Prise par la peur universelle de monter sur scène, Florentine est subitement très anxieuse.
Ses camarades sont également dans l'expectative.
Elles osent à peine parler.
Les robes sont magnifiques.
Coiffures et maquillages ajoutent à la perfection.
Cette nuit, elles seront présentées dans l'authentique beauté féminine.
Amandine, numéro XI, s'approche de Florentine.
— Nous dansons ensemble...
— Oui...
Amandine lui prend la main qu'elle serre avec fermeté.
Florentine devine sa nervosité.
À un signal qui vient du devant, elles quittent les loges.
Elles se mettent en mouvement deux par deux.
Florentine et Amandine forment le dernier rang.
Elles empruntent de nouveaux couloirs pour arriver à un escalier.
Elles soulèvent de leurs mains les bords de leurs grandes robes pour voir où elles mettent les pieds.
Elles débouchent dans la bibliothèque par une paroi dérobée.
Florentine est en admiration.
Elle n'a jamais vu cette pièce de nuit.
Tous les lustres à cristaux sont allumés de dizaines de bougies.
Le décor est fabuleux.
Tous ces livres…
Tous ces trésors…
Tous ces mondes inexplorés...
Le cortège avance à travers le grand château.
En tête de colonne, Blandine les mène sans se hâter.
Arrivées devant les portes de la salle de bal, elles se divisent en deux colonnes pour le menuet.
Florentine a le cœur qui bat fort.
Ses mains tremblent légèrement.
Une musique sourde débute derrière les battants.
Les portes s'ouvrent en grand.
Elles entrent en scène.
La salle de bal est déjà pleine.
Toutes les hécates sont présentes.
Sur une estrade, les sept Valets rouges jouent de leurs instruments à cordes une musique à la mélodie ancienne.
Les Valets noirs gardent les portes, à l'exception de Blandine qui dirige les filles de joie.
Quelques Valets verts circulent avec des plateaux en argent.
Ils proposent aux invités du champagne et des petits fours.
Ces messieurs sont tous présents.
Vingt-et-un hommes, vêtus de smokings noirs.
Nœuds papillons noirs…
Chemises blanches à cols cassés...
Souliers vernis noirs...
Ils se sont écartés pour admirer les Reynes.
Florentine n'a pas le temps de les détailler.
Elle baisse le visage.
Elle suit le mouvement.
Elle s'applique à marcher lentement et gracieusement comme elle a appris à le faire.
Elle avance avec la main gauche posée sur sa hanche gauche.
La main droite demeure légèrement ouverte vers l'avant.
Les deux colonnes de dames se croisent une fois.
Puis, une deuxième fois pour permettre aux hommes de bien les observer.
Sous la lumière des dizaines de bougies, des lustres et des chandeliers, l'éclairage est particulièrement flatteur.
Une douceur qu'aucune lampe électrique ne pourrait rivaliser.
Les demoiselles terminent par une ronde avant de s'aligner au milieu de la grande salle de bal.
Florentine lève le nez.
Les hommes sont à distance respectueuse.
Elle peut mieux les observer.
Ces hommes sont adultes.
Le plus jeune doit avoir une trentaine d'années.
Le plus âgé porte des cheveux blancs.
Ils sont très soignés mais ne présentent pas des visages particulièrement plaisants.
Quelques-uns sont bien enveloppés.
D'autres sont maigres et élancés.
Si les jeunes filles présentent une beauté harmonieuse, quasi identique, les hommes présentent autant d'allures disparates.
Le plus séduisant est certainement le plus jeune.
Celui avec lequel une jeune fille voudrait, peut-être, passer du temps.
Les autres sont soit repoussants, soit inquiétants.
Florentine comprend l'allusion à la déesse Fortune.
La loterie organisée…
Le prix à emporter...
— Mesdemoiselles… Préparez-vous pour le menuet..., informe Blandine.
La musique s'est arrêtée.
Pour les diriger, Blandine tape dans ses mains gantées.
Comme à la répétition, elles se positionnent.
Les spectateurs se régalent de chaque mouvement.
Florentine est face à Amandine.
Elle espère ne pas avoir oublié les pas de la danse démodée.
L'orchestre de chambre, cordes et clavecin, attaque le menuet.
Ces demoiselles qui dansent dans leurs robes magnifiques créent un spectacle des plus charmants et des plus élégants.
Les hommes n'en ratent pas un moment.
Florentine sautille.
Tourne…
Se positionne...
Se penche...
Tourne de nouveau...
Salut…
Attrape une main...
Se sépare…
Se remet à sautiller...
La danse est raffinée.
Lente…
La musique a été composée pour mettre en valeur la grâce et le charme.
Florentine réalise que cette danse est superbe maintenant que sa robe volumineuse cache les sautillements de ses pieds.
Demeure simplement, le ballet des mouvements et des croisements…
Des révérences et des prosternations...
La féerie de la noblesse...
