Le samedi matin, je me réveille vaseuse.
La perspective d'un week-end entier avec Julien me déprime.
Surprise, il s’active.
Il me fiche la paix.
S'il n'est pas à la GBF, il est derrière son ordinateur à pianoter furieusement.
Je m'occupe des tâches ménagères pour m'éclaircir la tête.
Lundi venu, je compte résilier le contrat avec la femme de ménage.
Ce sera toujours cela d'économisé.
Dans mon jean moulant, mes tennis blanches et le vieux sweat-shirt gris de Julien que j’ai coupé aux manches, j'attaque le ménage.
À quatre pattes, je récure les toilettes.
Grimpée sur un escabeau, je fais la poussière des meubles hauts.
Je gratte partout dans la cuisine.
Le filtre de la hotte encrassé de vieilles huiles immondes ne me fait pas peur.
Au moment d'aller faire mes emplettes, j'ai tout de même le courage d'interrompre Julien dans son travail.
— Tu peux me donner de l'argent pour les courses? je lui demande, fermement.
— Qu'est-ce que tu me veux, maintenant? râle-t-il sans arrêter de taper sur son clavier.
— De l'argent… Tous tes comptes… Tous mes comptes si tu préfères, sont bloqués… Donc, si je pouvais avoir un peu de mon argent.
— Écoute, cocotte… Je te l'ai déjà dit hier soir. Comme on fait son lit, on se couche.
— C'est toi qui a fait tout ça! Le fric que tu dépenses en ce moment… Il est à moi! Ce sont mes économies.
— Non, non… Moi c'est moi… Toi c'est toi. Ne mélangeons pas tout… Et puis, tu ne vas pas payer avec une carte au nom de Julien Breton. Imagine qu'ils veuillent voir une pièce d'identité.
— Je n'ai pas d'argent pour acheter à manger.
— Démerde-toi! Et, viens pas me faire chier, maintenant! Je bosse moi, figure-toi.
Dès que je lui parle mes nerfs sont à fleur de peau.
Mes mains tremblent.
Mes jambes se dérobent sous moi.
Dès qu'il augmente le ton de sa voix, des larmes me montent aux yeux.
Cette fois encore, je les essuie de ma manche.
Ma détresse émotionnelle lui arrache un sourire sadique.
Ébranlée par cette injustice manifeste, par ce vol qualifié, je cherche un refuge momentané.
Je pense à Pascale.
Cela fait un moment que je ne l'ai pas vue.
Je descends au sous-sol.
Je traverse notre garage.
Je frappe à sa porte.
Pas de réponse.
Je pénètre dans la petite pièce.
Vide.
Pascale est partie.
Envolée.
Avec toutes ses affaires.
Il n'y a plus que le matelas étroit à même le sol et quelques vieux exemplaires du Monde Libertaire.
Je remonte vers le salon.
Cherchant un peu de force intérieure pour affronter Julien, je me plante face à lui.
— Pascale n'est plus là. Elle est partie pour de bon, je crois.
— Bon débarras.
— Où est-elle?
— Pas la moindre idée…
— Qu'est-ce que t'as fait?
Julien lève le nez.
— J'en avais assez de l'avoir dans nos pattes alors hier soir, pendant que tu suçais des bites à Saint-Germain-en-Laye, j'ai pris toutes ses affaires et je les ai balancées sur le trottoir devant la maison. Quand elle est rentrée, je lui ai dit de dégager et de ne plus jamais remettre les pieds ici.
— Mais, c'est ma sœur…
— Alors, démerde-toi avec elle.
— Qu'est-ce qu'elle a dit?
— Elle m'a laissé entendre ce qu’elle pensait… Comment le fric m'avait pourri jusqu'à la moelle… Pourri par le fric? Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre.
— Et toi? Qu'est-ce que tu lui as dit?
— Je lui ai dit ce que je pensais vraiment d'elle. Une tarée… Une paumée. Même toi tu me l'as toujours dit… Et, t'avais raison! Faut l'admettre… C'est comme ça dans la nature… Du pommier, il tombe quantité de fruits pourris. Qu'est-ce qu'on en fait? Ben, on les balance tout simplement. On ne peut même pas en faire de la purée. À la limite, on les donne à bouffer aux cochons… Une fille comme Pascale, elle est juste bonne pour se faire tringler à la chaîne dans un bordel de la zone. Pas un bordel chic… Non, un truc pour immigrés. Dix balles pour tirer un coup dans une roulotte de chantier. Puis, une fois qu'elle a la chatte et le cul bien défoncés, on l’élimine. Problème résolu…
— Elle t'a dit, au moins, où elle allait?
