La mesure du temps quitte les pensées de Florentine.
Chaque journée ressemble à la précédente.
Chaque semaine s'estompe comme un écho s'éloignant.
La routine forme corps et esprit.
Florentine maîtrise l'organisation rudimentaire et efficace des filles d'écurie.
Elle manie les trois époux avec plus de facilité.
Balai...
Fourche...
Brosse...
Angeline les appelle les époux-vantables parce qu'ils ne les quittent jamais.
Ils réclament un effort constant.
On ne peut s'en séparer.
Pour Florentine, le contact avec les chevaux est devenu plus naturel.
Elle est capable de passer une bride.
Seller un cheval...
Décrotter un sabot...
Elle sait se comporter autour d'eux.
Leur parler...
Les caresser...
Et, bien entendu, les brosser…
Les lieux lui sont plus familiers.
Les sept dianes noires logent dans des petites chambres individuelles, au-dessus de la remise des attelages, au bout de la cour carrée du grand château.
Les sept dianes rouges et les sept dianes vertes ont des chambres plus modestes au-dessus de l'écurie des juments, côté jardin.
Cette écurie reste encore hors limite à Florentine.
Si elle s'en approchait, les coups de cravache pleuvraient.
Avec le temps, Florentine apprend à mieux connaître les filles.
Dans le domaine de madame, il n'y a pas deux fois le même prénom ce qui rend toute confusion impossible.
La même discipline règne pour toutes.
Une fille est cravachée régulièrement.
Parfois, c'est pendant la journée…
Florentine entend une fille hurler sous les coups de Pauline ou d'une autre diane noire.
Il est interdit d'aller regarder.
Florentine reçoit des petits coups de cravache occasionnels de la part de Clotilde mais elle n'a pas reçu d'autre blâme pour le moment.
Pourtant, l'angoisse d'être châtiée ne la quitte jamais.
En contrepartie de ces efforts, Florentine voit son physique évoluer.
Elle est plus endurante.
Elle est toujours la plus faible du groupe, mais elle a la satisfaction de progresser.
Tous les matins, elle passe devant le box XXI dans l'espoir d'y trouver un cheval.
Sans monture, elle n'a pas le droit de quitter le périmètre restreint de l'écurie.
Angeline et ses camarades sortent leurs étalons sur la piste de vitesse.
Parfois, accompagnées d'une diane noire, elles se promènent dans le domaine.
Elles vont à la ferme.
Elles visitent la poulinière.
Parfois, elles galopent jusqu'à l'orphelinat.
Elles en reviennent toujours enchantées.
Elles racontent leurs jeux avec les orphelines.
Elles maternent des bébés.
Elles jouent à cache-cache dans les bois avec les moyennes.
Elles assistent aux spectacles mis en scène par les grandes.
Pour Florentine, qui écoute discrètement les bavardages des filles, tous ces récits semblent merveilleux.
Elle a très envie d'explorer la propriété de madame.
Découvrir la belle nature environnante...
Mais, prisonnière de ses corvées, elle ne trouve pas de joie à porter des seaux d'eau toute la journée.
À déplacer des bottes de paille...
À ramasser le crottin des chevaux...
Cendrillon moderne, il lui semble que sa vie se perd à s'échiner.
Parfois, après le déjeuner, elle fait la sieste dans le box XXI.
Elle y a mis un peu de paille pour s'allonger en paix.
Angeline vient parfois s'endormir à ses côtés.
Elle accepte que sa petite amie soit en manque d'un amoureux.
Pour une fille, c'est naturel...
Autre point d'amélioration, l'hygiène individuelle est moins critique qu'en arrivant.
Les filles se lèchent comme des chats.
Entre les jambes…
Sous les bras...
À la base du cou…
Si la peau présente une blessure, une coupure ou une rougeur, la petite amie y passera plus de temps.
La salive répare toute contusion.
Florentine cicatrise plus vite qu'avant.
La coupure sur son cou, léchée par Angeline le soir même, était refermée le lendemain.
Deux jours plus tard, on ne voyait plus rien.
Les dents de toutes les filles sont étonnamment blanches et étincelantes.
En travaillant, certaines mâchent des petits bouts d'écorce de noyer.
Le régime carnassier aide à entretenir leurs dentitions.
Florentine s'examine régulièrement devant le miroir du dortoir.
Elle remarque que sa bouche se transforme.
Ses dents sont plus plates sur le devant.
Les canines sont un peu plus effilées.
C'est aussi le cas chez son amie.
Lorsqu'elle embrasse Angeline amoureusement et qu'elle explore sa bouche de sa langue, elle note la proéminence des deux canines.
Elles deviennent félines.
La chevelure est aussi un moyen de se personnaliser.
Avec toute cette terre battue, les cheveux de Florentine sont vite gras et poussiéreux.
Pour y remédier, une activité du soir est de se brosser mutuellement.
Une petite amie est toujours disposée.
Certaines filles se massent le crâne avec des huiles mais Florentine ne sait pas d'où elles proviennent.
Le bandeau est le moyen le plus rapide de se coiffer mais certaines préfèrent les tresses.
