La bouche pâteuse…
La tête lourde...
Florentine ouvre les yeux.
Son corps est particulièrement chaud et lourd.
Sa conscience s'adapte à la réalité de ses besoins humains.
Elle a terriblement envie d'uriner.
Malgré le noir complet de sa cellule, elle ne tâtonne pas pour trouver le pot de chambre.
Elle le voit parfaitement.
Elle se positionne.
Elle se soulage.
L'odeur de son urine lui semble plus aigre.
Son intestin a également besoin de se vider.
Elle se positionne pour chier.
L'odeur, dans cet espace confiné, est forte mais excitante.
Elle remet le pot sale sous le petit lit.
Aux duègnes de s'en occuper…
Elle a très faim.
Elle a envie de voir les autres filles.
La porte est ouverte.
Elle se dépêche vers la salle à manger.
Florentine est parmi les premières levées.
Elle salue ses amies.
Des embrassades…
Des caresses complices...
Les aphrodites l'observent avec curiosité.
Elles ne font pas de commentaires pour le moment.
Assise à sa place, Florentine boit du vin.
Un verre…
Deux...
Elle a affreusement soif.
Caroline est arrivée.
Elles échangent des baisers intimes.
Elles se caressent les seins.
Enfin, Apolline prend place sur sa droite.
La règle générale veut qu'elles attendent que toutes soient réveillées avant de commencer à manger.
Les viandes saignantes sont particulièrement appétissantes.
Florentine a hâte d'en avaler.
Beaucoup...
Elle meurt de faim.
Pour patienter, Florentine caresse le cou de sa voisine qui lui répond d'une caresse plus sensuelle.
Elles s'embrassent.
Florentine frissonne.
Elle aimerait un baiser plus langoureux.
Elle se sent tellement lascive.
Un besoin impérieux d'être léchée...
Elle a hâte du bain commun.
Elle a besoin d'une bonne toilette.
Elle veut embrasser.
Caresser...
Jouir...
Ses sens sont chargés par un puissant courant électrique généré par son esprit.
— Bien dormi..? demande Apolline.
— Oui, très, très bien… Alors, qu'est-ce qu'on va faire entre-temps..?
— Entre-temps de quoi..?
— Hier, c'était terminé, non..? On a cinq jours devant nous avant le prochain souper…
— Qu'est-ce que tu racontes..? Tu as dormi, Florentine…
— Oui.
— Nous sommes prêtes, aujourd’hui, pour recommencer... Une nuit pour se préparer… Une nuit de loterie… Une nuit pour le grand souper...
— Oui, mais les autres jours de la semaine… Je ne comprends pas...
— Tu les as dormis..., rigole Apolline, en insistant.
— J'ai dormi si longtemps..? Ce n'est pas possible…
— Je t'assure que c'est la réalité... Allez, mange… On peut commencer...
Le festin débute.
Florentine mord dans la viande rouge avec appétit.
Elle se gave.
Elle se sent comblée.
Un bonheur profond qu'elle n'a pas ressenti depuis ses courses au galop en compagnie de Pauline.
Curieusement, dans ce tombeau commun, elle se sent plus vivante que jamais.
Le sentiment puissant doit trouver sa source dans l'harmonie du groupe...
Ou l'expérience surnaturelle pendant son sommeil...
Ou, simplement, les bienfaits du sang...
Florentine est fière d'avoir tué un homme.
Elle-même…
Sans aide...
Sans hésitation...
Elle revoit le visage du mort pendant l'acte.
Elle goûte ses humeurs.
Elle aspire sa vie.
Un délice insensé…
En pleine réflexion, Florentine ne remarque pas que les autres chuchotent à son égard.
Après le festin, le bain collectif dans la fontaine est ponctué de petits gémissements de satisfaction.
— Alors, c'était comment..? demande Caroline.
— Quoi..?
— Ton premier prix… C'est toi qui as gagné...
— Gagné, quoi..?
— La loterie… Tu as gagné à la loterie... Tu as bu...
— Mais…
— Tu comprends maintenant que la loterie, c'est pour nous… Ce n'est pas pour les clients... On se fiche éperdument de savoir qui aura l'un ou l'autre de ces mâles dégénérés... Ce qui importe c'est laquelle aura le droit de boire… La dernière fois, c'était toi…
— Nous le faisons toutes..?
— Celle qui y a droit… Fortune décide...
— Comment ça marche..? Où est la fortune dans tout ça..?