— À mon avis, elle est retournée chez tes parents. Qui se ressemble, s'assemble. Telle mère, telle fille… Si tu vois ce que je veux dire.
Furieuse, j'ai envie de le massacrer.
Craignant une nouvelle confrontation physique, je le laisse en plan sans rien ajouter.
J’ai envie d’appeler mes parents pour prendre des nouvelles de Pascale mais je ne veux pas rester une seconde de plus dans cette maison.
Je prends mon sac à main, mes clés et mon blouson de cuir pour faire ce que je sais faire le mieux.
Filer…
Dix minutes plus tard, je suis au volant de la 911 noire à rouler sur l'A13.
La voiture est sur la réserve de carburant.
Je m'inquiète pour le chemin de retour.
Je roule vers Montrouge en pensant à Pascale mais aussi à Philippe et sa révélation de la veille.
Le marabout de Malakoff…
Malakoff est juste à côté de Montrouge.
Quelle curieuse coïncidence, non?
Pouvais-je le retrouver ce type?
Sans nom…
Sans signalement.
Ou pouvais-je user d’un stratagème auprès de Philippe pour arracher le nom du maître magicien?
— Allô Philippe, c'est Mathilde… J'ai changé d'avis… J'ai envie de retourner voir le marabout à Malakoff mais j'ai égaré ses coordonnés… Tu les aurais?
Non…
Je n'ai pas le courage de lui parler à nouveau.
Même au téléphone.
Arrivée sur le périphérique, je sors porte de Châtillon.
Je ne vais jamais en voiture chez mes parents.
Une 911 dans un quartier comme le leur, ne pourrait qu'aiguiser les appétits des malfaiteurs.
Aujourd'hui, je m'en fiche complètement.
Une Porsche en LLD au nom de Mathilde de Lombarès, quelle importance?
Les voyous peuvent bien y mettre le feu s'ils le veulent.
Le parking de la résidence de mes parents étant, comme à l'accoutumée, archi-comble, je me gare sur le trottoir dans une rue mitoyenne.
Je coupe le moteur de la Porsche noire de Mathilde, ce bolide qu'elle aime tant.
Dans un moment de colère et de frustration, je laisse les clés sur le contact.
Je me dirige vers notre immeuble.
Le samedi après-midi, mes parents sont généralement de retour de leurs courses.
Aujourd’hui, il y a nettement plus de monde qu'en semaine.
Quelques jeunes loubards qui rodent autour des entrées m'épient de loin.
Je serre mon sac contre moi.
Je file vers notre porte.
Comme trop souvent, elle est grande ouverte.
Je monte les escaliers à toute vitesse.
Arrivée devant la porte de l'appartement, je sonne.
Chou blanc.
Pas de réponse.
Je frappe plusieurs fois de mon doigt courbé.
Personne.
Mince, je me retrouve dans une drôle de situation.
Que vais-je faire?
Attendre sur le palier?
En bas de l'immeuble?
Avec tous ces petits voyous pour me reluquer?
Je n'ai pas un centime sur moi…
Rien pour aller prendre un café.
Ne pouvant rester plantée là, je redescends vers le rez-de-chaussée.
Dans le parking, la Dacia de mon père est à sa place.
Il ne l'utilise que très rarement.
Pour tout dire, jamais…
Il refuse de la vendre.
Sans auto, on n'est pas un homme.
Que faire?
Il fait froid.
Je suis gelée.
Il y a bien le centre commercial à vingt minutes à pied mais cela m'obligerait à traverser la Cité Aragon qui est mal famée.
Autrefois, je ne me serais pas inquiété.
L'habitude du lieu…
Des gens.
Un gamin du quartier.
En femme…
Jean moulant, chemisier blanc et blouson cintré, je vais me faire embêter.
La bourgeoise qui vient chercher de l'excitation chez les paumés.
Un frisson que je préfère éviter.
J'en suis à méditer mon prochain mouvement lorsque je la vois de loin.
