Florentine serre des dents.
Elle se tourne lentement vers le bord du lit.
Les pieds dans le vide, la douleur transperce de nouveau son bas-ventre.
Elle se courbe en avant.
Jacqueline soutient la jeune fille.
L'adolescente pose ses pieds à terre.
Elle se retient au lit.
La douleur est forte.
Le sol est froid.
Une fois debout, elle va perdre l'équilibre mais Jacqueline la maintient.
— Ça va aller, ma petite chérie… C'est juste un malaise... Je vais t'aider à t'habiller...
Maternellement, Jacqueline enlève la robe médicale en défaisant le nœud dans le dos.
L'habit glisse le long de son corps et tombe à ses pieds.
Florentine est nue.
— Comme tu es jolie… J'avais presque oublié...
Jacqueline se déplace vers la commode.
Elle revient avec une pile d'habits.
Elle commence par le bas du survêtement gris.
Elle se penche pour aider Florentine à passer le pied.
Elle l'aide ensuite avec le haut.
Elle termine avec les espadrilles.
Florentine boit de l'eau du godet.
— Voilà, tu es mieux comme ça...
Jacqueline la serre contre elle affectueusement.
Florentine est écœurée par la forte odeur de cheval.
— Tu penses que tu peux marcher..? Essaie un peu…
L'adolescente tente quelques pas difficiles.
Elle parvient à garder son équilibre.
La démarche est lente et saccadée.
— Parfait..! Allez, ne restons pas ici... Il est temps de rentrer à la maison. Tu dois faire bouger tes muscles... Cela aide à la convalescence, tu sais...
Jacqueline prend Florentine par le bras.
Elles avancent doucement.
Mère et fille longent un couloir.
Une série de portes identiques, toutes fermées...
Au bout du corridor, un ascenseur...
Jacqueline l'appelle.
Florentine observe le lieu.
Un décor de clinique classique...
Murs, sols et plafonds sont peints en blanc cassé.
Une légère odeur d'antiseptique...
La porte métallique s'ouvre avec un tintement.
Elles entrent.
Florentine se tient à la barre fixé à la paroi.
Jacqueline serre l'épaule de la jeune fille.
— Ma pauvre petite chérie, comme je suis heureuse…
L'ascenseur se met en mouvement.
Florentine est trop faible pour se rebeller.
Son esprit est encore sous le choc.
Elle ne veut pas penser au journal.
Elle ne veut pas penser à Flavie.
Encore moins à la petite Constance...
Les cris de douleur de l'enfant…
La torture ignoble...
Comment oublier cela..?
Elle vit un véritable cauchemar.
Elle prie qu'elle va se réveiller.
N'importe où...
Sauf ici...
Nouveau tintement...
La porte de l'ascenseur s'ouvre.
Le rez-de-chaussée est identique à l'étage.
Un long couloir de portes fermées...
Personne...
— Passons par ici, c'est un raccourci...
Jacqueline l'entraîne.
Elle pousse ensuite la double porte marquée...
Issue de Secours.
Elles sont au bas d'une cage d'escalier.
Une seconde porte, équipée d'une barre poussoir, est marquée...
Porte sous Alarme - à n'utiliser qu'en cas d'urgence.
Jacqueline pousse la porte sans hésiter.
Pas d'alarme...
Florentine est éblouie par la lumière extérieure.
Les grandes fenêtres de la clinique sont couvertes d'un épais film protecteur qui réduit l'intensité solaire.
Dehors, elles sont comme des miroirs qui intensifient la réflection.
Jacqueline se pare de ses lunettes de soleil.
La soutenant par le bras, elle force l'adolescente à avancer.
— Viens, ma chérie… Ce n'est plus très long maintenant...
Les yeux de Florentine s'adaptent à la luminosité.
À trois mètres de la porte de sortie, le petit véhicule électrique les attend.
Le chemin autour du bâtiment moderne est bitumé.
Au-delà, Florentine ne voit que des haies taillées.
Pas de panneaux pour l'orienter...
Pas d'indications sur l'endroit...
Jacqueline l'aide à s'installer à bord de l'engin.
Elle se met derrière le volant.
Elle appuie sur la pédale de l'accélérateur.
Le véhicule avance en bourdonnant.
Elles longent l'allée bitumée puis, au détour d'une haie, Jacqueline s'engage dans un chemin de terre battue.
Très vite, elles sont entourées d'herbes hautes et d'arbres centenaires.
