J'attends sur le quai de la petite gare de Normandie.
Anxieux, je fais les cent pas sous l'auvent.
Sera-t-elle là?
Je ne sais pas…
Les minutes sont interminables.
Le carillon SNCF résonne, enfin.
La voix enregistrée annonce l'arrivée en gare.
Je vais être fixé.
Je me déplace vers la bordure du quai en ouvrant mon parapluie.
Le train apparaît au bout de la voie.
Il ralentit.
Il freine.
Les premières portes s'ouvrent.
Un petit flot de passagers…
J'attends à l'écart du mouvement.
Je fixe chaque visage.
Mon cœur accélère.
La voilà…
Parmi les derniers.
Elle avance tête baissée.
Une petite silhouette frêle qui finit par lever le nez.
Elle me voit.
Je la salue de ma main libre.
Elle remonte son petit sac à dos sur l'épaule.
Elle est devant moi.
Je lui souris.
— Bonjour, Anna. Tu vas bien?
Elle ne me répond pas.
Je devine qu'elle a dormi pendant les deux heures de trajet.
Un regard brumeux…
Distant.
Elle n'est pas encore arrivée.
— Allez, viens… Ne restons pas ici.
Nous marchons vers le parking.
Je la protège de mon parapluie.
Elle est vêtue de son uniforme urbain.
Tennis sales.
Jeans troués.
Un sweat gris beaucoup trop grand pour sa carrure.
Elle marche lentement.
Je m'accommode de sa vitesse.
Nous arrivons à ma voiture.
Je lui ouvre la portière côté passager.
Elle se glisse sur le cuir marron de la Jaguar.
Je fais le tour du véhicule.
Je prends soin d'agiter mon parapluie avant de le jeter dans la malle arrière.
Je m'installe derrière le volant.
Je l'observe un instant.
Elle est figée.
Elle regarde devant elle la pluie qui s'écrase contre le pare-brise.
Je ne sais pas ce qu'elle pense.
Je suppose qu'elle n'a pas envie d'être avec moi.
Elle a mieux à faire.
Traîner dans Paris…
Aller chez ses copines…
Décider pour elle-même.
Ses visites chez moi sont une obligation, donc une corvée…
Il lui faut toujours un moment pour s'acclimater.
— Quel temps pourri, je déclare en signalant l'évidence.
Je démarre le moteur.
Je roule tranquillement.
Je ne dis rien.
Pas de radio.
Pas de distractions.
Je savoure simplement sa présence.
Anna est avec moi…
Encore une fois, elle est venue.
C'est tout ce qui importe.
Je suis heureux.
Après un quart d'heure de route, elle bouge un peu.
Elle ouvre son sac de toile resté sur ses genoux.
Du coin de l'œil, je vois l'emballage entre ses doigts et les mots imprimés en grosses lettres noires sur fond blanc.
Fumer tue…
Elle tire nerveusement une cigarette du paquet.
Elle appuie sur l'allume-cigarette de la XJ12.
— Tu fumes, maintenant? je lui demande sur un ton étonné.
— J'ai piqué le paquet à ma mère… Ça ne vous dérange pas?
Elle n'attend pas vraiment ma réponse.
Le gadget sur la console de bois claque en retrait.
Elle allume le bout de la cigarette.
Elle ne tousse pas mais n'a pas l'air de bien savoir s'y prendre.
Elle tient le filtre gauchement.
Elle souffle de timides filets de fumée.
— Tu m'en allumes une, s'il te plaît?
Elle se tourne à peine vers moi.
Plutôt que de continuer à crapoter, elle me tend la cigarette allumée.
Je ne fume pas régulièrement et surtout pas en fin de matinée, mais j'accepte son petit jeu.
J'avale une petite bouffée.
Je garde la cigarette entre mes doigts.
Je ne la lui repasse pas.
— Je crois que question fric ça ne va pas suffire, me lance-t-elle, froidement.
