Contactée dans l'urgence par Guillon, Mireille arrive au galop après d'interminables minutes d'embarras.
Je suis figée dans la honte.
Je suis une élève de CP, humiliée à vie, parce qu'elle a fait pipi dans sa culotte devant toute la classe.
J'ai des larmes plein les yeux.
J'ai les pieds collés au milieu de cette petite flaque de sang rouge qui imbibe la moquette grise.
Mireille me tire brusquement vers la sortie.
Je marche à petits pas derrière elle, imaginant qu'ainsi je retiens en moi le liquide honteux.
Après un long chemin jusqu'aux toilettes, je suis enfin en lieu sûr.
Mireille juge ma situation.
— Retirez tout, m'ordonne-t-elle. On va voir ce qu'on peut sauver.
Mireille m'aide à me déshabiller en commençant par le haut.
Ma robe est fichue.
Surtout dans le dos qui est complètement taché.
— Allez, ôtez tout! Ce n'est pas la peine de rester comme ça.
À part mon soutien-gorge, tous mes habits sont souillés y compris mes beaux escarpins de daim beige.
Mireille m'aide à tout enlever.
Je me laisse faire, choquée par la situation mais aussi rassurée d'avoir une alliée.
Pieds nus sur le sol glacé, je sautille jusqu'au lavabo.
Toujours les yeux remplis de larmes, je ne sais pas quoi faire.
S'emparant d'une poignée de papiers du distributeur, Mireille les humecte sous le robinet avant d'entamer ma toilette.
Je la laisse faire.
Je laisse cette femme me laver comme si elle torchait une gamine imbécile.
— Arrêtez de pleurer, ça ne sert à rien…
— Merci… Merci, je parviens à lui murmurer.
— Dites-moi, quelle quantité! J'ai rarement vu ça… Avec des règles aussi fortes… Vous n'aviez rien prévu? Vous avez des douleurs?
Je ne sais que répondre.
— C'est un peu mieux comme ça, dit-elle, enfin. Allez sur le cabinet…
Déjà un peu plus propre, elle me tire par la main vers une stalle des toilettes.
Par réflexe, je m'assois sur la lunette.
Je regarde Mireille approcher d'un distributeur.
Elle sort un euro de sa poche afin de le faire fonctionner.
Elle ouvre un petit paquet en revenant vers moi.
Elle me tend un tampon hygiénique dans son applicateur.
Un truc pareil, je n'en ai jamais manipulé de ma vie.
J'ai seulement vu des publicités à la télévision.
Des jeunes femmes toutes guillerettes qui terminent un match de tennis ou qui courent dans des champs fleuris.
Pourquoi ne pas montrer la vérité?
Pourquoi ne pas montrer en gros plan comment ça fonctionne ces machins-là?
C'est organique.
C’est sanglant…
C’est humain.
Le tampon dans la main, je regarde Mireille postée au-dessus de moi.
Mon visage exprime toute mon idiotie.
Toute mon incapacité.
— Vous ne connaissez pas? me demande-t-elle, étonnée.
— Non, je réponds, lamentablement.
— Vous, alors… Vous êtes à peine croyable.
Se penchant en avant, elle introduit avec la dextérité d'une infirmière de métier l'applicateur dans mon vagin.
Elle retire le carton protecteur.
Je suis sauvée.
Je n'ose plus bouger.
Je n'ose pas la regarder.
Je tiens mon visage entre mes mains.
J'entends Mireille qui se rince les doigts.
— Je vais vous trouver des habits. Ne bougez pas.
Mireille, toujours pleine de bon sens, défait le couvercle de la poubelle à papiers.
Elle soulève le sac en plastique noir qui s'y trouve.
En dessous, il y a un rouleau de sacs neufs laissé par la préposée.
Elle en prend un avant de remettre la poubelle dans son état initial.
Elle ouvre ensuite le sac neuf qu'elle bourre de mes habits tachés.
— Je reviens…
Elle quitte les toilettes.
J'entends des voix sourdes à l'extérieur.
Une conversation un peu agitée, suivie d'un silence.
Craignant une intrusion, je me lève pour fermer la porte de la stalle.
Je me vois brièvement dans le miroir en face.
Mes pleurs ont laissé des traînées de maquillage.
