Chaque éveil dans la cellule efface le temps passé.
Florentine s'étire.
Elle se lève.
Elle pisse.
Elle chie.
La porte est ouverte.
Le couloir…
La salle commune...
Les aphrodites...
Elles se connaissent tellement bien.
Elles s’enlacent.
Elles s'embrassent.
Elles se caressent.
Florentine respecte les orphelines plus qu'avant.
Elle est jalouse de tout ce qu'elles savent.
De tout ce qu'elles sont capables d’accomplir.
De toutes les expériences de leur jeunesse...
Leur beauté physique est évidente mais c'est quelque chose dont on s'habitue.
On ne la remarque plus, après un temps.
Ce qu’elle admire c’est le travail de madame à continuellement la perfectionner.
Le fruit de savants dosages génétiques pour créer de la variété dans la perfection.
Ces êtres de la nuit sont tout aussi fascinants par leurs caractères uniques.
Leurs personnalités…
Beauté et esprit…
La Force…
L'impératrice…
La lune...
Les rituels se répètent.
Repas...
Bain...
Soins…
Les préparatifs particuliers pour le nouveau souper...
Le thème de la semaine est donné.
Tous les ans, un groupe de clients d'Allemagne remonte dans le passé pour revivre une période sombre de l'histoire du pays.
Les aphrodites vont les aider à voyager.
Quelques-unes parlent déjà la langue.
Pour les autres, les gestes de l'amour suffiront.
Pour la loterie, elles sont habillées différemment que d'habitude.
Pas de grandes robes nobles mais des robes de jeunes demoiselles des années quarante.
Des uniformes d'écolières…
Chemise blanche...
Jupe bleu marine...
Petit tablier blanc...
Chaussettes blanches...
Chaussures noires...
Seul détail inquiétant, elles portent sur la poitrine une petite étoile jaune marqué du mot...
Jude.
Lorsqu'elles entrent dans la salle de bal, l'ambiance est plus électrique que d'habitude.
Les hommes ne portent pas les smokings habituels.
Ils sont habillés d'uniformes militaires noirs.
Florentine a déjà vu des habits similaires dans des films à la télévision.
Sur leurs casquettes, des petites têtes de mort…
Il s'agit d'une mise en scène et pourtant, Florentine est terrifiée.
Cette fois-ci, les filles de joie forment une petite chorale.
Elles chantent en allemand trois chansons traditionnelles qu'elles ont mémorisées la veille, dont le classique Lili Marlène.
La bande sonore grésillante qui s’échappe d'un gramophone mécanique les aide à retrouver les paroles.
Après les applaudissements, Blandine fait les présentations habituelles.
Pour l'occasion, l'hécate noire ne porte pas sa livrée.
Elle est vêtue seulement de bottes de cuir noires et d'un pantalon de cheval, coupé à l'ancienne, à grands rebords.
Sur la tête, une casquette d'officier nazi…
Que son torse soit dénudé ne semble pas la gêner.
Blandine parle en allemand, avec distinction et autorité.
La présentation est plus longue que d'habitude.
Blandine ajoute des détails qui rendent plus savoureux la présence de ces petites juives, offertes pour le seul plaisir des seigneurs du Reich.
Son tour venu, Florentine ne comprend pas lorsqu'elle explique que, arrachée à ses parents réfugiés dans un grenier, elle a été témoin du meurtre de sa petite sœur de sept ans.
Lorsque Florentine est promenée devant les hommes en uniforme, elle n'a pas besoin d’interpréter un rôle.
Elle est terrorisée.
Elle parvient à peine à effectuer sa révérence.
Quel plaisir peut-on avoir à recréer tant de cruauté..?
Pour se calmer un peu, l’adolescente observe les visages.
L'un de ces vingt-et-un hommes va mourir.
C'est déjà bien…
La jeune pucelle, premier prix de la loterie, s'appelle, exceptionnellement, Gretchen.
Elle est habillée autrement que les autres.
Elle porte une robe blanche.
Ses cheveux blonds coiffés en arrière sont retenus par un nœud de satin.
Détail équivoque, elle porte en broche sur la poitrine, un insigne nazi à croix gammée.
On dirait l’une des adorables filles de Magda Goebbels.
L’arrivée du trophée excite les appétits des hommes qui applaudissent ou s’encouragent, en se tapant dans le dos.
Fiers de leur supériorité de race…
De leurs privilèges de mâles…
Ils se dirigent dans l’euphorie vers le Salon des Messieurs pour la loterie.
Florentine a appris comment le tirage se déroule.