— Vingt-et-un hommes sont invités au château… Eux, ils pensent que le premier prix, c'est la pucelle… Flavie, la petite orpheline blonde… Elle s'appelle toujours Flavie, ce jour-là... C'est Madame qui veut ça… Ce n'est pas son vrai prénom... D'ailleurs, les orphelines n'en ont pas… Elles n'utilisent que leur numéro... Bref, les hommes veulent gagner au tirage parce qu'une pucelle de cet âge, c'est exceptionnel pour ces monstres… Et puis, ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent avec elle... Je dis bien tout… Jusqu'au crime… Mais, si une vierge est sacrifiée, l'un de ces messieurs doit également mourir... Une vie pour une vie... Seulement, la victime n'est pas choisie par la chance... Elle est choisie par Fortune… Lorsqu'ils jouent à leur loterie, nous jouons en même temps à la nôtre… L'homme… Tu as eu le droit de le tuer pour te… Pour te satisfaire… Tu comprends, maintenant..?
— J'ai gagné...
— Oui, ma chérie… T'as gagné la loterie… Alors, je te repose la question... C'était comment..?
Florentine pense à l'homme mort dans le lit.
Le sang qui imbibe les draps.
Jacqueline qui partage son plaisir culminant.
— C'était… C'était merveilleux...
Caroline s'approche de son oreille pour murmurer...
— Tu reçois beaucoup de la providence, Florentine… Un peu trop, même… Les filles commencent à penser que madame triche avec toi...
— Mais, je n'ai rien fait…
— Au contraire… Tu fais des choses qu'elles n'ont pas aussi facilement... Tu n'es pas orpheline… Ne l’oublie pas...
— L'orphelinat… J'y étais..! J'ai vu les petites filles... Elles sont toutes blondes...
Caroline est étonnée de sa remarque.
— Tu étais à l'orphelinat..?
— Oui… Je ne sais pas encore tout ce qui s'y passe… Mais, j'ai déjà une bonne idée... Pourquoi est-ce qu'elles perdent leurs cheveux blonds..?
— Pour madame, c'est un symbole de transition… Après le grand souper, l'orpheline est emmenée à la clinique... Elle va renaître dans le corps de celle qu'elle sera toute sa vie... C'est un rite de passage… Une révélation... Une seconde naissance, si tu veux… Après, la fille ne retourne pas à l'orphelinat... Elle est nommée et placée dans un des métiers du haras... Fille d'écurie... Fille de ferme… Fille d'abattage... Fille de chambre...
— Est-ce que toutes seront, un jour, filles de joie..?
— Non… Pour cela, il faut des dispositions... C'est madame qui décide de nous faire Reyne ou pas… Tu comprends que, ce que nous faisons, représente un immense honneur… Le sommet… Une chance de se venger de la mort en buvant des humeurs d'hommes... Les autres filles ne le savent pas… C’est le grand secret... Que tu devras garder pour l'éternité...
— Quand vous étiez orphelines..? On ne vous a pas prévenu..?
— Non.
Florentine réalise que toutes les filles du domaine ont été Flavie.
Le temps d'une nuit horrible...
Angeline...
Pauline...
Benoîte...
— Mais… Comment… On ne peut pas mourir et renaître...
— Si tu es ici, Florentine, c'est qu’un homme t'a tué… Tu partages notre expérience commune… Tu partages notre dégoût pour leur genre... Tu partages notre haine absolue du mâle humain...
Florentine est fascinée et terrifiée, à la fois.
Elle est aussi perplexe.
Ce n'est pas un homme qui l'a tuée.
Elle a été sacrifiée sur un autel...
Par une femme...
— Allez, viens me gamahucher..., propose Caroline pour changer de sujet. Après des jours entiers dans nos cellules, nous avons toutes besoin d'une toilette très complète.
L'union des corps débute.
Caroline caresse Florentine encore pleine d'interrogations.
— Quelle est la méthode..? Dans la nuit, j'ai vu des duègnes emmener Flavie…
— Tu les as vues..?
— Oui.
— Tu as vraiment plus de chance que nous, dis-moi… En effet, les duègnes emmènent la vierge sacrifiée à la clinique par les souterrains... Ensuite, elle se réveillera dans un nouveau corps… Madame lui choisira un prénom...
— Oui mais, comment..? Quelle est la procédure..?