Pas de doute, c'est elle.
Le visage…
L'allure.
La démarche.
Juste quelques années en plus…
Sylvie Dubrana.
La femme que mes parents auraient voulu me voir épouser.
Sylvie, la chaussure à mon pied.
Elle est vêtue d'un blue-jean délavé troué, de bottines fatiguées et d'un anorak violet.
Ses cheveux bruns coupés courts sont plaqués sur le bord de son visage.
Elle dirige une poussette en fin de carrière avec, à son bord, un enfant en bas-âge.
Elle porte de nombreux sacs de courses en plastique au sigle de l'hypermarché voisin.
— Sylvie, je l'appelle, en lui faisant un grand signe de la main.
J'ai parlé un peu sans réfléchir.
Une impulsion.
Encore à dix mètres de moi, elle lève le nez.
Je m’approche.
— Sylvie, je répète sur ma lancée.
— Oui? me demande-t-elle, méfiante.
Comment lui parler?
Comment lui expliquer?
Que dire?
— Bonjour Sylvie… On ne se connaît pas… Je… Je suis la femme de Julien.
— Julien qui?
— Julien Breton… De l'immeuble là-bas.
— Ah, bon? Ouais, Julien… Je vois.
La méfiance n'est pas retombée.
— Je… Je vous ai reconnue parce que Julien parle souvent de vous.
— De moi? C'est vrai ça?
Elle n'y croit visiblement pas.
— Il m'a montré une photo.
Vu que je suis une femme, Sylvie ne se sent pas trop menacée.
Je lis néanmoins sur son visage qu'elle craint l'entourloupe.
Une méfiance automatique, développée à vivre dans un quartier de désespérés.
— Je… Je suis venue voir mes beaux-parents, je poursuis, en justifiant ma présence. Ils ne sont pas chez eux.
— T'as pas leur numéro?
Son tutoiement spontané m'invite à poursuivre le contact.
Il m'aide curieusement à retrouver pied.
— Je suis complètement dans la lune, aujourd'hui… J'ai laissé mon portable à la maison… Tu n'aurais pas leur numéro?
— Euh, non… Désolée… Je les connais juste de loin, tu sais… On ne se parle presque jamais.
— Mince, je grimace, sincèrement déçue. Et ma sœur? Je veux dire la sœur de Julien… Pascale… Pascale Breton… Tu ne l'aurais pas vue, récemment?
— Pascale? Non… Je ne l'ai pas vue depuis… Ben, ça doit faire des années.
J'affiche une déception sincère.
Sylvie me fixe.
— Merde, qu'est-ce que je fais, maintenant? je m'interroge, un peu perdue, en serrant mes épaules de froid.
— Tu veux les attendre? Écoute, viens chez moi… J'habite l'immeuble en face. Et puis, je dois changer la couche du petit qu’on dirait un égoutier.
— C'est vraiment très gentil… Ça ne te dérange pas?
— Pas du tout… Tiens, aide-moi à porter ça.
Elle me tend deux des gros sacs de courses.
Nous arrivons à son immeuble qui est légèrement en équerre par rapport au nôtre.
Tout comme chez mes parents, la porte d'entrée est grande ouverte.
L'ascenseur est en panne.
— Ça ne t'embête pas de porter la poussette? me demande Sylvie.
— Euh, non…
Sylvie défait la ceinture qui retient l'enfant.
Elle le prend dans ses bras.
Un petit garçon basané aux cheveux frisottés.
Une longue traînée de morve verte lui coule sous le nez.
Sylvie l’essuie pendant que je me débrouille pour plier la poussette.
Chargées toutes les deux comme des mulets, nous montons au quatrième.
Je connais l'appartement.
Je l'avais visité des dizaines de fois.
Arrivée devant son palier, Sylvie dépose le gamin à terre.
Elle fait tourner la clé dans la serrure de sa porte.
Elle avance à l'intérieur en ajoutant:
— C'est moi…
Je déplie la poussette que je roule dans le vestibule.
Sylvie accroche son anorak à la patère déjà surchargée.
En dessous, elle porte un col roulé orangé qui moule sa généreuse poitrine.
Elle s'empare des sacs de commissions qu'elle porte dans la petite cuisine.
Devinant une présence étrangère, deux petites filles de cinq et sept ans approchent.