— Ta mère a dit ça?
— Non, mais je sens que ça coince… Que c'est pas assez pour les fins de mois.
— Elle ne m'en a pas parlé. Tu lui diras de m'appeler si elle a des difficultés…
— Elle est trop fière… Elle n'osera pas le faire. Mais, moi je vois bien que ça vaut plus que ça.
Anna croise les bras devant elle.
Elle fait mine de bouder.
Je ne veux pas discuter de ce sujet.
La mère d'Anna est tout ce qu'on veut, sauf fière…
Si nécessaire, elle n'hésite jamais à exprimer ses besoins.
J'écrase la cigarette dans le cendrier-tiroir que je referme aussitôt.
Nous terminons la route en silence.
Arrivés chez moi, nous passons la grande porte en haut du perron.
Dans le vestibule, Anna retire ses tennis sans les délacer.
Elle agite ses cheveux blonds à peine mouillés.
— Monte dans ta chambre… Prends une douche bien chaude si tu veux. J'ai posé ta robe sur le lit. Je prépare le déjeuner.
Elle file vers le grand escalier.
J'accroche ma veste dans l'armoire.
Je retire mes souliers.
J'enfile mes mocassins d'intérieur.
Je me dirige vers la cuisine.
J'ai encore le goût du tabac âcre dans la bouche.
Je me sers un verre de vin rouge de la bouteille posée sur le plan de travail.
Je me rince la bouche.
J'avale la gorgée.
Il pleut toujours.
La lumière ambiante est affreusement basse.
J'allume le plafonnier pour donner un peu de vie.
Une demi-heure après, je retrouve Anna.
Elle n'est pas entrée dans sa chambre.
Elle est dans la salle de jeux, espace dédié à ma collection de poupées.
J'en possède de toutes les tailles et de toutes les formes.
Au centre, une grande maison miniature de style 1900 avec tout l'ameublement et les objets.
Anna est assise dans un coin, elle pouponne un gros baigneur.
Je vois dans son attitude la petite fille privée d'enfance.
Privée d'amour ordinaire…
Je rencontre sa mère par hasard.
Pour mes affaires, je passe une semaine dans mon pied-à-terre parisien.
Un soir tard, étant dans un état d'esprit particulier, je vais acheter une vidéo dans un magasin du onzième arrondissement.
J'ai eu l'adresse par un membre de mon club privé.
Le gérant vend, sous le manteau, des films pour les goûts distinctifs.
J'entre dans la petite boutique.
Comme une cliente est proche de la caisse, je patiente en feignant d'examiner les pochettes VHS de vagues succès hollywoodiens.
J'observe la femme…
Jeune.
Mince.
Plutôt jolie.
Le détail qui me trouble c'est la poussette.
Assise sur le siège, une petite fille, bien trop grande pour ce genre de modèle…
La gamine tient dans la main un sac de pop-corn sucré…
Probablement son dîner.
Je regarde ma montre.
Onze heures passées, un jour de semaine…
Je continue de patienter discrètement lorsque la femme s'approche de moi.
— Pardon, monsieur… Je suis désolé de vous déranger mais voilà…
La jeune femme se lance dans un monologue, clairement appris par cœur, dont la finalité est, pour la dépanner dans l'urgence, de m'emprunter cent francs.
Elle me donne l'assurance que je serai vite remboursé.
Amusé par son énergie à me taper, je sors mon portefeuille.
Je lui tends un billet tout neuf de cinq cents francs.
L'agrippant comme si c'était la dernière bouée lors d'un naufrage en mer, elle me demande un numéro de téléphone afin qu'elle puisse m'appeler dans quelques jours pour me rembourser.
Dans un cas normal, j'aurais répondu d'un faux numéro mais il y a quelque chose chez cette mère indigne qui me fascine.
Je lui donne mon numéro parisien sans grand espoir de jamais la revoir.