— Tu te souviens..? lui demande Jacqueline.
Florentine se tourne vers elle.
Elle ne comprend pas.
— Tu te souviens de l'accident..?
La jeune fille répond d'un signe négatif de la tête.
— Quand tu es revenue du pensionnat… Je suis allée te chercher à la gare. Il était tard... Le dernier train… Je crois que nous étions toutes les deux très fatiguées. À la sortie du tunnel, j'ai accéléré un peu trop vite. Un imbécile nous a heurté de côté… Malheureusement, c'était le tien... J'ai eu affreusement peur, tu sais...
Jacqueline est prise d'émotion.
Sincèrement secouée par le souvenir de la nuit tragique, ses yeux sont à la limite de pleurer.
— Pour te sauver, ils t'ont opérée aux urgences... Ensuite, tu es restée en coma artificiel jusqu'à ce que tu sois tirée d'affaires... Les médecins m'ont prévenu que ta mémoire serait affectée... Je sais que tu ne te souviens pas de tout... C'est mieux comme ça, je crois…
Le soleil réchauffe Florentine.
Le petit vent frais la réveille.
— Je… Je suis morte..., déclare Florentine.
Jacqueline coupe brusquement l'avancée du véhicule.
Elle se tourne vers Florentine.
Elle serre la jeune fille contre elle comme le ferait toute mère attentionnée.
— Oh, ma pauvre chérie… J'ai eu tellement peur de te perdre... Cet accident était tellement affreux... Quand ils m'ont dit que tu étais sauvée... J'étais folle de joie…
Jacqueline la couvre de petits baisers.
Florentine se débat un peu.
La femme la relâche.
Elle essuie, du bout de ses doigts, les larmes qui perlent aux coins de ses yeux.
— Ce qui compte, c'est que tu sois là... Que tu sois sauvée... On va oublier tout ça pour le moment et remettre le pied à l'étrier... C'est ce qu'il faut faire après une grosse chute...
Le véhicule se remet à avancer.
— Qui est Florentine..?
— Mais c'est toi, bien entendu..., s'étonne Jacqueline. Qui penses-tu être..?
— Flavie...
— Flavie qui..?
— Flavie Anvers...
— Les petites filles mortes..? Tu repenses à cette histoire..? C'est triste mais, que veux-tu… Ce n'est rien de plus qu'un affreux fait divers... Nous ne pouvons pas nous occuper de tout le monde...
— Elles sont mortes.
— C'est comme ça, ma chérie… Des enfants, même des bébés, meurent tous les jours... Tu sais… La clinique, où ils t'ont traitée, pratique, quotidiennement, une trentaine d'avortements... Toute l'année... Onze-mille bébés qui disparaissent, rien qu'ici… C'est un des seuls centres en Europe pour avorter au-delà du terme... Des femmes viennent du monde entier pour réparer leurs erreurs... Souvent les maris les forcent, en cas d'adultère… Ou bien, s'ils préfèrent un garçon à une fille... Nous avortons des bébés quasiment prêts à naître... Parce que c'est une urgence… Parce que c'est le choix des parents... Ou de la famille… Ou d'un prêtre… Alors, il faut toujours tout garder en perspective, ma petite chérie... Ce n'est jamais important de savoir qui est mort ou comment ils sont morts... Souviens-toi que la mort n'est pas une punition... La seule chose qui importe est de savoir qui est vivant... Tu es vivante, ma chérie… Il n'y a que cela qui compte pour moi...
L'allée étroite débouche dans la grande allée cavalière.
Sur leur gauche, la colline abrupte avec, à son sommet, le mausolée...
Elles sont encore loin du grand château qu'elles aperçoivent loin devant.
— La clinique est aussi à vous...
— Tout est à moi, ma chérie… Tu le sais bien... Un jour, quand je ne serai plus là, ce sera ta propriété... Tu es ma fille, Florentine… Tu es mon héritière...
L'adolescente est confuse.
Elle ferme les yeux de frustration.
Elle serre les poings.
Jacqueline continue de parler sans la regarder.