La plus petite porte un pyjama rose assez douteux.
La plus grande est en petite culotte blanche avec un t-shirt Barbie tout taché.
Ses jambes blanches sont squelettiques.
L'intérieur du logement trop chauffé est étouffant.
Une odeur de renfermé…
De chauffages poussiéreux.
De corps mal lavés et de couches sales.
Sylvie revient de la cuisine.
Elle cale la poussette devant la porte.
Reprenant le garçon dans les bras, elle fait les présentations:
— Ça c'est Jenny, Anaïs et le petit Rachid… En fait, je ne connais pas ton prénom.
— Mathilde.
— Mathilde est la femme de Julien, un garçon de la résidence que je connaissais autrefois.
Les petites me dévisagent de leurs grands yeux hagards.
Rachid se cure le nez.
— Assieds-toi, Mathilde, me dit-elle, en indiquant le canapé du salon. Je vais changer le petit et je reviens fissa.
Sylvie se dirige vers le couloir qui mène aux chambres.
Je fais quelques pas à l'intérieur.
L'appartement est plus petit que celui de mes parents.
Le décor a à peine changé depuis notre jeunesse sauf que tous les meubles sont en fin de vie.
Faire le ménage n'est clairement pas la spécialité de Sylvie.
Le salon est jonché de jouets.
Des poupées nues aux membres arrachés.
Des pièces de plastique colorés.
Des poussettes miniatures sans roues.
Un écran de télévision plus moderne trône devant le grand canapé de toile marron, lui aussi passablement taché.
Les deux petites filles m'observent de loin.
De temps en temps, l'une murmure à l'oreille de l'autre, ce qui provoque un pouffement de rires communs.
Je reste debout à regarder par la grande fenêtre.
Le petit balcon est recouvert d'objets hétéroclites abandonnés.
Des bouteilles vides.
Des sacs poubelles pleins.
C'était ça que mes parents voulaient me voir épouser?
Sylvie revient quelques minutes plus tard.
Elle dépose le petit garçon et sa couche fraîche, au fond du canapé.
Elle allume la télé.
Une chaîne de dessins animés.
Les filles y sautent à leur tour pour venir l'encadrer.
— Je laisse les petites quand je vais faire les courses… Elles sont bien sages. Elles ne craignent rien, tu sais, m'explique Sylvie, avec un peu de culpabilité dans la voix.
— Oui, bien entendu, je lui dis, compréhensive.
— Mais, installe-toi, m'ordonne Sylvie, en pointant du nez mon sac à main que je n'ai pas osé poser et que je serre par réflexe contre moi.
— Merci, je lui dis, en le déposant sur une chaise et en ôtant mon blouson.
— Allons dans la cuisine, m'invite Sylvie.
Je la suis.
Devant la petite fenêtre de la pièce, elle montre du doigt.
— Tu vois le quatrième en face, c'est chez tes beaux-parents. Quand ce sera allumé chez eux, c'est qu'ils seront rentrés.
— Merci.
— Assieds-toi, en attendant.
Je prends une chaise pendant que Sylvie range ses provisions.
Beaucoup de céréales sucrées.
Des briques de lait.
Des brioches.
Des petits gâteaux au chocolat.
Quelques conserves.
Des raviolis, notamment…
— Ce sont tes enfants? je lui demande, pour meubler le temps.
— La plus grande, Jenny… Les deux autres sont à la voisine du rez-de-chaussée. Je les garde pour elle quand elle va travailler… Le samedi aussi parce qu'elle n'est pas du genre à faire les trente-cinq heures.
— Julien m'a dit que tes parents habitaient ici. Autrefois…
— Ils sont à la retraite… Une petite maison dans un village du Var perdu dans l'arrière pays. J'ai eu de la chance de pouvoir récupérer l'appart'.
— T'es mariée?
— Le mariage? Non, fini… J'ai déjà donné… À part la petite, ça ne m'a pas rapporté grand-chose.
Lorsqu'elle a terminé de ranger, Sylvie s'écroule sur la chaise en face de moi.
Elle tire une cigarette du paquet sur la table.
Elle allume une Goldfield avec un briquet BIC rose.
Elle pousse le paquet vers moi.
— Non, merci… Je ne fume pas.
Sylvie aspire fortement.
Un filament de fumée lui remonte par les narines.
