Le rideau rouge s'ouvre lentement.
Flavie ouvre un œil lourd de sommeil.
Penchée au-dessus d'elle, Jacqueline la couvre de petits baisers.
Flavie s'étire.
Jacqueline se redresse.
Elle est habillée d'une robe bouffante à fleurs, avec un grand nœud sur le devant, qui rappelle les années cinquante.
Ses cheveux sont coiffés en arrière.
On croirait qu'elle sort de chez le coiffeur.
Des bijoux dorés accentuent l'effet d'élégance.
Elle retire ses lunettes qu'elle dépose sur la table basse.
— Il est quelle heure..? demande Flavie.
— Je ne sais pas..., répond Jacqueline.
Flavie se relève un peu.
Elle regarde par la fenêtre.
Il fait nuit.
— J'étais fatiguée...
— Ce n'est rien, ma petite chérie... Tu es ici pour te reposer... Allez, monte vite te préparer. J'ai mis des habits sur ton lit... Quand tu es prête, tu me retrouves ici... On va boire un cocktail...
— Je…
— Allez, file...
Jacqueline la tire par la main.
Flavie est debout.
La femme lui donne une petite tape sur les fesses.
Flavie n'est pas mécontente de monter à l'étage.
Elle a très envie de pisser.
Une fois soulagée, Flavie trouve les habits sur le lit.
Une petite robe de cocktail noire, très moulante...
Une paire de chaussures noires vernis, à talons aiguilles...
Elle retire son déshabillé.
Elle soulève la robe.
Rien en dessous...
Toujours pas de culotte ou de soutien-gorge.
Flavie s'habille en vitesse.
Tout est parfaitement à sa taille.
C'est la première fois de sa vie qu'elle porte des chaussures aussi hautes.
La robe est courte.
C'est très indécent sans sous-vêtements.
Elle se coiffe.
Flavie contemple le résultat dans le miroir.
Son reflet lui ramène un peu de joie.
Elle apprécie sa propre beauté.
Elle pense que ce serait bien si Églantine était là pour la maquiller.
Marchant lentement pour ne pas se tordre les chevilles, Flavie revient dans le salon.
Jacqueline est assise sur le grand canapé bleu.
Elle croise les jambes en fumant une cigarette.
Son allure est très différente de la veille.
Elle ressemble à l'une des actrices américaines dans la série de télévision qu'apprécie son père.
Une histoire de publicitaires qui ne l'intéressait pas.
— Approche, ma chérie... Montre-moi...
Flavie avance vers elle.
— Tu es magnifique, mon petit amour... Tu sais, j'ai pensé à toi toute la journée... Je suis droguée par ta jeunesse.
— Je…
— Viens t'asseoir à côté de moi... Je veux t'avoir toute proche...
Jacqueline tapote sur le coussin.
Flavie obéit.
Jacqueline écrase sa cigarette dans le grand cendrier sur la table basse.
— J'ai plein de choses à t'apprendre, ce soir... Mais, avant tout… Après une longue journée passée au bureau, un peu de réconfort s'impose... Tu sais ce que c'est qu'un gimlet..?
— Non.
— Tu vas adorer.
Jacqueline se lève.
Elle ouvre un panneau coulissant à droite de la cheminée.
Elle en tire un petit plateau argenté avec deux verres remplis à ras.
Les cocktails sont déjà préparés.
Jacqueline dépose l'ensemble sur la table basse, en ordonnant...
— Assieds-toi, moins loin sur le coussin... Garde les genoux collés ensemble... Plie les jambes de côté...
Flavie adopte la position demandée.
— C'est beaucoup mieux..., commente Jacqueline. Tu sais, pour chaque type de robe, il y a une façon de s'asseoir... Vas-y, prends un verre, ma chérie.
— C'est de l'alcool..?
— Du gin avec du jus de citron vert...
Flavie s'empare de la boisson verdâtre offerte.
— Je n'ai pas mangé...
— Des femmes comme nous..? Des miettes nous suffisent..., commente Jacqueline, en rigolant.
Elle reprend sa place.
— Tchin, tchin...
Jacqueline heurte légèrement le verre de Flavie pour trinquer.
L'adolescente trempe ses lèvres.
C'est bon…
Légèrement sucré, mais très fort en alcool...
Jacqueline boit une grosse gorgée.
Elle repose son verre.
Elle ouvre un coffret laqué qui contient des cigarettes parfaitement alignées.
Elle en prend deux.
Elle les met dans sa bouche.
Elle s'empare d'un briquet doré.
— Je ne fume pas..., s'inquiète Flavie.
— Aujourd'hui, tu t'y mets..., confirme Jacqueline.
De la petite flamme, elle allume les deux cigarettes.
Elle en prend une et la place entre les doigts de Flavie.
