Tout commence un soir absolument ordinaire, après une journée de travail parfaitement ordinaire.
Pas de stress.
Pas d'événement particulier.
La routine la plus quotidienne qu’on puisse imaginer.
Comme d’habitude, je gare ma voiture au pied de mon immeuble autour de dix-neuf heures.
Je pianote le code d’entrée.
Je pousse les portes vitrées.
Je prends mon courrier.
J’entre dans l’ascenseur.
La porte métallique se referme derrière moi.
Je lève un doigt vers le cadran mais le numéro de mon étage est déjà lumineux.
Je me tourne vers le pan opposé.
Une gamine est calée dans le coin.
C’est Chloé, ma petite voisine de palier.
Depuis sept mois qu’elle habite l’immeuble, je l’ai croisée une bonne dizaine de fois.
On a parfois échangé un bonjour.
La plupart du temps, juste un signe de la tête.
Par contre, je sais, d’une conversation rapide avec sa mère, qu’elle est entrée en sixième à la rentrée dernière.
Elle doit avoir onze ans.
Elle a un joli petit visage aux traits fins, des yeux marrons et des cheveux bruns coupés mi-longs qu’une barrette dorée maintient plaqués sur le côté.
Avec son cartable en bandoulière, malgré l’heure avancée, j’imagine qu’elle revient de chez une copine ou d’un cours du soir.
Elle est plutôt discrète.
Je ne l’ai pas remarquée se faufiler.
Ce soir, je dois être dans un état d’esprit plutôt singulier parce que, à mi-chemin entre le troisième et le quatrième étage, je la fixe subitement puis, d’un ton de voix des plus sérieux, je déclare:
― Je te donne cinquante euros pour ta petite culotte.
Je n’ai pas à répéter.
La petite fille devient aussi rouge que le chaperon du célèbre conte.
Elle baisse le nez sans plus oser me regarder.
Arrivés à notre étage, je la laisse filer, tout en ajoutant avec sincérité:
― Prends le temps d’y réfléchir. Cinquante euros… C’est promis!
Pendant que je tourne la clé dans la serrure de ma porte d’entrée, je l’entends ouvrir et fermer la sienne.
Je regrette aussitôt ma folie furieuse.
Je suis complètement dingue de dire un truc pareil.
Et si la petite va le rapporter à sa mère?
Sa mère, bon sang!
Sa mère qui habite sur le palier.
Je ne connais pas son prénom.
Une belle femme…
Milieu de trentaine.
Divorcée.
Elle porte souvent des bottes de cuir noir, des jupes écossaises sur des collants foncés, un col roulé fin et un blouson de cuir rouge.
Cheveux blonds.
Yeux bleus.
La taille mince.
Beaucoup d’allure.
J’aime bien la croiser dans l’ascenseur.
Elle porte un parfum capiteux que j’adore.
Je sais toujours si elle est passée avant moi tant il est tenace.
Et puis, elle est toujours souriante, toujours soignée et toujours très polie.
Et voilà que je viens de dire un truc de dingue à sa fille de onze ans.
Quel con!
Quel con!
Je referme la porte derrière moi.
J’enclenche vite le loquet.
J’accroche mon manteau d’hiver à la patère.
Je suis complètement malade!
Complètement taré!
Que vais-je faire, à présent, si la mère sonne chez nous?
Nier…
Oui, il faut toujours nier ce genre d’histoire.
Après tout, qui va-t-on croire?
Une gamine de onze ans ou un homme de quarante-cinq ans, respectable et, ma foi, plutôt respecté.
— Chéri, c’est toi?
— Ben, oui… Qui veux-tu que ce soit d’autre? je réponds, irrité par la question routinière de ma femme.
Cherchant à oublier l’incident avec la petite voisine, je rejoins Julie dans le coin cuisine où elle prépare notre dîner.
Je l’embrasse sur le coin des lèvres.
Je lui demande si elle a passé une bonne journée.
Ma femme travaille à mi-temps au guichet d’une agence bancaire du centre ville.
Ce soir-là, elle a une petite anecdote de boulot à partager.
Le directeur s'est fait piquer par la centrale avec la main dans la caisse.
Viré illico.
Après dix minutes à l'écouter, j’ai presque oublié mon acte immoral.
Ma proposition insensée.
Une heure plus tard, je sais que l’orage est passé.
La petite ne va rien dire.
Pas facile de confesser un truc pareil, surtout pour une gamine un peu timorée.
Pendant que je regarde la fin des informations et que ma femme range la cuisine, j’essaie de comprendre ma folie passagère.
Qu’est-ce qui pousse un homme sensé à dire un truc pareil?
À une gamine, en plus!
Est-ce le signe d'une maladie mentale?
Alzheimer?
La vache folle?
Ou bien, est-ce le symptôme d’une frustration sexuelle avancée?