Mes cheveux sont plaqués sur le bord de mes joues.
J'ai une tête de zombie.
Je suis au milieu du champ de bataille de ma vie.
Le visage de Mathilde comme je ne l'ai jamais vu.
Une femme faible.
Émotionnelle…
Confuse.
Honteuse.
Incapable.
Une victime.
Mathilde n'a jamais été une victime.
Elle est trop bien née pour cela.
Elle n'a connu que le respect octroyé à une nouvelle forme de noblesse.
La banlieue ouest de Paris, établie autour de Versailles, est le centre de la nouvelle royauté.
Rien n'a changé.
Dans les faubourgs rouges de Paris, là où je suis née, son destin n'aurait pas été aussi facile.
Là-bas, les pleurs sont plus courants.
Surtout les humiliations.
On raconte volontiers que les humiliations forgent le caractère.
Elles ne servent qu'à asservir et à rabaisser.
Une femme humiliée sera humiliée à répétition.
Il n'existe de respect que pour celles qui sont protégées.
On n'humilie pas une femme bien mariée.
On humilie une femme déjà humiliée.
Julien, allait-il voler à ma défense?
Ou bien était-il comme tous les autres dans la salle des marchés à se fendre la gueule en me regardant saigner?
Mireille revient avec, sous le bras, un survêtement bleu marine et une paire de chaussures de tennis blanches.
Je sais où elle les a dénichés.
Pour les sportifs, il y a une salle de fitness au dernier étage de l'immeuble.
La boîte garde quelques survêtements et des chaussures dans un placard pour d'éventuels invités.
En vérité, cette salle de sport ne sert à rien.
Personne n'a le temps de s'y prélasser.
Ce serait même très mal vu de la direction.
L'endroit a été aménagé après une crise aux ressources humaines.
Un cadre s'était jeté du toit…
On avait accusé l'entreprise de ne pas être à l'écoute de ses employés.
Alors, la direction avait sacrifié des mètres carrés pour une salle de gym bidon.
La grande illusion…
Mireille me regarde enfiler le pantalon.
Elle jette un coup d'œil discret sur mon intimité.
Je passe le haut.
Je remonte la fermeture.
Je glisse mes pieds dans les tennis.
Mireille m'aide à les lacer.
Elle me tend le sac de plastique noir empli de mes affaires souillées.
— Un arrêt au pressing s'impose.
— Qu'est-ce que je fais, maintenant? je lui demande sans oser la regarder.
— Guillon vous attend à la cantine. Ne vous en faites pas, il n'y a encore personne. Il veut vous parler, loin de l'étage.
— Me parler?
— Je suis certaine que ce n'est rien. Il a votre sac à main et votre manteau. J'ai glissé votre portable dans la poche.
— Merci, Mireille. De tout cœur… Vous m'avez sauvé la vie.
— Ben, nous les filles… On est là pour s'entraider, non?
Elle me fait la bise.
Les émotions me reprennent.
J'essuie une larme.
Mireille est devenue mon héroïne.
Elle m'a secourue sans grimacer.
Sans râler.
Sans commenter…
Sans me rabaisser.
Mireille est une femme authentique.
Volontaire.
Débrouillarde.
Solide.
Une vraie femme dans un monde de tous les dangers.
— Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce qui se passe vraiment? me demande-t-elle en m'offrant un essuie-mains en papier.
— C'est Julien.
— Votre mari?
— Il…
J'ai une envie terrible de lui raconter mon incroyable histoire.
Je réalise qu'elle ne pourrait pas comprendre.
Elle interpréterait ma confession comme un appel au secours.
La crise de nerfs…
Le court-circuit.
Cela arrive tout le temps dans ce métier.
Pas mal de traders ne tiennent pas la cadence.
Pas assez solides ou surmenés à la maison.
Un jour, ils pètent les plombs.
Ils cassent tout ou boxent leur chef de service.
La GBF a même un protocole dans l'éventualité qu'un de nous ramène une arme à feu.
On doit fermer les portes.
Se glisser sous nos bureaux.
Prier pour que ça passe sans trop de dégâts.
Mathilde, une femme d’un rang élevé.
Une femme réputée…
Ce genre de burn-out, de meltdown, va faire le tour des bureaux comme une traînée de poudre.