Florentine s'est laissé pousser les cheveux.
Sa tresse épaisse tombe à hauteur de ses omoplates.
Elle se sent plus jolie.
Plus assurée...
La pudeur s'éloigne aussi.
Entourée de toutes ces orphelines qui n'en ont pas, Florentine oublie la gêne d'être nue.
Elle pisse et chie dans son pot de chambre le plus naturellement possible.
Elle pisse dans les boxes.
Elle pisse derrière le tas de fumier.
Si une fille passe à ce moment-là, ça ne la dérange pas.
Elle a vu tellement de filles se positionner au-dessus de leurs pots pour se vider, qu'elle ne compte plus les fois.
Pour s'essuyer après un étron, elle fait ce qu'elles lui ont montré.
Elle trempe ses doigts dans son urine et se frotte le cul pour retirer le plus gros.
Ou bien, elle va à la pompe faire la même chose avec de l'eau.
Elle s'essuie ensuite avec le bord de sa chemise.
Elle aussi adopte les manières rustres des filles d'écurie.
Elle rote bruyamment.
Elle pète sans se gêner.
Elle jure volontiers.
Elle écoute les histoires les plus ordurières imaginables.
Elle rigole des blagues les plus vulgaires.
Florentine a parfois le sentiment d'être une bête entourée d'autres bêtes.
L'écurie grouille d'insectes, surtout des grosses araignées marrons.
Des souris courent le long des plinthes.
Des chouettes dorment dans les greniers.
Florentine s'habitue.
Mais, parfois, elle en a assez.
Pourquoi vouloir se priver du monde moderne..?
De l'eau courante...
De l'électricité...
Des produits de beauté...
En même temps, elle apprécie la forte tradition à base de naturel.
Avant, Flavie se réclamait du mouvement écologique, même si elle ne faisait strictement rien pour changer le monde.
Aux Ormes Rouges, elle vit la préservation et tout fonctionne très bien.
Le premier de chaque mois, les filles d'écurie changent de linge.
Elles reçoivent une chemise propre, une paire de chaussettes et une cravate.
Le grand panier de linge sale est enlevé par les filles lavandières.
Très vite, les habits sont souillés.
Ils sentent mauvais.
Florentine rêve de se baigner.
Le besoin de se décrasser pour éloigner ces fortes odeurs corporelles.
Angeline l'informe que lorsqu'elle aura son cheval, elle pourra se promener jusqu'au petit étang.
Sur un des bords, il y a un ponton de bois.
Les filles aiment s'y baigner pendant la belle saison.
Il existe aussi des mares.
Des ruisseaux...
Le domaine de Jacqueline recèle de dizaines de lieux secrets que Florentine meurt d'envie de découvrir.
Pour le moment, les distractions sont peu variées.
La préférée est, naturellement, la toilette intime, suivie d'un gamahuchage prolongé.
Florentine commence également à apprécier le spectacle des châtiments corporels.
L'excitation forte produite par une violente correction sur un cul...
Tant que ce n'est pas le sien.
En compagnie d'Angeline, Florentine poursuit ses cours particuliers.
Elle progresse avec sa dague.
Elle apprend des bottes, des coups secrets destinés à frapper l'adversaire par surprise.
Elles sont nombreuses.
Elles requièrent agilité et vitesse.
Les orphelines sont redoutables.
Elle a assisté à un duel avec des bouts de bois entre Léa et Delphine, les deux plus jeunes.
Une impressionnante danse de combat…
Delphine a gagné mais uniquement parce qu'elle avait plus d'endurance.
Une autre activité courante est le chant.
Les filles d'écurie possèdent un vaste répertoire de chansons paillardes.
Plus elles sont vulgaires, plus elles plaisent.
Beaucoup de ces chansons viennent de l'ancien temps.
D'un caractère outrancier, elles ont été composées pour choquer.
Les filles d'écurie chantent à l'unisson si bien que leurs voix mélodieuses s'élèvent de tous côtés.
Quelques filles possèdent des petites flûtes dont elles jouent, de temps à autre.
Enfin, après toutes les occupations d'une journée bien remplie, il y a la lecture.
Les orphelines s'échangent des livres qu'elles dévorent à la lumière de la bougie.
La plupart sont des textes licencieux.
Ils les incitent à se caresser.
Le lit XI, en face de celui de Florentine, est occupé par Théodorine qui se caresse volontiers jusque tard dans la nuit.
Une journée de travail est toujours un effort.
Heureusement pour Florentine, le temps ne compte pas.
Seul le résultat importe.
Clotilde ne juge pas la tâche au temps passé.
Elle juge l'état final.
Pour la satisfaire, il suffit de ne rien oublier.
À l'exception des dianes et de quelques filles de ferme qui viennent bavarder un instant, les filles d'écurie ne voient pas grand monde.
La livraison du fourrage, les dianes noires s'en occupent.
Elles amènent la charrette déjà chargée.
Aux filles d'écurie de tout monter dans les greniers…
Florentine voit bien que les dianes ont le meilleur rôle.
