Florentine fait l'inventaire complet de sa cellule.
Un lit en bois brut...
Un matelas fin...
Un drap housse...
Un drap blanc...
Un traversin et sa taie...
Une table de nuit en bois...
Un pot de chambre simple avec un œil dessiné au fond...
Un bougeoir d'étain...
Une bougie…
Dans le tiroir de la table de chevet, deux bougies de réserve et un livre ancien relié en cuir…
C'est tout.
Elle inspecte les murs.
Ils sont parfaitement lisses.
Idem pour le plafond, qu'elle parvient à toucher aisément.
L'air vient de sous la porte qui laisse un jour de trois centimètres.
— Y'a quelqu'un qui m'entend..?
Les mots émis par Florentine résonnent fortement.
Dans ce silence parfait, sa voix est assourdissante.
Elle n'a pas envie de recommencer.
Florentine réalise que la lumière est précieuse.
Si elle souffle la bougie, elle sera dans le noir complet.
Elle n'aura pas accès au briquet, à l'extérieur.
Florentine repose délicatement le bougeoir sur la table de chevet.
Elle s'allonge sur le lit.
Elle tire le drap à elle.
Elle écoute.
Pas un bruit…
Un silence envoûtant...
À tel point qu'elle perçoit les sonorités de son corps.
Son cœur qui bat.
Son intestin qui gargouille.
Elle imagine être abandonnée.
Personne pour venir la secourir...
Mourir de soif…
Mourir de faim...
Mourir enterrée...
Personne ne saura jamais qu'elle était ici.
Sa mère..?
Elle ne la reverra jamais.
Et pourtant...
Le grand château existe depuis presque trois cent ans.
Cette cellule est tout aussi ancienne.
Combien de filles ont dormi entre ces murs..?
Ont-elles eu les mêmes interrogations..?
Les mêmes angoisses..?
Pourquoi se cacher de la face du monde..?
Parce qu'elle est une prostituée mineure..?
Par peur d'une enquête de police..?
Vu de l'extérieur, le Haras des Ormes Rouges est un club sportif de luxe, réservé à des clients fortunés.
Des chevaux…
Des terrains de tennis...
Une piscine...
Certainement, très rassurant pour un enquêteur de la brigade des mœurs...
Une façade sérieuse…
Statuts de société...
Comptabilité...
Bilan certifié...
Difficile pour les autorités d'y mettre le nez...
Et puis, les invités de madame doivent être des gens très influents.
Des hommes qui préfèrent une totale discrétion.
Ils ne vont pas parler.
Alors, pourquoi cacher les filles de joie..?
Et quelle est la finalité de cette récolte de sperme..?
Pourquoi est-il si précieux..?
Que peut-on en faire..?
Des bébés..?
La réponse vient facilement à Florentine.
Des orphelines...
Il faut du sperme masculin pour créer un être humain.
Des ovocytes…
Des spermatozoïdes...
De l'insémination artificielle...
De la sélection...
Le Haras des Ormes Rouges n'est pas un élevage de chevaux.
Ça c'est la façade…
Le Haras des Ormes Rouges est un élevage d'êtres humains.
Des filles, exclusivement…
Éduquées dans un orphelinat…
Formées au haras…
Le jour de leurs vingt-et-un ans, elles sont lâchées dans le monde entier pour…
Pourquoi..?
Faire des études..?
Pauline a parlé de médecine et de biologie.
Faire des études scientifiques pour travailler dans les Laboratoires Moreau.
Dans la clinique...
Pour y faire, quoi..?
Des bébés, naturellement...
Un cycle…
Un éternel recommencement...
Alors, qu'est-ce que Florentine vient faire dans tout ça..?
Elle n'est pas orpheline.
Qu'est-ce que Jacqueline voit en elle de particulier..?
Quel sort lui sera réservé..?
Florentine se souvient des mots de Pauline.
Madame a besoin de sang neuf de temps en temps.
Comme son étalon...
Hydrogène...
Il vient de l'extérieur, lui aussi…
Une pièce rapportée...
L'idée la réconforte.
Si Florentine a un peu de valeur, elle ne terminera pas au fond du broyeur comme Flavie.