Capucine prépare deux petites sphères rotatives grillagées, sur deux petites tables.
L'une contient vingt-et-une boules blanches, numérotées de un à vingt-et-un, en chiffres arabes.
L'autre contient vingt boules noires, de II à XXI, en chiffres romains.
Les hommes se regroupent en demi-cercle.
Les hécates vertes offrent des apéritifs.
Debout entre les deux tables de la loterie, la petite Flavie a les yeux bandés.
En arrivant au haras, les hommes ont reçu un numéro qui correspond à celui de leur bungalow.
Blandine mélange les boules blanches en faisant tourner la manivelle.
Elle guide ensuite la main droite de l’enfant qui s’empare d’une boule au hasard.
Blandine montre à tous le numéro.
L'homme, ainsi désigné, attend son lot.
Ensuite, Blandine fait tourner les boules noires des filles de joie.
Un numéro est tiré par la petite Flavie de sa main gauche.
Le couple est ainsi formé par le hasard.
L'ambiance est bienveillante chez les participants.
Il n'y a pas de perdants.
Ils savent qu'ils seront tous servis.
Ils rient.
Ils commentent.
Ils se félicitent.
Ils ne peuvent pas imaginer le risque qu'ils courent à être présents.
Madame a déjà choisi lequel sera sacrifié.
Il est marqué.
La loterie est pour les Reynes.
Laquelle des filles de joie aura la bonne fortune de boire du sang d'homme..?
Florentine a des doutes.
Est-ce véritablement un jeu de hasard..?
Madame n'est pas du genre à laisser le chaos décider.
N'est-elle pas Fortune incarnée..?
Une question demeure néanmoins sans réponse.
Que se passe-t-il si Flavie gagne la loterie du sang..?
A-t-elle le droit de se sauver..?
Florentine a déjà posé la question aux filles de sa secte, sans obtenir de réponse claire.
À ce qu'elles sachent, ce n'est jamais arrivé.
À la table du souper, Florentine médite en attendant son destin.
Demain, pendant la nuit, la petite Gretchen va mourir.
Y aura-t-il quelqu'une pour entendre ses cris..?
Pour la sauver..?
Lorsque l'uniforme noir approche, Florentine se lève.
Elle effectue une petite courbette.
Elle salue l’officier, en tendant le bras droit devant elle tout en répétant la phrase apprise par cœur.
— Heil Hitler…
L'homme ne répond pas de la même façon, comme escompté.
Il claque un peu des bottes, en ajoutant...
— Guten Abend, Fräulein… Asseyez-vous, mademoiselle... Je vous en prie...
L'homme a un accent mais il parle très correctement le français.
Florentine adopte une position humble, en bout de table.
— Tu es tellement jolie… Tu as quel âge..?
— J'ai quinze ans, monsieur.
— Je dois dire que je suis impressionné... Je ne voulais pas croire mon amie lorsqu'elle m'a parlé des Ormes Rouges... Oser, à ce point, demande beaucoup de génie et d'assurance... Je me présente… Je m'appelle Wolfgang... Je viens de Hambourg... Je travaille dans les compléments alimentaires...
— Je suis Florentine, monsieur.
— Florentine… Oui... Je suis content d'être avec toi.
Le champagne et les premiers plats sont immédiatement servis.
— Tu ne manges pas..? demande l'homme, après un temps de silence.
— Je n'ai pas le droit.
— Mais, tu as faim…
— Très faim, monsieur.
— Comme c'est amusant… Chaque détail est pensé...
L'homme boit.
Il mange silencieusement.
Florentine l'observe.
Il a des yeux gris.
Une paire de lunettes à monture métallique...
Un visage jeune, plutôt carré…
Des cheveux noirs...
Il a posé sa casquette d'officier sur la table.
Il a d'excellentes manières de table.
Il prend son temps.
— L'expérience n'est pas inutile..., déclare-t-il, après un long moment. Je veux dire… Elle nous permet de nous poser des questions… Au début, je pensais que ce ne serait qu'un week-end de baise... Pour moi, c'est assez courant… Trop de femmes, surtout des pays de l'est, se prostituent pour un rien… De nos jours, avec un téléphone portable, on peut organiser une orgie en dix minutes... Mais, tu vois Florentine… Lorsque je vais à ce genre de fête, j'en sors moralement vidé… La facilité est décourageante... Surtout le manque d'intelligence… Ces femmes sont incroyablement dépourvues d'esprit... Des enveloppes vides… Parfois, lorsque je suis couché sur le lit… Et, que je vois leurs corps endormis... J'ai envie de les tuer… C'est alors que je pense à mon grand-père, à bord de son char d'assaut, avançant à travers l'Ukraine… Maître du monde à la tête de son unité de blindés... Pourquoi ne pas tous les tuer..? Quel est le mal à ça..? Il ne s'agit que de gibier, après tout… Quelle est la différence entre une volaille et une prostituée..? Satisfaire l'appétit du moment… Rien de plus...