Elles passent leurs journées sur leurs juments ou à diriger des attelages.
Occasionnellement, en fin de semaine, elles promènent des invités dans les calèches.
Un jour, Florentine pousse sa brouette de victuailles le long de l'allée.
Elle entraperçoit un équipage magnifique.
Un landau, une sorte de grande calèche sans portières, quitte majestueusement la cour carrée.
Deux dianes noires mènent l'équipage.
À l'arrière, deux couples, nettement plus âgés, se font face, riant et s'amusant en buvant du champagne.
Une visite inattendue arrive un matin.
Florentine étale de la paille dans le box qu'elle a nettoyé lorsque Pauline vient la chercher.
Humble et obéissante, elle la suit à l'extérieur, où un petit véhicule électrique est stationné.
Une jeune femme d'une trentaine d'années, en blouse blanche médicale, l'attend.
— La voici..., informe Pauline.
Se tournant vers Florentine, en lui montrant sa cravache, Pauline ordonne...
— Baisse ta culotte…
— Mademoiselle, je n'ai rien fait…
— Si ce n'est toi, c'est donc ta sœur...
La remarque fait rigoler les deux jeunes femmes.
Florentine préfère ne rien risquer.
Elle baisse son haut-de-chausses le plus bas possible.
Cul nu, elle se laisse admirer.
L'infirmière s'empare d'une seringue de la petite valise ouverte à l'arrière de son véhicule.
— Penche-toi, en avant..., ordonne Pauline.
Florentine obéit.
Elle se laisse piquer les fesses, sans savoir pourquoi ou à quel effet.
— Bien, couvre-toi maintenant...
Florentine remonte son haut-de-chausse.
— Déshabille ton bras gauche, pour la prise de sang...
Florentine obéit.
Elle est pleine d'interrogations mais n'ose pas ouvrir la bouche.
Depuis leur première rencontre, Pauline la terrifie.
Elle a une façon très autoritaire de commander.
Son allure aussi…
Ses bottes noires cirées...
Ses cheveux noirs étincelants...
Son teint clair...
Ses yeux gris et froids...
Florentine frémit un peu tandis que la jeune femme en blouse blanche cherche une veine.
Elle insère une canule.
Elle commence le processus d'extraire quatre petits flacons de sang.
— Tout va bien à la clinique..? demande Pauline, sans s'intéresser à Florentine.
— Toujours la même chose... Beaucoup de visites… Beaucoup de sang...
Le mot semble exciter Pauline.
Elle se mouille les lèvres d'une langue discrète.
— J'ai hâte de venir, un jour, vous rejoindre…
— Je sais, ma chérie... Mais, t'as le temps… Moi, tu sais… Je regrette de ne plus être au grand air comme toi... Je t'envie de monter à cheval toute la journée... Et puis, tu as tous ces beaux petits culs blancs à corriger...
La remarque les fait de nouveau rigoler.
La femme termine la prise de sang.
Elle range soigneusement les prélèvements.
— Retourne travailler..., ordonne Pauline à Florentine.
L'adolescente descend sa manche.
Pauline lui cingle les fesses de sa cravache.
— Allez… Plus vite que ça..!
Florentine s'éloigne en vitesse.
Les deux femmes continuent de bavarder un moment.
Curieuse comme toujours, Angeline vient voir Florentine dans l'écurie.
— Qu'est-ce qu'elle te voulait..?
— Du sang… Une prise de sang...
— Oui, elles font des analyses régulièrement.
— Pourquoi faire..? Je ne suis pas malade...
— Justement, c'est pour que tu restes en bonne santé.
— Et mes règles..?
— Tes quoi..?
— Mes menstruations… J'en avais avant et maintenant, ça fait des mois…
— Ils t'ont enlevé tout ça.
— Quoi..?!
— À la clinique, ils récoltent nos ovocytes...
— C'est quoi un ovocyte..?
— Tes œufs, grosse bête..! Pour faire des bébés… T'as donc rien appris dans ton école..?
— On ne parlait pas de ça.
— Oui, c'est ce qui paraît… Qu'à l'extérieur, vous êtes toutes des oies... Vous ne savez rien... Vous ne connaissez rien de vos corps...
— Ils sont où mes œufs..?
— Ils sont vitrifiés... Madame les conserve à la clinique... Ou bien, elle les utilise…
— Pour faire quoi..?
— Pour les vendre ou pour des inséminations… C'est un haras, tu sais... On fait de l'élevage... Des chevaux... Du gibier... Aussi, des êtres humains… Les meilleures d'entre toutes deviennent des orphelines... Comme moi…
Fière de son statut, Angeline s'éloigne pour reprendre sa tâche.
Florentine soupire.
À chaque fois qu'elle accepte un peu mieux son état, elle retombe dans un abîme.
Elle passe une main sur son ventre douloureux.
Combien de temps était-elle dans le coma..?
Pour y faire quoi, exactement..?
Elle se souvient du lit mitoyen dans sa chambre de clinique.
Une jeune fille dormait profondément sous surveillance médicale.
Qui était-elle..?
Une orpheline ou une fugueuse..?