— Tu n'as jamais fumé..? demande Jacqueline.
— Non.
— Alors, tu fais comme au cinéma... N'aspire pas tout de suite… Tu mets la cigarette à ta bouche, c'est tout... Juste pour t'habituer à l'odeur du tabac... C'est l'image qui compte pour moi...
Flavie fait semblant de fumer, ce qui n'est pas si aisé avec le verre, rempli à ras, dans l'autre main.
— Tu es tellement magnifique... Jeune… Belle... Sophistiquée... Tu n'as pas idée comment ta corruption m'excite.
Jacqueline est assise en arrière, appuyée contre les grands coussins de velours.
Flavie est menue et timide.
Une jeune fille qui fume et qui boit maladroitement.
— Pourquoi suis-je enfermée..?
— Où ça..?
— Dans la maison...
— Tu es mon petit roitelet... C'est normal que je ferme la cage à clé...
— S'il y a un feu..?
— Tu n'as rien à craindre… Le château te protège... Il est fait pour ça...
— Pourquoi est-ce qu'on ne voit pas les gens..? Maintenant que je sais qu'ils sont là…
— Autrefois, dans les demeures des gens nobles, les serviteurs étaient toujours présents... Un ou deux par pièce... Ils attendaient patiemment que tu les commandes... C'est encore comme ça, dans le grand château du haras... Mais, ici… Ils voulaient autre chose... Ils ne voulaient pas que les serviteurs soient visibles... C'était mieux, pour tout le monde, s'ils restaient cachés derrière les murs...
— Pourquoi..?
— Parce qu'on fait ici des choses qu'on ne fait pas, là-bas... Des passions… Des outrages... Des crimes, parfois...
— Des crimes..?
— La société d'autrefois était moins permissive que celle d'aujourd'hui... Sais-tu, par exemple, qu'on ne pouvait pas blasphémer... Dire que Dieu n'existait pas, pouvait te faire pendre...
— Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas de fenêtres, de ce côté de la maison..?
— En effet, c'est particulier… Tu as bien observé... C'est parce que certaines pièces, comme ce salon, ont des cabinets secrets.
— Des toilettes..?
— Non… Enfin, pas tout à fait... Tu pousses un panneau dissimulé et tu entres dans une petite pièce, sans fenêtres... Tu peux y faire des choses avec ton compagnon... Quand tu as terminé, tu rejoins la conversation dans le salon...
— Quelles choses..?
— Libre au libertin d'inventer… Que penses-tu d'un homme qui chie dans la bouche d'une femme..?
— C'est dégoûtant..!
— Alors, c'est peut-être mieux de le faire, discrètement...
Flavie est troublée.
— J'ai vu les livres…
— Ma collection..? Ce ne sont que des premières éditions, tu sais... Certains, avec le temps, sont devenus extrêmement rares... J'ai un livre précieux, en parchemin, qui date de l'époque de Jésus Christ...
— Une bible..?
— Mais non, que tu es sotte..., rigole Jacqueline. Je ne veux pas, chez moi, de cette pornographie grotesque… Non, j'ai un livre romain... En latin… De l'antiquité...
Jacqueline approche le cendrier.
Posant une main sur celle de Flavie, elle tapote ses cendres dans le réceptacle, avant d'ajouter...
— Profites-en, tant que tu es encore avec moi, pour te cultiver...
— Je ne vais pas rester..?
— Parlons-en, justement…
Jacqueline avale son verre d'un trait.
Elle se lève.
Elle se dirige vers le panneau dans le mur.
Elle l'ouvre de nouveau et en ressort un deuxième gimlet.
Flavie avale une seconde gorgée du sien.
Elle tente de fumer sa cigarette mais se met à tousser.
Jacqueline revient.
Elle prend la cigarette des doigts de Flavie.
Elle l'écrase pour elle.
Flavie boit un peu d'alcool pour calmer sa gorge.
— Parle-moi de tes parents... Que fait ton père..?
— Il travaille dans un cabinet d'experts-comptables.
— Et ta belle-mère..?
— Elle ne travaille pas.
— Et ta petite sœur..?
— Elle est en CE1...
— C'est quel âge, ça..?
— Sept ans...
— Tu veux les revoir..? Tu veux rentrer chez toi..? Raconte-moi, encore, pourquoi tu es partie...
— C'est ma belle-mère…
— Soit plus spécifique… Quel événement..? Quelle est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase..?
— Elle… Elle m'a giflée.
— Dehors, en public..? À la maison..?
— Dans la cuisine...
— Devant ton père..? Devant ta sœur..?
— Ma sœur...
— Pourquoi..?
— Je… Je suis rentrée très tard... Elle pensait que j'étais dehors…
— À faire quoi..?