Oui, c’est plutôt ça…
Je ne baise pas assez.
Avec ses quarante-deux balais, ma femme Julie commence à montrer ses années.
Elle s’est épaissie.
Elle s’est ternie.
Elle s’est surtout désexualisée…
Pourquoi?
Je ne sais pas trop.
Elle ne veut quasiment plus jamais.
Le plus grand désarroi de Julie est qu’elle ne peut pas tomber enceinte.
Le médecin a parlé de stérilité hormonale.
Un truc qui bloque.
On ne sait pas trop pourquoi.
Au début, inconsciemment, elle a dû craindre de me voir la quitter pour cette raison.
Elle faisait encore quelques efforts pour me séduire.
Puis, avec le temps, tout s’est grippé.
La paresse a fini par gagner.
Baiser n'est qu'une corvée de plus.
Enfin, malgré ses manquements amoureux, je ne compte pas quitter ma femme.
En vérité, j’ai développé une affection nonchalante à son égard.
Elle est bien dans ma routine.
Elle contribue au budget.
Elle cuisine.
Elle repasse.
Elle fait les courses et le ménage.
Elle dort à mes côtés.
Et parfois, tout de même, nous baisons un peu.
Julie, c’est pas trop le genre Kama-Sutra.
Elle préfère le samedi soir, dans le noir, sans parler et, surtout, sans recommencer.
Au bureau, il y a bien quelques jeunes secrétaires avec qui je peux flirter mais j’ai appris, après deux ou trois tentatives de séduction, qu’une jeune femme de vingt-cinq ans peut être particulièrement cruelle.
Du coup, je suis resté fidèle.
Julie c’est un peu l’amour train-train mais, quoi que je puisse penser d’elle, elle s’occupe bien de mon quotidien.
Et puis, je peux toujours me branler.
Ça doit suffire pour me calmer, non?
Trois jours plus tard, c’est vendredi.
Pour une fois, je rentre de bonne heure.
Je gare ma voiture.
Je prends le courrier.
J'appelle l’ascenseur.
Cette fois-ci, elle arrive dans mon dos.
Je me suis retourné machinalement en entendant le grincement de la porte vitrée.
Elle a un moment d’hésitation en me reconnaissant.
— Bonjour, Chloé… Tu vas bien?
La gamine hoche la tête, en se mordant la lèvre.
Elle n’a pas de cartable.
Pas de sacs de supermarché dans les mains.
Elle rentre simplement chez elle.
Lorsque l’ascenseur s’ouvre devant nous, je la laisse passer.
J’appuie sur le bouton du septième.
Aussitôt la porte fermée, je lui demande:
— T’as réfléchi à ma proposition de l’autre jour?
Quoi?!
Je remets ça!
Mais, je suis complètement malade!
Je ne peux même pas m’en empêcher.
Coincée dans l’angle le plus éloigné, les mains croisées sur son ventre plat, Chloé me regarde fixement tandis que nous nous élevons doucement.
Le silence est pesant.
Du coup, j’insiste:
— Cinquante euros pour ta petite culotte… Je les ai sur moi, tu sais.
Et alors là, le choc!
Un moment insensé!
De la folie pure!
La petite fille hoche la tête.
Puis, d’un geste que je n’oublierai jamais jusqu’à la fin de mes jours, elle glisse les deux mains sous sa jupe plissée.
Elle tire vers le bas.
Elle passe un pied fin, l'un après l’autre, dans les ouvertures pour me présenter sa petite culotte de coton blanc.
Son geste est extraordinairement précis.
Sous l’angle, du fait de ma taille nettement plus élevée, je n’ai rien vu d’autre qu’un éclair.
Et maintenant, elle est là, à portée de main…
Timidement, Chloé me présente sa culotte comme un cahier de classe à un professeur.
Je la prends aussitôt.
Je l’enfonce au plus profond de la poche de mon pardessus.
Je glisse une main dans mon veston pour prendre mon portefeuille.
Je lui tends le billet de cinquante euros.
Elle le garde plié au creux de sa main droite.
La transaction est terminée.
— Merci, Chloé, je lui dis, à l’instant où nous arrivons à notre étage.
Elle ne répond pas.
Elle sort en hâte pour aller ouvrir la porte de chez elle, en s’aidant de la clé qui pend autour de son cou.
Trop bouleversé, je peine à trouver la mienne.
Lorsque je ferme le loquet de ma porte d’entrée, je suis plus heureux que le gagnant de la super cagnotte du tirage du samedi.
Mon cœur bat à rompre.
Mes joues cuisent.
Mes mains tremblent.
Mes jambes flageolent.
— C’est toi, chéri? Tu rentres rudement de bonne heure…
Julie vient à ma rencontre. Elle me toise avec suspicion.
— Qu’est-ce qui t’arrive? T’as l’air tout essoufflé.
