Dans le noir et la confusion, les pensées de Florentine s'entrechoquent dans un montage projeté en boucle.
Une cloche sonne la fin des cours.
Une montagne distante enneigée...
Une école moderne...
Des jeunes filles en uniforme rigolent.
Des chemises blanches...
Des jupes plissées bleu marine...
Des chaussettes blanches...
Des Converse aux pieds...
Un hoodie noir...
Une paire de jeans, déchirée aux genoux...
Un kiosque à journaux...
Des cartes à jouer...
Une gare de province...
Une voiture de luxe...
Un accident de la route violent...
Une petite fille nue qui trépigne...
Une dague à double tranchant...
Une bougie qu'on souffle...
Un tombeau...
Un chirurgien masqué...
Des lampes éblouissantes...
Un scalpel...
Une incision...
Du sang...
Clotilde secoue Florentine pour la réveiller.
— Ben, dis-moi… T'étais vraiment à bout hier. Une vraie belle au bois dormant… Allez, debout maintenant... Le coq a chanté depuis des heures.
Florentine ouvre les yeux.
Elle est couchée sur une paillasse molle.
Elle se souvient de son arrivée à l'écurie.
Clotilde lui offre de l'eau à boire.
Clotilde la soutient pour monter à l'étage.
Clotilde lui montre sa couche.
Clotilde l'aide à se déshabiller.
Clotilde l'aide à enfiler sa chemise de nuit.
Clotilde lui montre le pot de chambre.
Clotilde la couvre de la couverture rugueuse.
— Tu dois avoir une sacré envie de pisser… Ton pot, si tu te souviens, est sous le lit... Je te laisse une minute en paix, le temps que j'aille chercher tes habits... Et, ce coup-ci, ne t'avise pas de te rendormir si tu ne veux pas goûter de ma cravache.
Clotilde exhibe la tige fine de cuir noir avant de s'éloigner.
Florentine écarte la couverture grise.
Elle se redresse.
L'odeur d'écurie est omniprésente.
Elle pose ses pieds sur le sol de bois brut.
Elle a une envie terrible de pisser.
Elle se penche pour regarder sous le lit.
Les douleurs au ventre sont moindre.
Elle voit le pot de chambre en porcelaine blanche ordinaire.
Elle le tire vers elle.
Elle se lève.
Sa grande chemise écru lui tombe jusqu'aux genoux.
Elle écarte le pan de devant.
Elle s'accroupit au-dessus du pot pour se soulager.
Une fois vidée, elle replace le pot où il était.
Au même instant, Clotilde apparaît avec une pile d'habits dans ses bras.
Elle les dépose sur le lit.
— Foutre, que tu es belle..., commente Clotilde. Tu ressembles vraiment à une madone florentine... Madame t'a vraiment bien nommée.
— Jacqueline…
La cravache, que Clotilde garde à la main, s'abat en un éclair sur le haut des cuisses de Florentine.
— Aïe..!
— Tu l'appelles madame..! Toujours..! En toutes circonstances… C'est la seule personne que tu vouvoies... Toutes les autres, ici, sont des demoiselles… Si tu ne connais pas le prénom, tu dis simplement… Bonjour, mademoiselle... Nous nous tutoyons entre nous... C'est compris..?
Le ton d'extrême autorité de Clotilde impressionne Florentine.
— Oui...
— Oui, qui..?
— Oui, mademoiselle...
— Bien… Alors, on commence par t'habiller... L'habit est très important... Il est le symbole de ta fonction... Ce que tu portes, en ce moment, c'est la chemise… La chemise, tu la gardes tout le temps, de jour comme de nuit... Nous en changeons qu'une seule fois par mois... Alors, essaie de ne pas trop la souiller... Tu as des lacets pour fermer le haut...
Sa cravache calée sous le bras, Clotilde tire sur les lacets du décolleté de Florentine.
Le col ainsi fermé, elle noue un joli nœud.
L'adolescente, qui n'ose pas bouger, se laisse faire.
— C'est parfait… Ensuite, les chaussettes de laine... Elles sont bien épaisses. Vas-y… Tu les mets maintenant...
Florentine s'assoit sur le bord de la paillasse.
Elle enfile la paire de chaussettes marrons qui lui arrivent sous les genoux.
— Ensuite, c'est le pantalon court... Ou culotte… On les appelle aussi hauts-de-chausses… Glisse le bas de ta chemise entre tes cuisses pour ne pas qu'elle remonte.
Florentine se lève pour enfiler le vêtement gris, en matière légèrement élastique, qui couvre ses jambes, des genoux à la ceinture.
— Maintenant, c'est le gilet…
Clotilde l'aide à passer le gilet de cuir.
Il est souple mais néanmoins épais.
Les gros boutons dorés sont étincelants.
La partie supérieure est échancrée pour accommoder une poitrine féminine, offrant un soutien à la manière de balconnets.
— Maintenant, les bottes d'écuyer… Garde ton pied en pointe et tu tires avec les bords... Tu vois, tout est parfaitement à ta taille...
Les bottes de cuir très souples, assorties au gilet, montent au-dessus des genoux.
Elles ont de longs rebords.