La femme file dans la nuit en poussant la petite fille, spectatrice de cette sordide scène de sollicitation.
Une fois parties, j'achète au libanais, pour mille francs, ma cassette très spéciale.
Trois jours plus tard, je reçois un appel de la femme.
J'apprends son prénom, Mélanie.
Elle souhaite une extension de sa dette.
J'avais un peu oublié notre rencontre.
Sur le moment, je n'ai pas envie de la revoir.
Je lui dis de garder l'argent.
Que c'est sans importance…
Mais là, du coup, j'ai droit au second couplet de son texte mémorisé.
Encore une histoire à dormir debout…
En gros, elle a besoin de plus de fric.
Amusé et énervé, j'accepte néanmoins de la voir dans un café pour en discuter.
Je pense à la petite fille dans sa poussette qui me fixe de ses grands yeux désolés.
Anna…
— Tu viens manger?
Anna lève le nez de son jeu maternel.
À treize ans, elle est tellement différente…
Grande.
Fine.
Belle à croquer.
— Tu ne t'es pas habillée? je lui demande, sans reproche.
— J'avais pas envie.
Elle jette le poupon dans un coin comme s'il ne valait plus rien.
Elle se lève.
— Viens dans la salle de bain pour te préparer.
— À votre tour de jouer à la poupée, me lance-t-elle d'un ton narquois.
— Dis moi, quel caractère… C'est la pluie ou t'as tes règles?
— Ben, même si je les avais... C'est pas ça qui vous arrêterait, me lance-t-elle sur un ton venimeux.
Elle quitte la pièce sans me regarder.
Je vais chercher ses habits.
Je la retrouve dans la salle de bain.
Elle a ôté son sweat, sa chemise de coton froissée et sa paire de jeans.
Elle ne porte que des socquettes, une petite culotte blanche et un maillot de corps assorti.
Anna n'a quasiment pas de poitrine.
Pour le moment, seules ses aréoles sont gonflées.
Je pense qu'elle n'aura jamais beaucoup de seins.
Devant le lavabo, elle se lave les mains puis se savonne le visage.
Une fois propre et séchée, je lui présente la robe beige ouverte à l'échancrure.
Elle lève les bras et se faufile à l'intérieur.
Je remonte la fermeture dans le dos pendant qu'elle écarte ses cheveux.
Je prends une brosse douce.
Anna se laisse coiffer.
Ses cheveux sont plaqués de chaque côté d'une raie centrale.
Pour les maintenir, je place un bandeau noir qu'elle ajuste elle-même.
— Allez, viens manger, tu dois avoir faim... T'as eu un petit-déjeuner?
— Non.
La table est mise.
Anna s'installe en face de moi.
J'emplis son verre d'eau.
Elle se jette sur le pain et le beurre.
Lorsque j'amène son assiette chaude, elle en est à sa troisième tartine.
— Dis-moi… Il n'y a plus de pain à Paris?
— Ma mère n'en achète plus. Elle dit que ça fait grossir... On a droit qu'à des galettes de riz séchées. C'est comme manger du matériel d'emballage… Pas de beurre, non plus. Pas de fromage. Pas de lait. Pas de yaourts…
— Tu manges quoi?
— Je mange la merde de la cantine et je vole des sucreries au Monop'.
Je me sers un peu de vin.
J'ai préparé son plat préféré.
Escalopes de dinde à la crème et aux champignons, accompagnées de frites maison.
— Bon appétit, ma chérie.
Anna laisse tomber le pain.
Elle prend une frite entre ses doigts.
Elle jette un regard au décor ancien.
— Qu'est-ce que vous faites quand je suis pas là?
— Je m'occupe…
— Vous vous occupez comment? Qu'est-ce que vous faites pour de vrai, à part renifler mes petites culottes et vous dégorger le poireau?
Je souris de son ton péremptoire.
— Je jardine.