Aujourd'hui, Florentine est peut-être enterrée vivante, mais elle n'est pas encore morte.
Elle est aphrodite.
Elle est fille de joie.
Une catin…
Clémence la gifle violemment dans la cuisine.
— Tu n'es qu'une petite pute..!
Clémence avait parfaitement raison.
Elle est une pute.
Si elle avait su, elle lui aurait tenu tête.
Rester chez elle…
Accepter d'être elle-même...
Avoir le courage d'entrer dans les toilettes des messieurs...
— Qu'est-ce que tu fais ici..? demande l'homme, sans visage.
— C'est vingt euros à la main, monsieur… Cinquante euros, avec la bouche...
— Tu as quel âge, ma petite chérie..?
— J'ai quinze ans, monsieur.
Une petite pute…
C'est son destin.
Où qu'elle aille, elle finit toujours par s'engager sur le même chemin.
Qu'est-ce donc qu'une prostituée..?
Dans le beau salon du petit château, Jacqueline tient un discours enthousiaste à leur sujet.
Une prostituée est une femme authentique.
Une femme qui ne ment pas.
Qui n'affiche aucune hypocrisie.
Bon, d'accord…
C'est son point de vue, à elle.
Mais, pour elle-même…
Qu'est-ce que cela représente..?
Pourquoi serait-elle entrée dans les toilettes des hommes..?
Pour de l'argent ou pour se libérer..?
Se libérer de Clémence…
De son père, aussi…
Apprendre à tenir tête...
Apprendre à accepter…
La main caressante de son professeur d'anglais…
Pourquoi ne pas aller plus loin..?
Gagner son indépendance, en effectuant un simple geste concupiscent…
La verge d'un homme dans sa main.
Masturber…
Un simple va-et-vient...
Combien de temps, pour de vrai..?
Une minute..?
Deux, peut-être..?
C'est facile…
Si facile à faire...
Si difficile à accepter…
Le plus âpre est peut-être de se dire la vérité.
— Oui, je suis une pute... Et, alors..? Qu'est-ce que ça peut bien te faire, salope..? Tu peux me gifler autant de fois que tu veux, ça n'y changera rien…
Oui, c'est ce que Flavie dirait, aujourd'hui.
Elle tiendrait tête, si elle savait.
Si elle savait, qu'un jour…
Elle serait enterrée au fond d'une cave de château à attendre d'être offerte à de riches pervers.
Si Flavie était entrée dans les toilettes des messieurs, elle serait maîtresse d'elle-même.
Elle ne serait pas esclave comme aujourd'hui.
Dans le silence de la cellule, le flot de sa pensée prend des dimensions énormes.
Plus l'espace naturel est réduit, plus l'esprit augmente de taille.
Un équilibre se fait entre les deux mondes.
Sans stimulation des sens du monde physique, l'imaginaire commande.
Les peurs augmentent.
Le surnaturel s'incruste.
Florentine pense aux religieuses.
Les nonnes dans les couvents d'autrefois…
La cellule doit aider à s'approcher de Dieu.
La logique est bonne.
L'isolation encourage le fantasque.
On se promène au paradis.
On se balade en enfer.
Peu importe…
Le pouvoir de l'esprit...
Croire…
Avoir la foi...
Prier...
L'invention devient réalité.
Les mythes des hommes deviennent des vérités.
Autant de fables à raconter au nom de la religion…
Le réel est éclipsé.
Il est même complètement effacé par l'esprit qui commande.
On parle bien du Saint-Esprit.
Ils sont trois...
Il doit bien s'agir de cela.
Mais, Florentine n'est pas une nonne.
Elle est à l'opposé.
L'antéchrist...
Plutôt que des fantasmes chrétiens, pourquoi ne pas voyager dans le temps.
Retrouver le bien-être de la petite enfance...
Sur les genoux de sa maman...
Boire d'un sein…
Pourquoi les plus beaux souvenirs nous sont-ils effacés..?
Pourquoi oublier nos premières années..?
L'esprit de Florentine déborde d'horreurs.
Une petite fille de sept ans, écartelée dans une salle de torture...