— Maintenant, la cravate…
Clotilde prend une longue lanière de tissu blanc.
— Regarde bien, comment je fais… Tu laisses un côté pendre au dessus de ta taille... L'autre, tu l'enroules autour de ton cou... Tu fais des tours jusqu'à ce que les deux extrémités soient de longueurs égales... Ensuite, tu fais un nœud simple... Comme ça… Tu bourres le tissu de trop dans ta chemise. Magnifique… Nous y sommes presque...
Clotilde prend un ruban marron.
— Comme tu n'es pas une orpheline, tu n'as pas le droit au bandeau... Lorsque tes cheveux seront plus longs, tu pourras te faire une tresse... En attendant, je te prête ce ruban... Tu tires tes cheveux en arrière... Tu passes derrière le cou... Comme ça… Tu fais un nœud serré... Ne le perds pas... Sinon, c'est dix coups de cravache… Voilà… Comme ça, c'est bien... Je peux enfin voir tes petites oreilles décollées. Tu es amour, ma chérie... Vraiment… Alors, maintenant, si tu sors du bâtiment... Écoute-moi bien… Si tu sors de ce bâtiment, tu dois obligatoirement porter le chapeau... Le voici… On l'appelle un tricorne parce qu'il a trois pointes...
Clotilde pose le chapeau sur la tête de Florentine.
Il est parfaitement à sa taille.
— Les derniers morceaux d'habillement sont aussi les plus importants... D'abord la ceinture avec la dague…
Avant de la lui mettre autour de la taille, Clotilde sort la dague de son fourreau.
Une lame en acier à double tranchant d'environ vingt-cinq centimètres, avec un pommeau simple en cuir.
Florentine frémit.
Elle ressemble à celle qui a servi à tuer Constance.
— Ta dague, tu la portes toute la journée... C'est ton arme… C'est ton outil... C'est ton couteau pour manger... Tu dois t'en occuper. Tu dois garder les lames propres et aiguisées. Il y a une meule dans la cour... Je te montrerai… Si tu te coupes avec, c'est ton problème... Ne viens pas pleurer... Je te préviens qu'elle est extrêmement tranchante. Ce n'est pas un jouet... On va t'apprendre comment t'en servir mais, aujourd'hui, fais bien attention si tu la manipules.
Clotilde retourne la lame dans son fourreau.
Elle fixe la ceinture autour de la taille de Florentine.
La dague se porte à hauteur de la hanche gauche.
— Dernier élément, ta paire de gants… Tu les portes toujours pour travailler... Quand tu les retires, tu les plies et tu les glisses dans ton ceinturon. Comme ceci… Vas-y, enfile-les...
Florentine met les gants bruns qui habillent parfaitement ses doigts fins.
— Te voilà habillée… Viens te voir dans le grand miroir.
Clotilde entraîne Florentine.
Elle écarte le rideau de toile grise qui fermait l'espace où l'adolescente dormait.
La jeune fille découvre une grande salle avec une charpente ancienne qui maintient l'imposante toiture d'ardoises.
Des rideaux identiques entourent les autres lits.
Tout est sobre.
Ancien…
Des petites tables de chevet en bois...
Des chaises en paille...
L'espace est dénué de modernité.
Seul objet de coquetterie, un grand miroir est dressé près de l'escalier.
Florentine découvre son reflet.
Le chapeau...
Les bottes...
La ceinture...
Le gilet...
Le jabot de sa cravate...
Le même uniforme à l'allure masculine que porte Clotilde.
— Une vraie fille d'écurie…
— Une quoi..?
— C'est ta fonction, à partir d'aujourd'hui... Tu es fille d'écurie... Tu vois les lits... C'est ici que nous dormons toutes... Tu peux les compter... Neufs lits d'un côté… Neuf lits de l'autre... Trois dans le fond... Celui au centre est un peu plus confortable... Il est réservé pour la cravache… Ça, c'est moi… Je suis responsable pour vous toutes... J'ai donc le droit à la cravache et, crois-moi, je n'ai pas peur de l'utiliser... Nous sommes donc vingt-et-une filles d'écurie... Si tu te demandes où sont les autres, en ce moment... Elles travaillent... Nous nous levons tous les matins au chant du coq... Nous nous couchons à la tombée de la nuit... Sept jours par semaine... Tous les jours de l'année… Parce que les chevaux ont toujours besoin de soins. On n'arrête jamais… Viens, je vais te faire faire un petit tour avant le déjeuner...
Florentine suit Clotilde de près.
Elles empruntent l'unique escalier de bois.
Elles entrent dans la salle commune du rez-de-chaussée, haute de plafond, vide pour le moment.
Une longue table de bois, très ancienne...
Des bancs de chaque côté...
Un fauteuil de cuir rembourré au bout...
Sur les murs bruts, des tableaux sombres représentant des scènes de chasse...
— C'est ici qu'on mange… Un seul repas par jour, à midi pile... Si tu ne viens pas manger, tu dois attendre jusqu'au lendemain.
— J'ai pas de montre...
L'idée fait sourire Clotilde.