Florentine ne répond pas.
Elle cherche dans le regard de l’homme le trait dominant.
Pas un artiste, mais certainement un homme intelligent...
Respecté...
Fortuné...
Un apollon…
— Je me suis souvent posé la question de la conférence du Wannsee… Tu sais, quand les nazis ont finalisé le plan de l'extermination des juifs d'Europe... Si j'avais été assis à cette table, avec les autres dirigeants… Qu'aurais-je dit..? Comment me serais-je comporté..? Personnellement, j’ai toujours trouvé que ce choix idéologique était erroné… Pour la simple raison qu'un peuple est trop vaste... Dans ce groupe, certains éléments étaient très bons… Il ne fallait pas tuer arbitrairement... Il suffisait de les sélectionner... Il s’agit bien de la question du jardinier… Disons que ton jardin est envahi par des mauvaises herbes… Que faire..? Tout désherber avec une formule chimique industrielle..? Mais, qu'est-ce qu'il reste, alors..? Rien… La nature… La beauté... Tout est anéanti... Admettons que tu sois véritablement une petite juive de quinze ans, en mille neuf cent quarante-et-un... Belle et fraîche… Ton regard brillant me dit que tu es sensée... Tu comprends parfaitement ce que je dis… Alors, pourquoi te tuer..? Quel gain à cela..? Quel mérite..? Ces nazis… Je vais peut-être te surprendre en disant cela… Cette clique de sauvages de mon pays était une bande de demeurés... Ils suivaient bêtement un type complètement taré… Un petit clochard autrichien qui était plus proche du sous-homme que n'importe qui… Adolf Hitler n'était qu'un pédophile, dégénéré et pervers… Il n'avait pas plus de vision politique qu'un cafard dans un égout... Le seul point en sa faveur était sa capacité à répéter des mensonges et des âneries avec une conviction inébranlable... L'homme n'avait ni vision, ni intelligence… Il était juste très chanceux...
Florentine sourit à cette évocation.
— Oui, chanceux… À la manière d'un gagnant de loterie qui, parce qu'il a tiré le gros lot, s'imagine être un génie... Ou pire encore… Un agent du destin… La solution finale est bien la solution la plus bête qui soit... D'ailleurs, on le sait du compte-rendu de la fameuse conférence de Wannsee… Ces hommes ont à peine parlé plus d'une heure... Pas une seule fois, se sont-ils demandés si ce qu'ils faisaient était intelligent… Des demeurés, je répète... Mais, nous n'avons pas résolu notre problème de jardin… Les mauvaises herbes sont toujours présentes. Que faire..? Y aller à la main..? Une à une..? Identifier la mauvaise herbe, l'arracher… Seul problème, le jardin terrestre est immense… En s'attaquant à un côté, on n'arriverait jamais à la fin puisque la germination ferait que les mauvaises herbes renaîtraient presque aussitôt de l’autre côté… Impossible, donc… Alors, on fait quoi..? On laisse tomber..? Non, on cherche une solution dans la nature... On cherche à comprendre ce qui fait une mauvaise herbe. La source... Le code… La différenciation... Après tout, si on regarde de loin, on se dit… Tout ça ne sont que des plantes... Une tige... Une fleur… Autant les laisser en paix… Non..! Les mauvaises herbes étouffent les bonnes. Elles volent leur espace vital… Le seul moyen est de développer un poison qui vise ce groupe particulier... Qui s'attaque à un caractère précis… Qui tue silencieusement... Les nazis étaient trop impatients pour s'intéresser véritablement à la génétique... Et pourtant, la théorie était déjà présente à leur époque… Le programme valable de sélection est venu trop tard… Ils avaient déjà perdu la guerre… Par contre, je pense que, aujourd’hui, l'époque est bonne... Les O.G.M. sont une réalité… Je possède un laboratoire à Potsdam qui étudie le génome humain... Je cherche un gène spécifique qui caractérise la mauvaise herbe humaine… Quel gène est différent entre les races..? Les cultures..? Par exemple, si je trouvais le gène juif, je pourrais développer un virus mortel capable de se déclencher seulement si le gène est présent… Efficacité… Gain de temps... Mais, encore une fois… Le juif n'est pas forcément mauvais... Et puis, disons le clairement… L'idée