens la bouteille contre moi à la manière d'une mère qui protège son bébé.
— Euh, non… Je crois qu'il est mauvais.
— Fais voir…
Pascale tend la main.
Je n'ose pas la lui donner.
— Pourquoi tu fais ta chochotte, maintenant? Et puis, mauvais, mon cul… Allons, Mathilde… Tu me filerais de la mort-aux-rats, si tu pouvais.
Pascale me prend la bouteille des mains.
Elle examine l'étiquette.
Elle colle son nez au-dessus du goulot.
Elle grimace.
Se tournant vers le lavabo, elle renverse le fond de la bouteille pour la vider.
— Non!
— T'as raison. Il est pas bon. Il pue… Prends-en une nouvelle, me conseille Pascale. C'est pas ce qui manque ici.
Elle ouvre la porte de verre fumé de notre cave à vins.
Elle s'empare d'une bouteille au hasard.
— Tu veux que je te l'ouvre, c'est ça? propose-t-elle, en cherchant son couteau suisse dans le bric-à-brac de ses affaires.
— Non, merci.
— Ouais, t'as raison… La partie de baise doit continuer et c'est pas un truc qu'on fait à jeun… Rien de mieux que de la bibine de bourgeois pour décoincer tes tuyaux bouchés. Pas vrai, ma cocotte? Allez, t'en fais pas, princesse. Je vais te laisser en paix avec ton prince charmant.
Pascale fourre la bouteille de vin chapardée dans sa musette.
Elle tourne des talons pour aller retrouver la petite chambre que je lui ai aménagée au sous-sol, à côté du garage.
Pas la belle chambre d'amis avec les meubles signés par des créateurs réputés.
Juste une pièce prévue à l'origine par l'architecte pour loger un gardien.
Juste assez de place pour un lit et un coin sanitaire.
Une sorte de cellule de prison.
Je souffle enfin.
C'est donc sur ce ton qu'elles se parlent entre elles quand je ne suis pas là?
Je connais bien ma sœur.
Elle n'est pas méchante mais elle sait énerver.
Mathilde a pas mal rechigné avant de l'accueillir chez nous.
Pas question d'héberger une paumée…
Une droguée…
Même si la sœur de son mari est sans logement, sans emploi et sans ressources.
Je m'empare de la bouteille vide restée sur le comptoir.
Il y a encore quelques gouttes au fond.
Je bascule le goulot entre mes lèvres pour aspirer ce qu'il en reste.
C'est peut-être suffisant pour me redonner une apparence normale.
Le goût du vin rouge me râpe la bouche.
Affreux…
J'ouvre la porte du réfrigérateur géant.
Je me sers un verre d'Evian.
Notre cuisine donne en surplomb sur l'immense salon avec ses baies vitrées de plein pied.
Je vois à l'horizon un soleil d'hiver timide qui peine à se lever derrière Paris.
En buvant, un peu d'eau coule sur le devant de mon pyjama.
Je sursaute au contact froid.
La tache humide révèle mon mamelon qui réagit.
Si ma propre sœur peut se méprendre sur mon apparence physique, le reste du monde le fera aussi.
Puis-je seulement dire la vérité?
À qui puis-je me confier?
Allons, ce n'est pas à ma sœur que je dois parler, mais bien à ma femme.
Mathilde doit me rendre mon corps.
Je n’ai vraiment pas envie de vivre dans sa peau.