— Il y a un cadran solaire, à l'extérieur... Mais, tu verras… Il n'est pas nécessaire... Quand on a faim, on sait toujours quand c'est le repas.
Clotilde s'engage à travers le passage ouvert.
Le bâtiment est tout en longueur.
Dans le prolongement, se trouve l'écurie.
Une rangée de boxes à chevaux...
Certains sont vides.
D'autres sont occupés.
Clotilde avance d'un pas rapide.
Florentine doit s'activer pour ne pas la perdre.
— Le grand château a deux écuries… Ici, nous sommes dans l'écurie côté cour... C'est un terme de théâtre… Écoute-moi bien, tu dois l'apprendre... Quand tu regardes le château de face, du côté de l'entrée principale, avec les ormes rouges dans ton dos… Alors, côté cour, c'est sur ta droite... Côté jardin, c'est ta gauche… Ça nous aide pour nous orienter... Donc, dans l'écurie, côté cour… Ici… Tu as les chevaux pour les saillies... Ce ne sont que des étalons et des entiers... Dans le bas de la cour carrée du grand château, il y a la collection des attelages pour les promenades... Ils n'accommodent pas tous les chevaux... Dans l'écurie de gauche, côté jardin... Il y a les chevaux des dianes...
— C'est quoi les dianes..?
Devant une porte à double battants, ouverte en grand, Clotilde tourne à droite.
Elles se retrouvent à l'extérieur, face à un grand enclos avec une palissade de bois.
Une fille d'écurie fait tourner un étalon à la longe, une longue lanière de cuir.
— Les dianes sont les Cavaliers… Cavalier est le nom officiel mais, comme ce sont toutes des filles, on préfère les appeler des dianes... Elles ont trois couleurs de vestes... Vert... Rouge... Noir... Les dianes vertes sont les gardes-chasse... Elles s'occupent des animaux sauvages du domaine et de la chasse, bien entendu... Elles protègent l'espace naturel... La biodiversité, si tu préfères… Les dianes rouges sont chargées de la sécurité... Elles patrouillent les allées. Elles s'occupent des intrus... Mais aussi des urgences… Tu vois le cor de chasse accroché à l'entrée..? Si je souffle dedans très fort sans arrêt, elles vont rappliquer au triple galop...
— Et les dianes noires..?
— Les dianes noires sont celles qui chapeautent tout ce qui se passe à l'extérieur du château... Elles ont le plus de responsabilités… Elles s'occupent des invités... Elles s'occupent aussi de l'élevage. Des saillies des chevaux... Du poulinage… Elles gèrent tout ce qui a rapport aux montures et aux attelages... Filles d'écuries, nous sommes au bas de l'échelle… Alors... Si tu vois une diane qui passe, quelle que soit la couleur de son habit, tu la salues... Tu retires ton tricorne que tu gardes devant ta poitrine... Tu baisses la tête, une seconde ou deux… N'oublie pas de le faire, sinon c'est la cravache... En général, elles ne viennent pas trop souvent, ici... Mais, nous allons souvent de leur côté... Nous nous occupons de tous les chevaux... C'est notre travail... Le balai… La fourche… La brosse... Toute la journée...
Clotilde reprend le mouvement.
— On est payé pour tout ce travail..?
Clotilde sourit.
— Oui, nous sommes très bien payées, ma chérie… Habillées, logées et nourries, madame nous laisse vivre dans son paradis terrestre... Que demander de plus..?
Florentine fronce des sourcils.
Elle a soif et faim mais n'ose pas réclamer.
Clotilde lui montre ensuite chaque salle à l'extrémité du bâtiment.
La sellerie…
Les pièces de rangement où sont stockés les outils...
À l'étage, les greniers de paille pour les litières...
De retour à l'extérieur, Clotilde lui montre quelques détails plus curieux.
— La barrique à pisse… Tu soulèves le couvercle avec la poignée... C'est ici que tu videras les pots de chambre, sauf s'il y a de la merde avec… La barrique à pisse est vidée de temps en temps par les filles lavandières...
— Pour laver le linge..?
— L'urine rend le linge plus blanc... Elles ont un moulin, plus loin… Du côté de la ferme... Tu verras, un jour… Mais, comme je disais, tout ce qui est merde, tu le vides sur le tas de fumier qui est là-bas... Compris..?
— Y'a pas de papier pour s'essuyer..?
Clotilde est amusée.
— Non… Comprends bien que nous vivons comme il y a deux cent ans... Pas d'électricité… Pas de modernité... Madame n'aime pas le changement... La nature est, pour nous toutes, ce qu'il y a de plus important… Alors non, il n'y a pas de papier... Tu peux chier dans ton pot de chambre mais, en général, nous chions dans l'écurie... Tu t'essuies avec un peu de paille si nécessaire... Les étalons adorent ça. Ils adorent voir un petit cul blanc...
Clotilde lève le nez au ciel.
Le soleil est au plus haut.
— Allez, c'est presque midi… Viens manger... Je vais te présenter aux filles... C'est ton premier jour, alors ne te laisse pas impressionner... Je te préviens, il y aura un peu de bizutage ce soir, pour t'accueillir… Rien que tes petites fesses ne puissent pas tolérer...