Elle me dévisage avec défiance, curieuse de savoir ce que je fais vraiment par ici.
— Avec Julien, ça va?
— Euh… Oui.
Mon oui en dit plus long que je le souhaite.
Sylvie grimace de façon entendue.
— Tiens, je sais, dit-elle, en bondissant sur ses pieds. On se fait un café? C'est mon seul petit plaisir, ces jours-ci.
— Volontiers.
Sylvie possède l'un de ces appareils bon marché avec des capsules toutes prêtes.
Elle allume l'engin après avoir rempli le petit réservoir d'eau du robinet.
J'en profite pour observer ses formes.
Des hanches larges.
Des épaules carrées.
Je ne me souvenais pas qu'elle était si petite et si trapue.
— Il travaille toujours autant? me demande Sylvie, en prenant deux petites tasses du placard.
— Julien? Oui… Il est à la Générale de Banque et de Finance.
— Dans une agence?
— Non, trader… Il achète et il vend des produits financiers. Des actions. Des obligations. Des warrants… Pour des gros clients de la banque.
— Oh moi, j'y connais rien à tout ça… Tout ce que je sais, c'est que le fric me glisse entre les doigts.
— Tu travailles?
— Je suis ce qu'on appelle une assistée… APL... RSA... ASF... Je gratte tout ce que je peux gratter. Mais bon, je ne me plains pas.
Sylvie pose les deux tasses sur la table.
— Et toi? Tu travailles? me demande-t-elle, une fois revenue sur sa chaise.
— Non, je suis… Femme au foyer.
— T'as des enfants?
— Non.
— T'en veux un des trois, à côté? Aujourd'hui, c'est cinquante pour cent… Soldes d'hiver! La voisine sera ravie, tu peux me croire.
Contente de sa blague, elle me sourit en exposant sa dentition.
C'était son sourire que j'aimais le mieux autrefois.
Elle était jolie quand elle souriait.
Sylvie a les dents de devant légèrement tordues que des années de café et de cigarettes ont passablement jaunies.
Des cheveux bruns.
Des grands yeux marrons.
Une bouche charnue.
Somme toute, elle est encore désirable.
Surtout lorsqu'elle me sourit…
— En même temps, les mioches, ça occupe, confirme-t-elle. C'est pas si mal que ça…
— Ton mari ne t'aide pas? Ton ex, je veux dire…
— Dans son état? Si j'avais encore un peu de pitié pour lui, ce serait moi qui l'aiderait… Je préfère l'oublier. Lui aussi nous a oubliées.
J'avale une gorgée du liquide crémeux trop sucré.
— Parle-moi plutôt de Julien, s'intéresse Sylvie. C'est vrai qu'il a une photo de moi ou c'était des bobards?
— C'est vrai… Je crois qu'il était un peu amoureux de toi. Autrefois…
Sylvie contemple son plafond jauni en voyageant dans le temps.
Elle avale de son café avant d'allumer une nouvelle cigarette.
— Ouais… Julien… C'était mon premier.
— Ton premier?
— La première fois, tu sais… J'avais quoi? Seize ans, à peine.
Un mensonge énorme!
Je n'ai jamais couché avec Sylvie.
Surtout pas à seize ans…
Je ne l'ai même jamais embrassée.
Juste tenu la main lorsque nous étions à l'école primaire.
Des bises sur la joue.
Rien de plus.
Pourquoi ment-elle à Mathilde?
Par oubli?
Par envie?
Pour se placer sur un terrain d'égalité?
— Je ne savais pas ça.
— Julien, il était à peine plus âgé… Il était un peu obsédé… Il n'arrêtait pas de me reluquer, tout le temps. Enfin, il faut bien y passer un jour ou l'autre… N’imagine pas que c'était fantastique… C'était surtout rapide.
— Rien qu'une fois?
— Oui… Rien qu'une fois. Mais bon, on oublie jamais le premier.
— Et, ensuite… C'était fini entre vous?
— Je crois qu'il avait honte… Il avait peur… Il n'était pas assez mûr, tu comprends… Après, il osait plus me regarder dans les yeux. Nous étions trop jeunes pour ça.
Un lourd silence tombe entre nous.
Une longue minute plus tard, je tente le tout pour le tout en lui demandant:
— Est-ce que tu connais un marabout à Malakoff?