— Je ne sais pas... Quelqu'un lui a dit…
— Quoi..?
— Que…
— Raconte-moi en détail… Prends ton temps, Flavie...
L'adolescente hésite.
Enfin, elle laisse remonter la vérité.
— Voilà, avec mon amie Aline… C'est parce que je lui ai dit que j'avais pas d'argent pour aller au cinéma... Alors, mon amie… Elle m'a dit… Aline m'a dit que… Que dans le parc… Dans le parc, pas loin de l'école, il y a des toilettes… Des toilettes publiques... Et que… Et que si… Si j'attends du côté des hommes…
Nerveuse, Flavie hésite à poursuivre sa narration.
Jacqueline lui retire le verre de la main.
Elle le pose sur la table.
Avec sa cigarette dans la main gauche, la femme pose sa main droite sur le genou de l'adolescente.
— Qu'est-ce qu'il se passe du côté des hommes..?
— Aline a dit que les hommes… Ils vont me demander ce que je fais là... Alors, il faut dire que c'est… C'est…
Flavie est clairement gênée.
— C'est quoi..?
— C'est vingt euros avec la main… Ou cinquante euros avec la bouche...
Flavie baisse le nez.
Jacqueline est subitement très intéressée.
— Tu l'as fait..?
— Non, je n'ai pas osé... Ma copine est restée sur le banc. Elle m'a dit d'y aller... Mais, j'ai… J'ai tourné autour… J'avais trop peur… Alors…
— Alors, quoi..?
— Alors, je suis partie... J’ai traîné en ville… Je suis rentrée tard à la maison... Clémence… Je ne sais pas comment… Quelqu'un lui a dit qu'on m'avait vue sortir des toilettes des hommes dans le parc… Et… Elle m'a giflé… Elle m'a traité de prostituée...
— Quel mot exactement..?
— De pute...
— Elle t'a traité de pute..?
— Oui.
— Devant ta petite sœur..?
— Oui.
— Et, qu'est-ce que tu penses des putes..?
— Je ne sais pas…
— Tu trouves que ce n'est pas bien..? Que c'est une insulte..?
— Églantine a dit…
— Je sais ce qu'Églantine t'a dit... Tu vois, ici… Une pute… On préfère utiliser le mot de catin… Une catin, chez moi, est une femme forte... Une femme courageuse... Une femme surtout généreuse... Une femme qui ose vendre de la joie... Imaginons que tu sois allée au bout de ton action. Tu entres dans les toilettes des hommes. Tu attends dans un coin... Un monsieur entre. Il te voit. Il est surpris. Que fais-tu ici..? Il te demande… Tu lui dis… Vingt à la main ou cinquante avec la bouche... Disons, qu'il réponde… D'accord, pour vingt… Il te donne un billet... Vous allez dans une stalle. Il baisse son pantalon. Tu touches sa verge... Tu le masturbes... Il gicle sa pollution contre la paroi. Il se rhabille. Il ressort. Alors, dis moi… Où est le mal à ça..? Toi, tu as vingt euros dans la poche... Tu peux aller au cinéma, boire un Coca-cola avec ta petite amie ou t'acheter un paquet de cigarettes... Et l'homme..? Il a pollué un mur déjà crasseux. Il est heureux… Jouir de la main d'une fille de quinze ans, crois-moi, il est le plus heureux des hommes... Pour ce prix, je dirais même qu'il a fait une affaire... Où est le mal, à ça..? Qui a souffert..? Personne... Cela ne peut pas être un crime puisqu'il n'y a pas de victime. Je te parlais, un peu avant, de mon vieux livre en latin… Il y a un passage qui traite de la prostitution enfantine à Rome... Eh bien, cela se pratiquait déjà couramment… À n'importe quelle époque de l'histoire, on trouvait des centaines de petites mains, garçons ou filles, pour t'aider à polluer... Tu comprends, Flavie... Le crime n'est pas là... Le crime vient de ta belle-mère qui s'arroge le privilège de te commander... Cette femme qui t'accuse, injustement, d'un geste qui devrait être loué... Une catin est une fille de joie… Et la joie, c'est bien le contraire de l'aigreur et de la morosité... Sais-tu pourquoi nos compatriotes sont si tristes..? La faute au treize avril, ma petite chérie… Le treize avril est l'anniversaire de la tristesse généralisée... À cette date, en mille neuf cent quarante-six, les maisons closes ont été interdites en France... La mégère Marthe Richard est la meneuse de cette tragédie… Et, en deux mille seize, comme rien ne peut arrêter la stupidité sociale de nos gouvernants, ils ont remis ça... À la même date en plus, pour célébrer l'affront… À présent, ce sont même les clients qui sont coupables... Et, en même temps, c'est permis... On peut se prostituer... Mais, pas vraiment… Et encore, si… Qu'est-ce que ça veut dire, tout ça..? Sont-ils tous devenus fous..? L'affaire, ma chérie, est aussi élémentaire que tu me l'as racontée... C'est simple… C'est vieux comme le monde... Quel besoin a-t-on de légiférer pour ce qui n'est ni un délit, ni un crime..? Il n'y a pas de victime… Il n'y a que des gagnants... Personne ne souffre... Tout le monde est heureux... De nos jours, toutes les femmes de la terre sont des catins... Elles offrent leurs corps pour une soirée Tinder... Un bon repas… Un petit cadeau... Pourquoi se donner gratuitement..? Toute relation humaine implique un échange... On peut échanger de l'argent... On peut échanger une faveur... Une protection... Alors, quoi..? On va emprisonner toutes les femmes de France..? Et tous les hommes, puisque ce sont leurs clients..? Flavie, tu es une catin... Je te le dis encore… Tu es une catin… Tu es née catin... Tu mourras catin... Toi et moi… Nous le sommes toutes..!