L'enchantement...
Le spectacle s'achève.
Les hommes applaudissent avec enthousiasme.
Les danseuses saluent d'une courbette synchronisée.
Elles retournent debout où elles étaient.
Maîtresse de cérémonie, Blandine prend les devants.
Les musiciennes jouent en sourdine un air d'accompagnement.
Le Valet noir s'approche de la première Reyne.
Blandine présente une main bien haute comme si elle était un courtisan.
L'aphrodite accepte la main.
Les deux avancent gracieusement vers le milieu de la salle où trônent les Roys.
— Ombeline, messieurs… Le numéro deux...
Les hommes admirent la fille ainsi présentée.
Blandine et Ombeline effectuent un petit circuit le long de l'espace dégagé avant de revenir au point de départ.
Le manège recommence avec la deuxième fille, Hermine, altière et sûre d'elle.
Elle porte le numéro III.
C'est ensuite au tour de la suivante...
Et ainsi de suite...
Florentine est nerveuse.
Elle a toujours détesté ces moments à l'école où elle devait attendre d'être nommée ou appelée.
Son cœur s'est mis à battre plus fort encore.
Elle réalise l'inévitable maintenant que ces hommes sont devant elle.
L'un d'eux lui sera désigné par Fortune.
Un homme adulte pour accomplir avec une adolescente des actes libertins…
Des outrages...
Qu'elle ne pourra pas refuser.
Un loup affamé, en appétit de croquer un petit agneau…
Pour accomplir, au fond d'un lit, ses fantasmes les plus dévoyés...
Le sang monte aux joues de Florentine.
L'extraordinaire maison close de madame qui offre des jeunes filles magnifiques d'à peine seize ans.
Est-ce possible..?
Est-ce légal..?
Pourquoi est-ce que la police n'intervient pas..?
La France n'est-elle pas un pays de droit..?
Florentine se souvient un peu de son cours d'histoire.
La Révolution Française…
N'a-t-elle pas éclaté justement pour empêcher ce genre de débauches aristocratiques..?
Florentine craint l'évanouissement.
Ses habits la serrent.
La salle de bal, remplie d'une soixantaine de participants, est étouffante.
Elle suffoque sous toutes ces bougies allumées.
Va-t-elle pouvoir rester debout longtemps..?
— Caroline… Le numéro huit..., clame Blandine bien haut.
Pour se donner du courage, Florentine approche imperceptiblement d'Apolline.
Elles effleurent leurs doigts gantés.
Une complicité pour se donner du courage...
Florentine jure sous cape.
La présentation n'en finit pas.
Finalement, c'est au tour d'Apolline d'avancer au milieu de la scène.
Elle effectue le petit circuit en compagnie de Blandine.
Apolline est magnifique dans sa robe de couleur pêche.
Elle sourit gracieusement.
Elle a l'air heureuse d'être présentée.
Elle revient toute souriante.
Blandine s'approche, enfin, de Florentine.
Comme pour les autres, elle lui offre sa main.
Florentine pose la sienne entre ses doigts.
Elles avancent vers le centre.
— Florentine, messieurs… Le numéro vingt-et-un...
Les jambes tremblantes, Florentine tente de ne rien montrer de son anxiété.
Le moment de présentation, qui semblait si long chez ses sœurs, passe en un rien de temps.
Elle n'ose pas fixer des visages.
Elle exécute les gestes.
Elle sourit.
Elle salue de la tête.
Sa pensée est pour les filles d'écurie qui sont dans leurs lits dès la tombée du jour.
Si seulement Angeline la voyait dans son accoutrement de courtisane.
Quelle métamorphose...
Florentine retrouve sa place dans le rang.
Blandine s'éloigne vers le fond de la salle.
Un moment de flottement...
Vingt filles…
Vingt-et-un hommes...
— Ça ne colle pas... Qui est le numéro un..? demande Florentine, en murmurant à l'oreille d'Apolline.
— Tu vas voir… Chut… Tais-toi...
D'une gestuelle, Blandine indique aux demoiselles de former deux rangées, comme au début de la danse.
La musique change de tempo.
Piano et violoncelle...
Schubert, andante con moto piano…
Au même moment, deux hécates noires ouvrent la grande porte à double battants.
Une troisième hécate noire entre dans la salle de bal en tenant un chandelier à la main gauche.
Dans sa main droite, gantée de blanc, elle tient celle d'une jeune fille…
Elle est habillée dans le même style que les dames présentes mais sa robe de soie, blanche à passementerie d'or, est plus luxueuse encore.
La jeune fille est amenée au centre de la pièce.
Deux choses la différencient des filles de joie.
Elle ne porte pas de perruque.
Ses longs cheveux sont magnifiquement coiffés.
Ils sont blonds.
Mais, surtout...
Elle a facilement deux ans de moins.
— Le numéro un, messieurs…, informe Blandine. Flavie...