Les cris…
La douleur intense...
La terreur, face à la mort...
Pire encore…
L'excitation que pareil instant provoque en elle.
Le plaisir de voir souffrir…
Le délice du sang...
Elle a le goût à la bouche.
Lécher le cul ensanglanté de Pauline…
Mordre dans une viande saignante...
Boire du con excisé de sa petite sœur…
Jacqueline, sa dague à la main, qui l'enfonce loin dans la petite fille.
Le sang rouge et chaud qui gicle.
C'est bon..!
Florentine en a envie.
Elle est jalouse de sa maîtresse qui lui a volé ce crime.
La faim…
Elle a tellement faim.
Elle meurt de faim.
Pour se calmer, Florentine se caresse le con.
Elle écarte ses cuisses.
Foutre plutôt que de penser...
Mais, les idées sanglantes reviennent à la charge.
Rien ne tait l'appeau de la cruauté…
Le caractère persistant de sa propre morbidité...
Comment arrêter de penser..?
Comment faire taire la conscience..?
Il n'y a pas moyen.
Le sommeil n'est qu'une autre version déformée.
Rien ne peut arrêter le fleuve de la réflexion, si ce n'est la mort.
La mort…
Le gitan se dresse devant elle.
Le poignard à la main…
Le danger...
L'excitation...
Les sens éveillés...
La mort proche…
La mort dans son poing...
Esquive, puis coup bas…
L'homme qui supplie.
— Milă... Milă… Milă…
Pauline qui guide la lame dans sa gorge.
Quel plaisir…
Elle a tellement envie de recommencer.
Tuer..!
Tuer..!
Tuer..!
Boire du sang...
Des litres et des litres de sang...
Elle a tellement faim.
Florentine arrête de se masturber.
Foutre ne sert à rien.
Furieuse, elle bondit hors du lit.
Elle frappe de son poing contre la porte.
— Laissez-moi sortir..! Laissez-moi sortir..! J'ai faim..! J'ai faim..! Je n'en peux plus..! Pitié… Pitié… Pitié…
Pas de réponse...
Personne ne vient.
Elle a envie de griffer la porte à s'en arracher les ongles.
Crise de nerfs...
Folie...
Toute tentative serait vaine.
Elle retombe sur le lit.
Elle doit se changer les idées sinon elle va devenir folle.
Folle…
Folle à lier...
Une petite pute enfant dans un asile d'aliénés...
Sucer les verges des surveillants...
Non..!
Penser à autre chose...
Il doit bien y avoir un moyen.
...
Florentine réalise subitement qu'il y en a un.
Il existe bien un moyen de sortir de cette prison sans la quitter.
Elle s'assoit en tailleur.
Son con s'ouvre un peu mieux.
Elle le caresse pour l'apaiser.
Elle respire.
Elle souffle.
Elle vide sa tête.
Elle tend la main vers la table de chevet.
Elle s'empare du livre ancien relié de cuir.
Elle l'ouvre à la première page.
Elle commence à lire.
Les aventures de Jeanne de Mortes-Eaux en Nouvelle-France.
Augmenté des péripéties de son retour dans son pays.
Chapitre premier.
Florentine n'aime pas lire.
C'est Flavie qui lisait volontiers.
Des livres d'aventures...
Des livres romantiques...
Des livres secrets…
Flavie, couchée dans son petit lit de la rue Lavoisier…
Genoux repliés...
Une main posée entre ses cuisses humides…
La philosophie...
Non..!
Ne pas laisser son âme divaguer...
Florentine se concentre.
Elle lit...
Ce qu'à aultruy tu auras faict, soys certain qu'aultruy te fera.
La première phrase du livre...
La première phrase d'une lecture difficile...
Un long texte, imprimé en caractères minuscules...
Florentine n'a jamais lu de livre écrit en vieux français.
L'orthographe est différente.
Le style est compliqué.
Les phrases n'en finissent pas.
Les messages sont embrouillés.
Parfois, arrivée à la fin d'un paragraphe, elle doit recommencer.
Elle lit sans avoir le sentiment d'avancer.