Je suis probablement déjà sur YouTube avec des types dans le monde entier qui cliquent comme des malades pour voir la connasse d'une boîte du CAC 40 s'humilier devant ses collègues masculins.
L'humiliation de la femme a toujours fait bander les mecs, surtout si l'humiliation rappelle, de près ou de loin, la sexualité.
Disons-le clairement, le mec est un malade mental.
Des millénaires de frustration sexuelle n'ont rien fait pour l'arranger.
Il faut avoir été dans la peau d'un mec pour véritablement apprécier.
Mireille me serre dans ses bras.
Mes larmes empêchent la moindre révélation.
Je la serre très fort à mon tour.
Je sens son parfum acidulé, mêlé à un peu de transpiration.
L'émotion est intense.
Sur l'instant, je l'aime.
J'ai envie de l'embrasser.
Elle m'écarte doucement.
— Allez, courage… Dans la vie, il existe toujours une issue à tout.
Elle me prend par la main.
Elle me guide vers la sortie.
J'ai peur que des gens m'attendent de l'autre côté de la cloison.
Personne dans le couloir.
Le travail, la performance et l'efficacité ont repris le dessus.
Je ne compte déjà plus.
Un blip sur un moniteur…
Une nouvelle vidéo de chat rigolo m'a déjà surclassée.
Mireille trouve un chemin pour m'emmener jusqu'à la cantine sans croiser une seule personne.
Dans la grande salle vide, Guillon, habillé comme un milord, est seul à une table à siroter un café.
Mon sac à main et mon manteau sont posés sur une chaise.
Guillon n'a l'air ni amusé ni particulièrement vexé.
Mireille reste à l'écart.
— Ça va mieux? me demande-t-il, sans se lever mais en indiquant la chaise en face de lui.
— Oui, je réponds humblement, en m'asseyant.
— Écoute Mathilde, je suis désolé pour ce qui vient de t'arriver. Je vais te dire… Dans notre métier, une crise de nerfs, ça arrive plus souvent qu'on pense. J'estime que la première réaction, c'est de ne pas en faire tout un fromage… Laisser l'eau couler sous le pont.
Il grimace du mauvais choix de ses mots.
— Se ressourcer, plutôt, se reprend-il. Clairement, il y a un truc qui ne va pas en ce moment. Ce n'est pas à moi de te demander ce que c'est… Moi, je suis là pour soutenir l'équipe… Pour nous faire avancer… Le mieux, je crois, c'est que tu prennes la fin de la semaine… Repose-toi, chez toi… J'avais remarqué, ces derniers mois, que tu n'arrêtais pas… Trop d'heures, c'est très mauvais… Il faut savoir décompresser. Va te promener dans un parc. Va flâner dans un musée. Lundi prochain, tu me fais un message pour me dire où tu en es… Si t’as besoin de plus de temps… Ou pas… Crois-moi, avec tes années de bons et loyaux services à la GBF, c'est pas un problème… Aujourd'hui, tu as besoin de te reposer. OK?
— OK, je réponds à voix basse sous la coupe de mes émotions.
Je suis toujours enfant, cette fois-ci devant le directeur de l'école.
Honteuse mais soulagée que le cauchemar touche à sa fin.
— Mireille va te ramener chez toi en taxi. J'ai parlé à ton mari… Il va s'occuper de ta voiture.
— Julien? Vous… Tu lui as parlé?
— Oui, cinq minutes à peine… Je vais te dire ce que je pense, Mathilde… Ton mari… Eh bien, d'après moi… C'est un con fini.
Guillon se lève en haussant des épaules.
Mireille approche immédiatement pour me soutenir.
Je me lève timidement.
— On avisera la semaine prochaine, répète-t-il, en guise d'adieu.
Guillon nous tourne le dos pour repartir vers les étages.
Mireille m'aide avec mon manteau.
Je la suis vers la sortie, toujours avec mon sac plastique à la main.
Un taxi attend dans le passage.
Le chauffeur fume une cigarette dans le froid ambiant.
— Ce n'est pas la peine que vous m'accompagniez, je dis à Mireille, fermement.
— Ça ne me dérange pas.
— Vraiment, je préfère. Je vais beaucoup mieux, à présent. Je vous remercie pour votre aide. Je ne l'oublierai jamais, Mireille.