de race est obsolète... Nous sommes tous des humains... La génétique nous le confirme. Quelques différences physiques dues à l'évolution régionale ne changent rien… Alors ces malfaisants, qui sont-ils..? C'est bien là, la question… Si j'extermine juste les faibles d'esprit, j'élimine aussi mes esclaves… Qui va faire le ménage chez moi..? Me sucer la queue dans une orgie..? Alors, bon sang, comment nettoyer ce satané jardin..? Pendant longtemps, je ne trouvais pas… Je n’ai pas encore vraiment trouvé… J'ai néanmoins compris que le meilleur critère n'était pas la vague notion de peuple ou de nation ennemie… Il fallait rester simple… Un trait... Un simple caractère... J'ai choisi pour cette première étude la couleur de la peau... S'il ne restait sur notre terre que l'homme blanc..? L'européen… Je t'assure que cette idée m'a secoué... Imagine un monde où tous les hommes de couleur seraient éliminés... L'espace que nous gagnerions… L'immensité de la terre... Un moyen pour redonner à la nature la chance de respirer... Fini les bidonvilles abominables des sous-continents… Ces villes grouillantes d'Asie, sources de toutes les maladies… Mais, comme tu peux le noter, tous ces peuples sont différents... Les teintes ne sont pas les mêmes… Peut-être que le plus simple serait alors d'avoir un virus qui tuerait tous les hommes... Tous les mâles, sauf ceux qui auraient un gène rédempteur… Et là, je me suis mis à trembler… Si nous étions en retard..? Si, déjà, les abominables chinois étaient à l'œuvre dans ce domaine… Il ne fallait pas tarder... Trouver un gène parfait… Un gène unique… C'est alors que j'ai eu l'idée fabuleuse en décryptant un livre hermétique intitulé Mutus Liber… Je ne vais pas te dire ce que c’est… Même ici, j'ai trop peur qu'on m'écoute… Sache néanmoins que je suis à deux doigts de réaliser ma vision... Je serai le premier grand écologiste de l’humanité… Le maître-jardinier couronné... Le monde sera à moi...
Tout en l'écoutant, Florentine repense à son premier client.
Le vieux libertin…
Cela faisait combien de temps..?
Elle ne sait plus.
De nombreux hommes sont venus depuis.
Ils n'étaient pas comme ces deux-là.
Le ton de la voix…
L'envie de se confesser...
Cet homme parle à une inconnue de choses que personne oserait raconter.
Parce qu'elle est une prostituée..?
Parce qu’elle n’existe pas..?
— Je vois bien que je te lasse avec mes longs discours… Désolé... Reprenons nos petits jeux… Je sens que cette expérience avec toi va m'ouvrir les yeux. Qui sait..? Après tout ça… Je serai peut-être un homme différent... Qu'est-ce que tu en dis..?
— Je ne sais pas, monsieur.
Wolfgang grimace.
Il s'attendait à plus d'éloquence.
Florentine est trop intimidée.
Les yeux de l'homme lui rappellent Pauline.
Ce regard glacé qui la fascinait.
Pendant le dessert, Florentine est grimpée sur les genoux de Wolfgang.
Il la nourrit de crème glacée.
Une bouchée…
Un baiser amoureux...
Une bouchée…
Il a la main gauche autour de sa taille.
Sa jupe est relevée.
Il caresse parfois son con exposé.
Florentine n'aime pas le goût sucré mais elle fait des efforts pour se montrer reconnaissante.
Son con mouille par habitude.
Sentir le doigt de l'homme en elle, l'indiffère.
La sexualité est trop abstraite.
Un homme ne peut pas lui donner de plaisir sensuel.
Pour cela, elle a les autres filles de la nuit.
Par contre, un homme peut assouvir sa faim.
A-t-elle gagné la loterie..?
Les jeux pervers se poursuivent.
Les hommes apprécient toutes ces petites écolières juives.
Les plus impatients montent vite vers les chambres.
Wolfgang préfère patienter.
Il s'est installé à une table du Salon des Messieurs.
Il fume un cigare.
Il boit du cognac, tout en parlant en allemand avec d’autres hommes qui cherchent un peu de répit.
Florentine est assise à ses pieds.
Il caresse ses cheveux de temps en temps comme un animal de compagnie.
Les heures passent.
Florentine s'ennuie mais elle est trop alerte pour se sentir fatiguée.
L'homme n'a pas l'air intéressé.
Il boit beaucoup.
Il bavarde sans fin.
Il rigole d'un humour qu'elle ne comprend pas.