Une hécate noire ouvre les double-portes de la salle de bal.
La salle à manger est préparée.
Les hommes ne sont pas encore présents mais ils ne vont pas tarder.
Vingt-et-une tables pour deux personnes…
Cinq hécates vertes sont alignées, en attente d'effectuer le service.
Deux hécates noires gardent les entrées.
Les tables sont arrangées en spirale.
Elles sont numérotées.
De I, au centre, à XXI, la plus éloignée...
Florentine trouve la sienne, la plus à l'écart.
En pivotant sur son séant, elle regarde par la fenêtre dans son dos.
La nuit est ténébreuse.
Seule l'allée du château est éclairée.
Elle est bordée de photophores aux flammes dansant dans le vent.
Blandine est de retour, en compagnie de la petite Flavie.
Elle l'installe à la table centrale.
La très jeune fille tourne le dos à Florentine.
Elle ne voit que ses cheveux blonds.
Sa taille menue…
Ses épaules délicates...
Florentine soupire de compassion.
Blandine poursuit sa ronde.
Elle inspecte les filles ici et là.
Elle arrange leurs robes de façon harmonieuse.
La grande robe de Florentine n'est pas très pratique pour s'asseoir.
Blandine vient lui montrer comment étaler les pans autour du fauteuil.
— Merci, Blandine...
Elle ne répond pas.
Quelque chose semble l'irriter.
L'hécate noire s'éloigne en affichant une expression sévère.
Pour patienter, Florentine admire la richesse du cadre.
La vaisselle fine...
Les arrangements floraux...
L'éclairage à la bougie qui tombe des lustres bas.
Un étalage de beauté et de raffinement…
Proche de l'estrade, Blandine la surveille du coin de l'œil.
Florentine est nerveuse.
Elle croise les mains devant elle bien sagement.
Elle baisse la tête.
La table du souper a tout de même quelque chose de particulier.
Un seul couvert est mis.
Florentine n'aura pas le droit de manger avec son compagnon.
Elle regarde si c'est le cas pour toutes.
Apolline, qui n'est pas très loin, lui fait un petit salut, en levant le nez.
En effet, les filles n'ont pas le droit de se sustenter.
Blandine frappe dans ses mains.
Dans l'alcôve, le rideau de velours s'ouvre.
Trois hécates rouges se mettent à jouer de la musique de chambre.
Violon...
Alto...
Violoncelle…
Une petite musique douce pour accompagner le souper nocturne.
Les premiers hommes reviennent du Salon des Messieurs où s'est tenue la loterie.
Florentine observe ce que font ses camarades.
Elles ne bougent pas.
Assistés par Blandine et les autres hécates noires, les hommes trouvent leurs tables respectives.
Avant de s'asseoir, ils saluent les dames à leur façon.
Baisemain…
Courbette...
Simple poignée de main...
Florentine remarque quelques visages.
Le beau jeune homme est pour Ombeline.
Quelle chance...
La salle se remplit vite.
Qui sera son cavalier..?
— Bonsoir, mademoiselle…
Florentine sursaute.
L'homme en smoking noir est arrivé dans son dos.
Il avance une main.
Florentine pose sa main gantée sur la sienne.
Il exécute un baisemain parfait.
Florentine est un peu sous le choc.
Elle a le plus âgé.
L'homme avec les cheveux gris.
Il est très grand.
Il porte des lunettes fines cerclées d'acier, à moins que ce ne soit de l'or blanc.
— Bonsoir, monsieur..., répond Florentine, timidement.
Un homme…
Un homme debout, devant elle...
Un homme pour souper en sa compagnie...
Un homme, client de bordel…
Un homme venu pour la baiser.
L'émotion la prend.
Elle n'a jamais été avec un homme pour faire ça.
Ni jeune, ni âgé…
Ni de loin, ni de près...
Ni jamais...
L'homme pourrait être son grand-père.
Le papa de sa maman...
Un homme dont elle n'a pas de souvenir.
Un visage oublié dans le temps...
— Vous permettez, mademoiselle..?
— Je vous en prie, monsieur...
Florentine baisse le nez.
Elle sent le rouge percer ses joues.
Le maquillage, est-il assez épais..?
Elle ose à peine le regarder.
Elle est nerveuse à en mourir.
Ses mains tremblent.
Elle les garde, croisées devant elle.
Elle cherche une position élégante qui cacherait au mieux sa fébrilité.
L'homme s'installe sans effort.
Aussitôt, une hécate présente un plateau d'argent avec une flûte de champagne.
Il s'en empare.
— Merci, mademoiselle..., dit-il à la serveuse en habit vert.