Les descriptions des lieux sont interminables.
Les noms des personnages sont trop nombreux.
L'auteur utilise de mots inconnus.
Il emploie une orthographe d'autrefois.
Pour comprendre l'histoire, Florentine doit déchiffrer mot à mot le code du passé.
C'est épuisant.
Mais, le récit accapare ses pensées.
La faim s'éloigne.
Une réalité nouvelle prend forme.
Jeanne, la narratrice, est née au château des Ormes, sur les bords de la Vienne le 15 janvier 1721.
La propriété appartient, en ce temps, à Pierre Boutet de Marivatz, premier gentilhomme ordinaire de Philippe d'Orléans, régent de France.
Jeanne n'est point née noble.
Elle n'est point baptisée.
Sa mère, Adèle Poublaie, est une simple fille de cuisine.
Une souillon...
Qui cache sa grossesse jusqu'au jour de son accouchement.
Adèle lui donne le prénom de Jeanne parce qu'elle admire Jeanne d'Arc qui sauva naguère la France.
Lorsque Jeanne naît, sa mère est alors âgée de seize ans.
Elle ne sait point qui est son vrai père.
Jeanne préfère imaginer que c'est le Sire de Marivatz, plutôt qu'un quelconque palefrenier.
Sa mère ne lui donne aucun indice quant à son identité.
Elle gardera le secret des circonstances de son viol, tout au long de sa vie.
Chassée du domaine, la mère-fille décide de retourner dans sa famille qui habite à Jaulnay.
L'accueil y est mauvais.
Avec un bébé illégitime à sa charge, une petite fille de surcroît, elle ne peut pas rester à la ferme.
Elle est chassée, une seconde fois.
Seule, abandonnée de tous, Adèle poursuit son chemin jusqu'à Loudun.
Pourquoi est-ce qu'une naissance est-elle si cruellement condamnée..?
Mendiante un temps, Adèle est recueillie par le couvent des Ursulines, célèbre pour l'ancienne affaire des démons.
Le texte autobiographique dévie vers une histoire détaillée de cette affaire troublante de sorcières.
Florentine saute ces longs passages.
La lecture est suffisamment éprouvante.
C'est l'histoire de Jeanne qui la captive.
Souillarde à nouveau, Adèle travaille au couvent jusqu'à l'âge de vingt-et-un ans.
Pendant ce temps, Jeanne est placée chez une nourrice de Loudun.
Sa mère cache son existence.
Elle ne parle presque jamais de sa fille.
Un jour de Fête-Dieu, la mère de Jeanne fait la connaissance de Pierre Moûtiers.
Chassée par les sœurs qui la trouvent trop avenante, Adèle rejoint son amant dans la ville de Cholet.
Jeanne a alors six ans.
Une petite fille blonde aux yeux bleus…
Les gens voient en elle de la noblesse, ce qui attire sur sa pauvre mère, qui n'a pas du tout les mêmes attraits, toutes sortes de courroux supplémentaires.
Pierre Moûtiers est bon bougre.
Il dépense largement.
Il les habille.
Il les loge.
Il joue au bourgeois.
Il prétend être marchand.
En réalité, il est faux-saunier.
Il achète du sel en Bretagne qu'il revend en Anjou sans payer la gabelle, une taxe royale.
Adèle, la mère de Jeanne, épouse Pierre Moûtiers en 1728.
Il reconnaît l'enfant.
Jeanne est enfin baptisée.
Les deux années qui suivent seront les plus heureuses pour ses parents.
Pierre Moûtiers est arrêté au début de l'an 1730.
Jeanne a alors huit ans.
Le procès de son père a lieu la même année.
Condamné, il fait le choix de la déportation en Nouvelle-France.
Mère et fille le suivent.
Ils partent du port de Rochefort en juillet 1730, à bord du vaisseau Le Héros.
Ils arrivent en la ville de Québec le 2 août.
Mère et fille sont de simples passagers.
Pierre Moûtiers est tenu en cale avec quatorze autres exilés.
Lorsque Jeanne met le pied pour la première fois en Nouvelle-France, elle a neuf ans.
Ses aventures peuvent alors commencer.