— Tu ne sais plus quoi penser..? C'est normal, quand on sort des soins intensifs... Quand on frôle la mort comme tu l'as fait... La mort… Qu'est-ce que la mort..? Qu'y a-t-il, au-delà..? Eh bien, c'est le même endroit qu'avant ta naissance… La mort est très positive puisqu'on n'en revient pas… On ne reparaît pas pour dire ce qu'on a vu... Les secrets restent enfouis dans la tombe. C'est merveilleux, ça..! Tu le sais bien, ma chérie… Le paradis et l'enfer n'existent pas... Ce sont des mythes… Des inventions de l'esprit... Il n'y a pas de jugement de je-ne-sais-quel vieux barbu, assis sur un nuage… Le paradis et l'enfer, nous les créons de notre vivant... Nous sommes des déesses, toi et moi... Peut-être les seules qui existent véritablement dans ce monde... Comme Lilith et Isis... Parce que le défi de la vie… Le défi que nous nous sommes données n'est pas seulement de vivre comme des déesses, ma chérie… Mais de battre la mort, elle-même… Ne jamais mourir... Voilà, notre bel objectif... Ce sera un jour mon héritage pour toi... Mais, tu es encore trop jeune pour le comprendre... Tu as de nombreuses années à passer avec moi pour cerner ma philosophie… Apprendre la vie... Frôler la mort… La flamme d'une bougie que tu souffles à la limite de l'éteindre... Eh bien, dès que tu cesses… Elle resplendit... C'est le petit jeu qui nous rend plus fortes, toutes les deux...
Plutôt que de prendre le chemin de droite qui mène au petit château, Jacqueline remonte la grande allée vers le haras.
La taille imposante de l'édifice emplit lentement l'horizon.
— Où va-t-on..? demande Florentine, presque indifférente dans sa confusion mentale.
— As-tu oublié..? Je t'ai parlé de ton stage d'équitation… Tu dois absolument apprendre à monter à cheval...
— Nous n'allons pas à la maison..?
— Non, ma chérie… Tu dois profiter de tes vacances... Après tout, tu les as bien méritées...
Florentine ne comprend plus rien.
Elle reste muette.
Elle est fatiguée.
Son corps est douloureux.
Son ventre en particulier…
Elle éprouve de vives douleurs internes comme si quelqu'une l'avait boxée.
Elle pense à la chapelle.
Aux nonnes vicieuses...
Cette femme qui la tuait.
À hauteur du jardin à la française, Jacqueline tourne à gauche.
Elle longe un chemin, puis coupe vers la droite.
Elle arrive à l'arrière de l'aile droite des communs.
L'endroit semble désert hormis une jeune femme assise sur la barrière d'un enclos.
De loin, avec son chapeau démodé, son gilet de cuir brun et ses hautes bottes de cuir souple, on la prendrait pour un garçon.
Jacqueline se gare à trois mètres d'elle.
— Viens, ma chérie… Nous sommes arrivées...
Jacqueline descend d'un pas leste.
La jeune femme, d'une vingtaine d'années, saute immédiatement de son perchoir.
Elle avance à leur rencontre.
— Bonjour, madame... Je vous attendais.
— Bonjour, Clotilde... Je te présente Florentine qui vient apprendre à monter.
Florentine descend difficilement du petit véhicule électrique.
— Bonjour, Florentine...
— Elle sort tout juste de la clinique... Tu lui laisses une journée pour se reposer...
— Oui, madame...
— Bien, alors, je vous laisse toutes les deux... Au revoir, ma chérie...
Jacqueline serre Florentine contre elle.
L'adolescente est trop mal en point pour réagir convenablement.
Après l'étreinte rapide, Jacqueline se dirige vers son véhicule.
— Pardon, madame…
Jacqueline se retourne.
— Oui..?
— Le ruban…
Clotilde tire de sa ceinture une dague à double tranchant.
Elle présente le pommeau à Jacqueline.
La femme s'en empare.
Florentine reconnaît l'arme du meurtre de Constance.
Prise d'effroi, elle veut s'éloigner en vitesse mais Clotilde la retient de force.
D'un doigt, Jacqueline tire le bord du ruban rouge qui entoure la gorge de Florentine.
Elle le coupe en usant de la pointe de la dague.
Florentine le regarde tomber au sol.
Jacqueline redonne l'instrument à Clotilde.
Elle retourne vers son véhicule sans rien ajouter.
Elle démarre.
Elle s'éloigne sans se retourner.
Clotilde regarde Florentine de près.
Pâle...
Tremblante...
Exténuée...
L'adolescente n'a vraiment pas bonne mine.
— Ça va..? Tu tiens debout..?
— J'ai soif...
— Ne te tracasse pas… La clinique, nous y sommes toutes passées... Un peu d'eau de source et de sommeil, c'est ce qu'il te faut pour le moment… On commencera ta nouvelle vie, au chant du coq...