La boisson à la main, le dos contre le dossier du fauteuil Louis XV, il détaille Florentine.
Elle aussi jette un regard discret.
Il est clairement très âgé.
Plus de soixante-dix ans…
Son visage est très ridé.
De lourdes poches sous les yeux…
Le front dégarni...
— Florentine… Quel joli prénom... Si Dieu n'avait fait la femme... Il n'aurait pas fait la fleur…
— Merci, monsieur...
— Tu es charmante, Florentine... Je ne regrette pas d'avoir tiré ton numéro... Mais, aux Ormes Rouges, tous les lots sont gagnants… Je ne me plains jamais.
L'homme possède la voix rauque d'un gros fumeur.
Il ne sent pas le tabac pour autant.
Il a une allure décontractée.
Ses yeux gris sont brillants.
Un visage marqué par l'âge, mais néanmoins plaisant.
— Tu as quel âge, Florentine..?
— J'ai quinze ans, monsieur...
Il sourit avant d'ajouter...
— Diable, madame Moreau est imbattable… Où trouve-t-elle autant de beauté et de jeunesse pour sa maison..? Quand je te vois, superbe dans ta belle robe d'autrefois, mon cœur saigne en pensant à la laideur du monde extérieur… Heureusement, tout n'est pas perdu dans notre pays... Une femme exemplaire a réussi à sauver les meubles… En les cachant, derrière ses murs élevés...
Florentine sourit poliment pendant que l'homme avale un peu de champagne.
Elle est curieuse de ce que font les autres aphrodites.
Elle n'ose pas tourner la tête pour les observer.
— Je vais te dire quelque chose, Florentine… Ce n'est pas la première fois que je viens ici... Je suis même un régulier… Tous les cinq ans, j'ai le droit à mon invitation... Madame Moreau doit apprécier mes bons mots ou mes relations… Je devine, néanmoins, que cette année sera la dernière... Dommage… Je n'aurai probablement jamais le premier prix... Mais, je suis tout de même ravi d'être en ta compagnie...
— Merci, monsieur...
— Je sais que, comme toutes les catins, vous n'êtes pas très bavardes... J'apprécie votre discrétion... Vos bonnes manières… C'est certainement la place d'une vraie jeune fille... J'ai des petites-nièces tellement mal élevées qu'à chaque fois que nous sommes à table, en famille, j'ai envie de les gifler… Le monde est vraiment moche, tu sais...
Florentine ne sait que dire d'autre que...
— Oui, monsieur...
— Heureusement, me voici en ta compagnie, ce soir… Où charme et beauté règnent avec majesté… J'ai beaucoup à te dire... Tu vois, Florentine… Lorsque je viens ici… Vieux libertin de service, que je suis… J'aime me confesser… Oui, comme à l'église... Pendant ces deux nuits, tu seras ma confidente même si tu n'es qu'une petite putain… La confession est importante pour l'équilibre de la conscience... Car, vois-tu... On ne peut pas faire tout ce qu'on fait, sans en parler à quelqu'un… De nos jours, les psychiatres ont remplacé les curés mais ce n'est pas la même chose... Pour vraiment se confesser, il faut être dans l'intimité… Se mettre à nu, en somme… Malgré le grand nombre de personnes que je fréquente… Même des filles comme toi, à l'occasion… Je n'ai pas envie d'avouer ce que je fais vraiment… Ici, c'est très différent… Je pense que c'est le cadre... Ce château est tellement merveilleux… Nous sommes dans la très grande tradition… Nous effectuons un voyage dans le temps... Si je me confesse dans le passé, alors je ne crains rien, non..?
— Oui, monsieur...
Florentine s'interroge sur son cavalier.
Un homme qui aime parler.
Une qualité d'expression...
Un ton...
Il ne s'est pas vraiment présenté.
Il a pourtant un air familier.
Surtout dans sa façon de s'exprimer…
— Et puis… Se confesser à pareille beauté… Toi qui incarne la grâce, je trouve cela encore plus satisfaisant... Alors, je suis désolé… Je te préviens d'avance, chère Florentine, qu'il faudra que tu montres beaucoup de patience avec moi... J'ai beaucoup à dire… En cinq ans, ma conscience s'est bien chargée...
Les plats commencent à arriver.
Une hécate verte dépose une assiette préparée devant le client de Florentine.
Une seconde sert le vin dans le premier des verres de cristal parfaitement alignés.
Fille de chambre, Florentine se souvient les avoir fait briller.
Colette, inspectant minutieusement l'éclat de chaque reflet...
— Ah, voici l'entrée.., s'enthousiasme l'homme. J'ai une de ces faims…
Le plat a l'air succulent.
Florentine salive en voyant l'assiette.