Je lui fais une bise rapide.
Cela semble la rassurer.
— Je vous appellerai en fin de journée, ajoute-t-elle. Pour voir si tout va bien.
— Ne vous tracassez pas. Je vais déjà beaucoup mieux. Merci.
— Bien.
— Merci.
— Je peux vous poser une question, Mathilde?
— Oui.
Mireille se mord un peu la lèvre avant de me demander:
— Pourquoi vous me vouvoyez depuis hier matin?
Je reste figée à la regarder.
Elle tient ses bras serrés devant elle pour se protéger du froid.
— Je… Je ne sais pas, Mireille. Depuis hier, je n'ai plus ma tête à moi… Un jour, peut-être, je te raconterai.
Mireille n'ajoute rien.
Elle m'aide dans la voiture.
Le chauffeur écrase son mégot du pied.
Il se glisse derrière le volant.
— Au revoir… Encore merci, je lui dis, enfin.
Mireille fronce des sourcils en repoussant la portière.
Malgré le froid, elle attend mon départ.
— Où est-ce qu'elle va comme ça, la petite dame? me demande le chauffeur, gauloisement.
— Montrouge. Vous connaissez la Cité Aragon?
— C'est chaud, là-bas, dit-il, en hésitant. Vous êtes sûre que c'est là que vous voulez y aller?
— Là où on va, c'est juste en bordure de la cité. Pas de souci… Je vous montrerai.
Le chauffeur démarre le moteur.
Dernier salut à Mireille qui tourne enfin des talons.
Pourquoi aller chez mes parents?
Je ne sais pas trop.
J'ai envie de visages familiers.
Un cadre familial…
De la cuisine maison.
Un ragoût sur le feu.
De la baguette.
La vieille vaisselle qui n'a jamais changé.
L'image mentale du repas du midi me fait saliver.
J'ai surtout envie de retrouver des sensations qui rassurent mon identité.
Mes parents connaissent Mathilde depuis cinq ans.
Leur belle-fille sera correctement accueillie.
Mathilde ne leur a jamais sérieusement parlé.
Juste des politesses…
Des banalités.
Mes parents ont les mêmes espoirs que tous les parents de la terre.
Ils veulent une descendance.
Des petits-enfants qui viendront jouer chez eux les mercredis après-midi.
Mon père pourra alors partager sa doctrine politique.
Ma mère, ses câlins.
Avec ma sœur, côté descendance, tout a foiré.
Pascale s'est faite avorter.
Pas une…
Pas deux…
Mais, trois fois.
Au premier, elle a dix-sept ans.
Je me souviens encore des cris à la maison.
Un drame épouvantable.
Un scandale.
Même dans une famille qui se dit animée par des idées de progrès, c’est pénible de tuer un être humain.
Heureusement, la socialisation du pays est passée par là.
Une épreuve physiologique remboursée par la sécurité sociale.
On y passe vite-vite et après on se sent mieux-mieux.
On oublie tout ça.
Deux ans plus tard, ma sœur remet ça.
Cette fois, elle aurait pu le garder.
Mes parents sont prêts à accepter n'importe quoi.
Même un mulâtre…
Ils se font une raison.
Pascale est comme elle est.
Rien ne pourra la changer.
C'est elle qui n’en veut pas cette fois.
Elle est entrée dans sa phase autonome.
Rebelle, limite anarchiste.
Son discours est qu'elle va enfanter un soldat.
Une naissance est un acte bourgeois qui n'offre rien à l'humanité à part un ouvrier à exploiter qui avancera dans la vie l'échine courbée.
Son dernier avortement arrive à peine plus tard.
Là, Pascale est carrément paumée.
L'époque drogues dures.
Nos parents sont horrifiés.
Pas un négro cette fois, mais carrément un petit mongolien.
L'avis général est d'approuver collectivement cette nouvelle solution finale.
Comme je disais, de ce côté là, mes parents ne peuvent que rêver.
S'il y a eu d'autres avortements depuis, nous ne sommes pas au courant.
J’incarne l’espoir.
Hélas, les années sont passées…
Une.
Deux.
Trois.
Quatre.
Cinq.
Mes parents se posent logiquement des questions…
Mathilde, peut-elle avoir des enfants?