Florentine est choquée en entendant le prénom.
Elle tremble de la tête aux pieds.
Elle ne peut la quitter des yeux.
Cette très jeune fille blonde est tellement belle.
Elle est la magnificence incarnée.
Pure…
Innocente…
Virginale…
L'hécate noire avec le chandelier s'est éloignée.
Blandine promène l'enfant devant les hommes affamés.
— Flavie..., décrit Blandine avec légèreté. Elle vient tout juste de fêter son anniversaire... Elle a juste treize ans… Elle est pucelle, messieurs... Con, cul et cou… Lequel d'entre vous sera l'heureux gagnant..?
Florentine frissonne.
Elle est furieuse.
La rage bouillonne en elle.
Elle a mille questions.
D'où vient cette trop jeune fille..?
Que fait-elle ici..?
Et comment…
C'est elle qui s'appelle Flavie.
C'est elle qui…
Le sang et l'horreur envahissent son esprit.
La faim la prend.
Une envie de mordre…
Une envie de voir du sang...
Son tour de la salle terminé, la jeune Flavie regagne sa place en tête de colonne.
Blandine se déplace vers les portes à double battants, restées ouvertes.
— Messieurs, s'il vous plaît..., informe-t-elle avec autorité. La loterie va avoir lieu dans le Salon des Messieurs... Je vous prie de bien vouloir me suivre…
Les hommes, clairement impatients de participer au tirage au sort, s'empressent de quitter la salle de bal.
La plupart des hécates les suivent.
Elles ferment les portes derrière eux.
La musique s'arrête net.
Il ne reste que les aphrodites.
Caroline s'approche de Florentine.
— Si tu veux boire ou pisser, c'est le moment… Il y a des carafes d'eau dans le coin...
Florentine se tourne.
En effet, une fille de cuisine avance une table roulante avec des verres et des carafes.
Florentine a soif mais elle a trop de questions.
— Qu'est-ce qui se passe maintenant..?
— On attend…
— Quoi..?
— Que ton client te soit désigné... Entre nous, la brochette n'est pas fantastique… Madame ouvre souvent la saison en repayant des faveurs politiques... Au moins, ils doivent tous parler correctement le françois… Pour une fois, on va comprendre ce qu'ils veulent de nous...
— Caroline..?
— Oui..?
— Qui est Flavie..?
— Tu l'as vue, toi-même… C'est le premier prix...
— Je ne comprends pas.
— Tu ne peux pas comprendre, Florentine… Tu n'es pas orpheline...
— Mais, elle est blonde… Toutes les orphelines que j'ai vues ont les cheveux bruns, châtains ou noirs...
— Toutes les orphelines, à l'orphelinat, sont blondes..., explique Caroline.
— Je suis tellement perdue… Je ne comprends rien..., soupire Florentine.
— C'est parce que tu ne lis pas assez vite... Bon, je te laisse… Je vais aller pisser... On a toutes les yeux sur le plus jeune… Il est plutôt bien, tu ne trouves pas..? Hélas, je crains que, comme d'habitude, je vais avoir le plus gros qui aura l'envie impérieuse de me voir avaler ses couilles poilues... Fortune ne me sourit jamais…
— Mais, la… La numéro I... Un homme ne va pas la…
— Elle va perdre ses pucelages… C'est un rituel, je te dis... Une fois qu'elle aura perdu son innocence, elle pourra commencer sa nouvelle vie...
Caroline s'éloigne d'un pas léger.
Florentine cherche la petite Flavie.
Elle veut lui parler.
Lui dire de partir…
De s'enfuir au plus vite...
Que tout ceci n'est pas de son âge.
Que c'est une affreuse tragédie.
Florentine la cherche du regard mais Flavie n'est plus dans la salle.
Où est-elle partie..?
Les filles se sont installées sur des chaises.
Elles parlent entre elles par petits groupes comme si elles tenaient salon.
Seule, au milieu de l'espace qui s'est vidé, Florentine se sent perdue.
Que faire..?
Et, si elle partait en courant..?
Quitter le grand château, en s'éclipsant discrètement…
Courir le long de l'allée bordée des ormes rouges pour atteindre la liberté...
Fuir, comme Jeanne l'avait fait, naguère, au campement des pirates...
Fuir des hommes malfaisants...
Fuir, plutôt que de souffrir les outrages de ces sauvages d'un autre temps...
Dans sa grande robe, alourdie par ce tissu épais, elle n'a pas l'âme romanesque.
Elle se sent immobilisée.
Elle est perdue.
Perdue, depuis le début…
Petite victime, recroquevillée dans un coin de gare poussiéreuse...
— T’es toute seule..?
Elle lève le nez.
Florentine essuie de ses gants les larmes qui perlent à ses yeux.
Elle renifle discrètement.
Puis...
Elle se reprend.
Elle va boire un peu d'eau.
Elle verra bien ce que Fortune lui réserve.