Elle meurt de faim.
Elle ne veut pas le montrer.
— La cuisine est toujours remarquable… Meilleure que chez le plus coté des grands restaurants parisiens... D'ailleurs, tout ici est remarquable… Pourquoi ne pas vivre ainsi, toute l'année..? Disons le franchement, Florentine… La Révolution Française a tout gâché... L'Empire, petit regain d'espoir, a été un échec lamentable… Depuis, notre pauvre nation vivote... Elle s'enfonce, chaque année un peu plus, dans le marais profond de la médiocrité… Les nègres et les bougnoules débarquent, par bateaux entiers, pour diluer nos beaux esprits... Saper nos intelligences… Accélérer notre statut de pays en voie de sous-développement… Mais, je ne suis pas là pour parler de ça… J'ai besoin de te raconter ce que je fais... Est-ce que tu me reconnais, ma chérie..?
Florentine prend un moment pour le dévisager.
Elle le connaît sans vraiment le reconnaître.
— Non, monsieur...
— Oui, hélas… Je ne suis pas surpris… C'est une autre époque, ici… Alors, disons que, pour mes contemporains, j'ai une certaine popularité médiatique... Télévisuelle… On peut le dire, je suis riche et célèbre… Pour un libertin, il n'existe pas de meilleure condition. Pour ton information, j'ai soixante-dix-neuf ans… Tu n'as pas affaire à un jeune freluquet… Durant mon temps sur terre, j'ai tout vu… J'ai tout fait… Avec des femmes... Des filles... Quelques-unes plus jeunes que toi… Mais, ces dernières années… La seule chose qui me fasse encore bander… Je vais te dire… Ce n'est pas l'innocence… Honnêtement... Le premier prix de ce soir ne m'aurait pas beaucoup intéressé... Ce que j'apprécie le plus c'est la déception.
L'homme mange et boit tout en parlant.
— Qu'est-ce que j'entends par déception..? Eh bien, tu vois… J'aime faire souffrir les femmes... Pas physiquement, rassure-toi... J'aime les faire souffrir moralement... Dans mon métier, tu comprends… Il est aisé de séduire... J'ai facilement des maîtresses. Elles viennent à moi… Que voient-elles..? Un homme âgé, certes… Mais, un homme célèbre avec une solide fortune personnelle... Moi aussi, je possède un château, même s'il fait modeste, en comparaison avec celui-ci…
Florentine l'écoute parler en essayant d'afficher de l'intérêt.
Elle n'a pas le choix.
Elle devine Blandine qui surveille chacune de ses attitudes.
— Les femmes viennent à moi, si facilement… Je les séduis… Je suis un romantique, tu sais... Bon, pas vraiment… Disons que je sais jouer ce rôle… Je leur sors le grand jeu. Les roses… Les sorties à deux... Musées… Expositions... Soirées mondaines... Elles sont éblouies. En général, je les choisis assez bêtes… Assez ordinaires… Leur médiocrité me fait bander... Lentement, je les amène à la séduction. Nous passons au lit… C'est sur l'oreiller que je partage mes sentiments. Je leur raconte ma solitude… Comment je n'ai jamais rencontré de femme, aussi plaisante… Aussi aimante… En ce moment, j'ai une attirance particulière pour les femmes divorcées, avec de jeunes enfants à charge… Ou bien des très jeunes femmes, pleines d'ambitions… Pleines d'illusions... Tu comprends, Florentine… Je vais les aimer dans le seul but de les décevoir... Je veux, par un stratagème inique, qu'elles tombent enceintes de moi... Tu vois… Bon sang, rien de te raconter ça, je bande déjà…
L'homme termine son verre.
Il est aussitôt rempli par l'hécate verte de faction.