Ou bien, est-ce notre Julien qui tire à blanc?
Le sujet des enfants a toujours été tabou dans notre couple.
Mathilde a juré que ce ne serait pas avant d'avoir trente ans.
Après, c'était pas avant d'avoir un poste de direction.
Je voyais bien à son discours que d'avoir des enfants ne l'intéressait pas.
Elle répétait la rengaine que, avec sept milliards d'humains sur la planète, ce n'était pas la peine d'en ajouter.
En adopter un, alors?
Pas question.
L'idée d'un petit noir ou d'une petite jaune, en permanence chez nous, l'horrifiait.
Avoir des enfants, ça n'allait pas avec ses plans de vie.
L'image qu'elle s'était faite d'elle-même.
Mathilde voulait être un exemple.
Non pas une femme dans un monde de femmes mais bien une femme dans un monde d'hommes.
Maintenant qu'elle était un homme dans un monde d'hommes, elle était complètement dans son élément.
Le taxi s'arrête devant le bloc d'immeubles de la Rue de la Solidarité.
Toujours aussi gris.
Toujours aussi triste.
Ce n'est pas encore la zone…
Pas de voyous au bas des escaliers.
Pas de graffitis sur les murs.
En périphérie proche de Paris, le quartier modeste s'est sensiblement amélioré depuis ma jeunesse.
C'est le jour du ramassage des poubelles et les grandes bennes déjà vidées sont encore devant l'entrée.
Je jette dans l’une d’elles mon sac de vêtements sales.
Je traverse ensuite l'ensemble immobilier vers l'immeuble du fond.
Avec la recrudescence des cambriolages, les sonnettes ont été réparées.
J’appuie sur Breton.
Les voisins sont pour beaucoup de bons français.
Surtout des retraités.
Il y a quelques arabes mais ce sont des arabes de qualité.
Des ouvriers qualifiés.
Le Rassemblement National est vigilant à défendre le quartier.
Un rempart bleu-blanc-rouge face à la vraie zone, la Cité Aragon, un peu plus loin, là où commencent les vraies emmerdes.
— C'est quoi?
C'est la voix de ma mère, à l'interphone.
— C'est… C'est Mathilde.
— Mathilde qui?
— Mathilde de Lombarès. La femme de Julien.
— Mathilde? Mon dieu… Qu'est-ce qui s'est passé? Attendez, je vous ouvre. On est au quatrième… Mais, attendez pas l'ascenseur… Il est cassé.
Dans cet immeuble, je ne prends jamais l'ascenseur.
Ils n'arriveront jamais à le faire fonctionner.
La serrure de la porte d'entrée se met à vibrer.
Je pousse la porte.
Je grimpe les marches vers les étages.
J'arrive au quatrième, pas mal essoufflée.
La porte est entrouverte, juste une silhouette derrière la chaîne de sécurité, au cas où je ne serais pas celle que je prétends être.
Ma mère me reconnaît.
La porte s'ouvre en grand.
— Mathilde… Il s'est passé quelque chose?
Après pareille matinée, j'ai juste envie de la serrer dans mes bras.
Indifférent à sa surprise et peut-être à sa gêne, je le fais.
Je la serre bien fort contre moi.
Juste un instant.
Cela me fait beaucoup de bien.
— Julien est mort, s’affole ma mère en interprétant mon geste.
— Non, pas du tout… Il va très bien. Je peux entrer?
Ma mère souffle de soulagement.
— Bien entendu, dit-elle, encore sous le choc de l'étreinte confuse.
En passant la porte, je sens l'odeur caractéristique de mon enfance.
L'odeur de notre logis qui représente, pour moi, la vraie vie.
J'entre.
Ma mère referme le verrou derrière moi.
J'ai envie de la prendre par la main, de l'asseoir dans le salon et de tout lui raconter.
Curieusement, d'être là me suffit.
Je n'ai pas besoin de tout confesser.
— Je passais dans le coin… J'avais envie de vous dire un petit bonjour.
— Ah bon? s'étonne ma mère. Vous êtes sûre que tout va bien avec Julien? Il est peut-être malade.
— Il va bien. Tout va très, très bien.
J'affiche mon plus beau sourire.
Ma mère respire.
— Entrez donc, Mathilde. Donnez-moi votre manteau.