Jacqueline avale d'un trait son second verre.
L'alcool lui fait bouillir les sangs.
Silencieuse, Flavie observe la fureur qui monte en elle.
— Ta belle-mère est une mégère… Une femme frustrée..! Jalouse..! Méchante..! Ces femmes-là, il ne faut pas hésiter… Te souviens-tu de ta pensée d'hier matin..? Tu m'as dit que tu voulais la voir souffrir...
— Oui...
— Tu le veux..?
— Oui.
— Alors, tu le feras… Mais, tu dois être certaine de tes convictions, Flavie... Je vais attendre que tu sois un peu plus âgée.
— Je ne vais pas rentrer chez moi..?
— C'est à toi, ce soir… Non, c'est maintenant que tu dois te décider... Si je claque des doigts, ma petite Flavie… Et, tu sais que j'ai des vrais pouvoirs… Si je claque des doigts, tu peux te réveiller dans une gare de France... Perdue… Groggy... Habillée de tes vieux habits... Entourée de gendarmes qui vont te ramener à la maison... Ton passage ici ne sera plus que dans ta tête... Un souvenir... Un rêve... Un fantasme…
Jacqueline caresse la joue de Flavie avant de poursuivre.
— Ou bien… Ou bien, tu choisis de rester avec moi... Mais, si c'est oui, tu ne partiras plus... Tu pourras sortir à l'extérieur, bien certainement... Tu pourras parcourir le monde, même... Mais, tu feras, pour toujours, partie des Ormes Rouges… Et là, tu feras… Tout… Tout ce que tu peux imaginer… Tout ce qui excite ta pensée... Imagine de te faire enconner dans un avion privé, à quarante mille pieds d'altitude... Tu es nue, à califourchon sur les cuisses du pilote... Ou bien, tu es à Los Angeles, dans la maison d'un acteur de cinéma mondialement célèbre... Lors d'une soirée folle, avec une verge dans chaque main, tu pisses dans la bouche du jeune premier...
— C'est du libertinage, tout ça… Comme dans vos livres...
— Il n'existe rien d'autre au monde, mon amour... Tout le reste, ce ne sont que des moments inertes... Ils sont vides de sens... Ils n'apportent rien... Si tu rentres chez ton père, tu retrouveras la vie ordinaire que tu connais déjà. Tu en deviendras aussi acariâtre que ton affreuse belle-mère... Si tu restes chez moi, par contre… Tu ouvriras la gueule du lion... Tu feras l'impossible... Qu'est-ce que tu en dis..?
— Je…
— Quoi..?
— Oui… Mais, je veux voir ma belle-mère souffrir.
Jacqueline embrasse Flavie sur la bouche.
— C'est promis, mon amour... Mais, pas tout de suite… Pour ton anniversaire… Le jour de tes seize ans... Elle mourra..! Tu la tueras de tes propres mains...
Flavie tremble de terreur et de joie.
Elle se l'est tellement répété, en esprit...
Elle a si souvent imaginé le moment.
Clémence, morte à jamais...
Morte, enfin...
— Je dois attendre, alors…
— Tu as beaucoup à apprendre, ma Flavie... Tu ne te rends pas compte mais, nous nous connaissons à peine... Je sais que la jeunesse veut toujours tout, immédiatement… Que le temps n'est pas le même, à ton âge... Sache que la patience rend toutes les expériences plus intenses... C'est un apprentissage de la constance, tu verras...
Affectueusement, Jacqueline caresse le visage de Flavie.
— Je suis heureuse de ton choix... Maintenant, on va souper... Mais, je veux tout de même t'apprendre à fumer... C'est quelque chose qu'il faut savoir faire quand on est une catin.