— La femme qui partage ma vie tombe enceinte… J'interprète, tout d'abord, la joie… Un enfant..! C'est merveilleux… Je la félicite. Je la gâte. Je lui dis que… Célibataire endurci, je me vois bien les épouser… Un couple d'amour, autour d'un enfant… Tout ce qui manquait à ma vie... La femme, grosse truite imbécile, mord à l'hameçon… Elle est heureuse comme jamais... Elle est radieuse… Elle l’annonce à sa famille… Mais, après quelques mois de grossesse… Mon ton change subitement... Je décide qu'un enfant, ce n'est pas pour moi… Je veux bien l'épouser, à une seule condition… Celle de se faire avorter... Florentine, tu ne peux pas savoir comme j'aime ces grands drames humains... Les larmes… Les cris… Les angoisses... Les déchirements internes... Dramaturgie que j'ai moi-même écrite… Je joue… Je manipule... Comme tu l’imagines, il y a deux options possibles… Si elle dit non… Si elle garde l'enfant, alors je la ruine… Elle est licenciée… Je fais courir les pires rumeurs à son sujet… La pire des salopes qui couche avec n'importe qui… Son bâtard est sûrement l'enfant d'un sale immigré… Un arabe de banlieue... J'use de toutes mes influences pour la dégrader... Pour l'avilir… C'est amusant, certes... Mais ce n'est pas ce que je recherche… Mon vrai plaisir est d'avoir cette femme qui accepte l'avortement… Par amour, pour moi... C'est que l'horloge a tourné, elle a maintenant dépassé le terme légal… Il y a eu des échographies... Le fœtus a un petit cœur qui bat… Heureusement, la merveilleuse clinique de madame Moreau va arranger tout ça… Nous venons ici, à la clinique, et c'est une épreuve terrible pour elle… Moi, je fais tout pour la rassurer… Que c'est un choix commun qui renforcera notre couple… C'est pour le mieux… Après, nous nous marierons... C'est promis... Elle sera ma femme, pour toujours… Elle aura tout ce que je possède… Elle vivra la vie dont elle a toujours rêvée... L'amour vaincra... Bref, comme prévu… L'intervention chirurgicale a lieu… La femme est complètement bouleversée de la mort de son enfant... Tu la vois... Elle est couchée dans son lit de clinique… Abattue… En larmes… Traumatisée... Elle a besoin de réconfort, d'amour et de tendresse… C'est le grand moment que j'attendais, Florentine… Le moment, anticipé depuis notre toute première rencontre... Le moment où je la chasse de ma vie… Je lui montre des photos du fœtus mort après l'intervention... Des clichés effrayants... Je la traite de moins que rien… De tous les noms… Je l'insulte sans retenue… Comment a-t-elle pu accepter pareille atrocité..? Je ne veux jamais la revoir de ma vie… C'est ainsi que je la quitte… En lui crachant au visage... Tu sais, j'ai pas mal de suicides à mon tableau de chasse… N'est-ce pas intéressant..?
Florentine lui sourit.
— Oui, monsieur...
Pendant son long récit, le poisson a été servi.
À présent, c'est au tour de la volaille...
L'estomac de Florentine grogne affreusement.
— Alors, je me pose la question.., poursuit l'homme. D'ailleurs, comme bon nombre de mes collègues libertins… Pourquoi est-ce que nous tirons plus de plaisir à décevoir notre prochain qu'à l'enchanter..? Pourquoi ne pas trouver de plaisir dans l'amour simple..? Mais, rien à faire… La déception est beaucoup plus exaltante… J'ai souvent des jeunes gens qui passent à mon bureau pour de l'aide... J'adore les recevoir… J'expose tout ce que je pourrais faire pour eux... Emploi… Argent… Position... Puis, au moment où ils pensent l'obtenir de moi, je tire le tapis sous leurs pieds… Je refuse leurs appels... Je les ignore… Leurs illusions s'envolent... Leur déception me fait bander… Tu vois Florentine, pour un vieux routier comme moi, il n'y a plus que ça… Sacrebleu, ce canard est absolument divin... Aimerais-tu y goûter..?
— Très volontiers, monsieur...
L'homme pique avec sa fourchette en argent un bout de viande cuite.
Il l'avance vers Florentine qui ouvre la bouche comme une enfant.
En effet, Florentine n'a jamais rien mangé d'aussi bon.
Le canard savoureux, parfaitement cuit, fond dans sa bouche.
— Bien.., reprend l'homme. Alors, laisse-moi te raconter une anecdote qui m'est arrivée il n'y a pas si longtemps… Tu vas voir, la pauvre fille comme je l'ai maltraitée...
Florentine a très envie de bâiller mais elle résiste.
Elle serre la mâchoire qui se contracte un moment.
Elle se demande combien de temps le souper va durer.
Combien de plats..?
Elle fait semblant d'écouter cet homme loquace qui, très clairement, aime s'écouter parler.
— La turpitude mentale..., s'amuse l'homme légèrement éméché. C'est mon mot préféré… Je suis un turpitudeur...
Le mot inventé le fait rire à gorge déployée.
Il exhibe subitement un sourire carnassier.
Florentine rit avec lui, par politesse.
Son client se remet à parler.
De sa vision périphérique, Florentine voit Apolline devant son cavalier.
Cet homme n'a pas attendu le dessert.
À genoux, à même le parquet ciré, sa sœur de secte engorge la verge de son compagnon de souper.
Elle se laisse encouer pendant qu'il continue à avaler son repas.
Le préservatif est rose.
Florentine trouve cela charmant.