— C’est rien… C’est juste l’ascenseur qu’est en panne. Je suis monté à pied.
— Ça alors… Je viens de monter, il n’y a pas dix minutes. Il fonctionnait très bien.
— T’as eu de la chance…
— Je vais appeler le gardien.
— Non, te fatigue pas… Quelqu’un l’a sûrement déjà fait. Va plutôt me chercher un verre d'eau… J'ai la gorge sèche.
J’accroche mon pardessus à la patère comme si de rien était.
Je m’installe ensuite à ma place préférée, le gros fauteuil face au canapé du salon.
Julie m’apporte un grand verre d’eau.
Je me force à le boire d’un trait.
Elle s’installe à l'opposé.
J'ose à peine la regarder.
Ce soir-là, Julie a quelque chose de différent mais je n’arrive pas à l’identifier.
Je suis d’ailleurs bien trop préoccupé pour m’en tracasser.
À cet instant, je n’ai qu’une seule envie en tête.
Prendre la petite culotte de Chloé, m’enfermer dans les toilettes de l’entrée, me la coller sous le nez et me branler comme un enragé.
— Tu sais qui j’ai rencontré avant que tu arrives? me lance ma femme pour entamer la conversation.
— Qui ça?
— Notre voisine de palier…
Je manque de m’étouffer en avalant la dernière gorgée.
Je tousse comme un asthmatique un jour de pic de pollution.
Julie s’en inquiète.
Elle traverse la pièce jusqu’à notre meuble bibliothèque.
— Qu’est-ce qu’elle te voulait? je lui demande, d’une voix hachée.
Julie revient avec une boisson nettement plus médicinale.
Mon verre de whisky traditionnel du vendredi soir.
Je le lui arrache presque des mains.
L’alcool calme un peu ma gorge.
Mes nerfs?
Pas assez.
— On a bavardé. En fait, on ne se connaissait même pas… Tu savais qu’elle avait une fille?
— Euh, oui… J’ai dû la croiser une ou deux fois…
— Elle s’appelle Valérie.
— La fille?
— Non, la mère… Elle travaille dans la parfumerie de la nouvelle galerie marchande du centre. Elle est vraiment très gentille. Elle est toute seule… Divorcée… J’ai cru comprendre que son ex l’aidait avec le loyer. On devrait peut-être l’inviter à boire un coup chez nous.
— Pourquoi ça?
— Pour faire connaissance… C’est bien de connaître les gens autour de nous. Tu n’arrêtes pas de dire qu’on a pas assez d’amis.
— Y’a bien les types de ma boîte…
— C’est pas la même chose… Et puis, elle m’a dit qu’elle pouvait m’avoir des réductions sur les produits de beauté. C’est intéressant, non?
— Bonjour, l’action commerciale… Et toi c’est quoi? Une ristourne sur le forfait Club Plus de ta banque?
— Mais non, c’est pas ça… C’est juste quelqu’un d’intéressant… Elle est vraiment très agréable, tu verras.
— Je verrai quoi, Julie? Ne crois pas que tu vas me trimbaler demain à faire des courses, toute la journée, au centre ville.
— Non, je pensais que tu serais plutôt d’accord alors… En fait… En fait, je l’ai déjà invitée.
— Invitée où?
— Chez nous.
Cette fois-ci, même le whisky ne passe pas.
Je tousse comme un tuberculeux à la veille de son décès.
Julie se déplace pour me tapoter dans le dos.
— Décidément, rien ne passe aujourd'hui…
C’est ça le truc!
Son parfum…
C’est son parfum qui a changé.
Julie n’a plus la même senteur.
Un truc plus audacieux.
Plus fascinant.
Un échantillon gratuit de la voisine?
Un trafic au pied de l’immeuble?
Dans l'ascenseur?
Merde, maintenant que j’y repense…
Je suis tout de même un beau salaud.
— Tu l’as invitée pour quand? je finis par demander.
— Demain à dix-neuf heures. Pas de chichis… Juste pour boire un coup et faire connaissance.
Une trop grande résistance de ma part serait immédiatement suspecte.
Je suis au pied du mur.
Face au fait accompli, je ne peux pas m’y opposer.
— J’espère qu’elle ne viendra pas avec sa gamine, je dis, en tirant sur mon nœud de cravate.
— Tiens, j’ai pas pensé à lui demander…
— La petite peut bien rester toute seule chez elle, non?
— Tu fais bien de m’y faire penser. On ne sait jamais… Je prendrai une bouteille d’Orangina demain, au cas où…
Je me lève en chancelant.
— Bon, je vais me changer. Qu’est-ce qu’on mange ce soir?
— Louis, c’est vendredi! Tu as dit que tu m'emmenais au restaurant.
— J'ai dit ça? Quand?
— Mardi dernier! Dis donc, t’as vraiment la tête ailleurs, en ce moment.