— Pour le savoir, tu dois étudier… Après le haras, tu as sept années d'études obligatoires en biologie et en médecine… Si tu obtiens un poste à la clinique, tu pourras peut-être apprendre quelque chose... Mais, ce n'est pas toujours la règle… Madame a une vingtaine de centres de production ou de laboratoires dans le monde entier... Moi, par exemple, j'ai appris le chinois traditionnel… Je ne pense pas revenir… Ce sera Formose, à tous les coups… Personnellement, je m'en fiche de tout savoir... Madame possède tellement de secrets... Chacune trouve toujours sa place dans son organisation... Peu importe de l'avenir... Seul le présent compte... Nous devons nous faire belles pour ses nouveaux clients… Ils viennent pour nous... Ne l'oublie pas...
La routine est identique à la première fois.
Après le bain, débutent les soins corporels.
Florentine n'avait pas remarqué que les poils de son pubis avaient poussé.
Ses ongles et ses cheveux sont plus longs.
Délicatement, Ombeline la rase.
Elle la masse.
Elle l'enduit d'huiles parfumées.
C'est ensuite au tour de Florentine d'être généreuse avec son amie.
Elles répètent ensuite les nobles manières d'antan.
Les menuets...
Les révérences...
Les politesses...
Des heures d'effort pour atteindre la perfection féminine.
Toutes sont impatientes de la loterie.
Florentine imagine que la faim est aussi forte chez ses amies.
Une seule aphrodite aura le droit de boire du sang.
La pensée l'excite.
Elle a très envie de gagner.
Deux fois de suite..?
Aura-t-elle cette chance insensée..?
De retour dans son lit, Florentine reprend les aventures de Jeanne dans la nature sauvage du Canada.
Le bonheur d'une jeune fille de France, concubine d'un indigène sorcier.
Oumahrami montre à Jeanne comment, rien qu'en usant de son sang, il peut redonner vie aux animaux morts.
Pour le faire, il abat un oiseau de sa fronde.
La petite bête gît sans vie.
Il s'entaille le doigt.
Le sang coule dans le petit bec.
Il pose l'oiseau sur une pierre au soleil.
Ils attendent patiemment.
Après un temps, l'oiseau s'agite.
Il remonte sur ses pattes.
Il s'envole.
Un miracle…
Jeanne est tellement impressionnée qu'elle veut tout comprendre de ses pouvoirs.
Elle veut apprendre les moindres détails de la culture indigène.
La troupe traverse les belles saisons et les magnifiques paysages.
Jeanne s'instruit.
Elle découvre.
Elle apprend.
Jusqu'au jour de la tragédie…
Les indigènes tombent dans un piège.
Ils sont encerclés par une bande d'affreux anglais.
Une meute d’une vingtaine de dégénérés…
Rien que des hommes...
Sales…
Alcoolisés...
Violents...
Jeanne ne comprend pas ce qu'ils se disent entre eux.
Elle décrit seulement le massacre de sa famille.
Oumahrami est tué le premier, complètement surpris d'être tombé dans le piège de ces diables vivants.
Il ne se bat pas.
Il se tient droit face à la mort, sans flancher.
Il chante, les bras ouverts.
Jeanne hurle de colère en le voyant tomber.
Une balle de pistolet a brûlé sa cervelle, remplie de tant de merveilleux secrets.
S’ensuit la description minutieuse des viols, des tortures et des morts des femmes micmacs par ces bêtes sanguinaires.
De la plus âgée, à la plus jeune, qui n'a que trois ans…
Pas de pitié…
Pas de remords...
L’horreur du mâle enragé...
Quand vient son tour, Jeanne implore la providence de l'épargner.
Elle se met à genoux pour prier, dans sa langue maternelle, le dieu chrétien de son enfance.
Les anglais comprennent qu'elle est acadienne.
Elle est blanche.
Elle parle le bon françois.
Ils ne vont pas la tuer.
Avant de la vendre, ils vont se contenter de la violer, de l'affamer et de la maltraiter, jour et nuit, pendant des semaines.
Des mois entiers...
La troupe maléfique garde la pauvre Jeanne captive.
Elle doit assouvir les vices les plus abjects de tous ces affreux pendant le long trajet, à pied, jusqu'à Sainte-Cécile en Nouvelle-Écosse.
Lorsqu'elle arrive dans ce qui est aujourd'hui la ville de Yarmouth, Jeanne est à bout, mais toujours en vie.
Depuis le massacre, elle met en œuvre des ruses pour empoisonner et assassiner ses tortionnaires.
À destination, la bande des abominables anglais est fortement réduite.
Trois seulement sont encore en vie.
N'ayant plus de ressources, ils vendent la pauvre Jeanne, aux enchères, dans une taverne de Cap Fourchu.
De passage dans la contrée, un noble français l'achète par pitié.
Il s'appelle Armand de Mortes-Eaux.