— Un marabout?
— Oui, un magicien africain… On m'a raconté qu'il y avait un marabout à Malakoff avec des vrais pouvoirs.
— Y'en a certainement plus d'un… Avec tous les blacks qui traînent par là-bas, y'en a forcément qui se font du fric avec ça.
— Tu penses à personne, en particulier?
— Non, je ne les fréquente pas trop. Je vote pas mais, mon ex était assez branché Front National… Comme qu'il disait… Un immigré, ça va… Deux immigrés, bonjour les dégâts! J'espère que je ne te choque pas…
— Non, pas du tout.
— Encore les blacks, ça va… Y sont rigolos… Les arabes… Non, merci! Avec eux, t'es sois une sainte, sois une pute… C'est pour ça que j'emmène le petit au supermarché… Au moins, comme ça, ils me fichent la paix. Les filles, je les laisse même plus jouer dehors… Tous des vicieux ces bicots… Je vais te dire… Ils ne pensent qu'à ça… Dès qu'ils voient une gamine, ils veulent lui mettre la main au cul… Des vrais malades! Des frustrés! Un jour, avec Jenny, on finira par s’en aller… Mais, c'est pas si facile… On est pas tous comme ton Julien… Lui, au moins, il avait tout compris.
— Compris quoi?
— Compris qu'il fallait bosser… Surtout à l'école… C'était ça la chance qu'on avait… Entre nous, j’ai même pas essayé… J'étais complètement nulle. Toi, je le vois à ta tête… T'as dû faire de belles études. Eh bien, tu vois… Si j'avais fait comme toi, ce serait peut-être moi à ta place, aujourd'hui.
— Oui, peut-être bien, je lui réponds, en méditant la troublante question.
— Désolée, je délire, se corrige Sylvie, en voyant ma tête. Ça me prend parfois de dire n'importe quoi… C'est parce que je ne parle pas beaucoup avec des gens. Les gosses toute la journée, c'est limité.
— Non, non… Vas-y… C'est vrai que ça fait du bien de parler.
Sylvie écrase sa cigarette.
— Attends, je vais voir si les gamins vont bien.
Sylvie quitte la pièce.
Le jour tombe vite.
La pénombre m'encercle.
Pauvre Sylvie…
Le chemin avait mal bifurqué.
J'ai envie de filer en douce en lui laissant quelques billets sur la table.
Je retombe sur terre, moi aussi.
Je n'ai pas d'argent à lui donner.
Je me lève.
Je me tourne vers la fenêtre.
La lumière chez mes parents est allumée.
Sylvie revient avec le petit garçon dans ses bras.
Il suce son pouce en me regardant avec ses grands yeux affamés.
Il serre un petit linge tout en se pelotonnant contre la poitrine de Sylvie.
Sans le savoir, il est au paradis.
Il n'a plus qu'à ne jamais grandir.
Rester toujours ici.
Rester toujours petit…
Rester toujours enfermé pour ne jamais avoir à affronter la jungle qui l’encercle.
— Je vais y aller, je dis à Sylvie. Je crois qu'ils sont arrivés.
Sylvie penche la tête pour regarder vers l'extérieur.
— Ah oui, en effet…
— Merci pour le café.
— C'est moi qui te remercie… En fait, tu sais, parfois, on rencontre quelqu'un et, paf… C'est comme si on était déjà amies… Je ne sais pas… Un truc que j'ai ressenti en te voyant.
— C'est vrai… Eh bien, on se reverra peut-être, un jour.
— Ben, tu sais où nous trouver… Et puis, bien le bonjour à Julien… Tu sais quoi? J'ai même pas de photo de lui. Je crois que je pourrais à peine le reconnaître dans le métro… S'il prenait le métro, j'entends.
— Désolée, j'ai oublié mon téléphone. Je n'ai rien à te montrer.
Sylvie hausse des épaules.
— C'est pas grave.
Elle me fait la bise spontanément.
En filant, je prends mon sac et mon blouson.
Les filles zombies devant la télé ne bougent pas d'un centimètre.
— Au revoir, Sylvie… Encore merci.
— Au revoir, Mathilde.
Elle a un dernier sourire, juste pour moi.
La porte se referme sur elle.
J'entends la serrure qu'elle enclenche à double tours.