— Vous vendez des légumes?
— Non… Je me contente de les faire pousser.
— Je veux dire… Comment vous faites pour gagner votre argent?
— Je ne travaille pas, je lui mens. J'ai hérité.
— Vous avez gagné au loto, quoi.
— Le loto de la vie, si tu veux.
— Moi, j'ai eu un gros ticket perdant… Sinon, je ne serais pas ici.
— Tu serais où?
— Chez des vrais parents avec ma sœur Julie.
— Ta sœur imaginaire est de retour... Tu veux en parler?
— Je ne veux rien vous dire, à vous… Et puis, ça ne vous regarde pas.
Un peu écœurée, Anna repousse son assiette.
Elle n'a avalé que cinq ou six frites.
Je vois bien que l'adolescence tourbillonne autour d'elle.
Elle est bousculée par des vents contraires.
Bientôt, elle sera enlevée par la tornade.
Elle sera Dorothée, sur la route de briques jaunes, qui, à la recherche de l'enchanteur, finira par trouver cœur, courage et intelligence…
Ou rien, comme sa maman.
Je fais la connaissance de Mélanie.
À vingt-sept ans, elle est toujours coincée dans l'adolescence.
Elle n'est pas revenue du pays enchanté.
Elle rêve sans arrêt…
Le plus grand mirage est de devenir actrice de cinéma.
Une star internationale ou, au minimum, une comédienne populaire à la française...
Elle n'a ni le talent, ni les relations pour le devenir.
Elle vient d'un milieu médiocre de province, à peine le niveau CAP.
Elle aime tout de même la culture.
Elle parle avec conviction des mérites de Jean-Luc Godard et d'Elia Kazan.
Débarquée à Paris, Mélanie est montée sur le manège des prétendantes, sans jamais être vraiment choisie.
Paresseuse de nature et incapable de planifier sa vie, elle use de son talent à mentir ou plutôt à s'inventer des rôles.
Elle ne m'intéresse pas tellement…
Des filles comme elles n'ont rien à m'offrir, au-delà d'une conversation animée dans un café des Champs-Elysées.
Mélanie ne voit en moi qu'un distributeur de billets.
Je l'aide à chacune de mes visites, sans rien lui demander en échange.
Je devine que ça la trouble…
Je veux dire, elle connaît bien le milieu.
Pour tenter de grappiller des petits rôles, elle a bien accepté de coucher.
Sa fille Anna est le fruit de cette valse des producteurs.
Une loterie de la procréation à une époque où, se donnant corps et âme, Mélanie est convaincue d'y arriver.
Elle décroche un petit rôle dans un film de Tavernier, puis tout s'écroule…
Sa grossesse lui fait perdre sa chance.
Dans toute cette excitation, elle ne s'était même pas rendue compte de son état.
Une sotte…
— Je suis une sotte… Je suis sans espoir, vous savez.
Mélanie le répète volontiers lorsque ses pieds touchent un peu terre.
Puis, elle s'envole de nouveau dans un fantasme de vie projetée.
Après un temps, je découvre où elle habite.
Elle n'a pas quitté sa première chambre de bonne à six cent francs par mois.
Un grand placard dans un immeuble vétuste avec les WC sur le palier.
Elle y vit avec sa fille, à fumer des Gitanes, à lire les Cahiers du Cinéma et à juger amèrement les destins des autres.
Ayant tellement investi dans sa destinée, elle n'accepte aucun écart.
Prendre une place de serveuse de café, ce serait courir le risque de rater un casting.
Elle est tout de même sur la liste d'une agence de figuration qui l'appelle de temps en temps.
Elle vivote parmi les siens.
Elle compte les jours travaillés pour rester dans le troupeau subventionné des intermittents du spectacle.
Et, à l'occasion, rencontrer un chic type comme moi…
— Si t'as pas faim, tu peux aller jouer, je dis simplement à Anna, sans vouloir la brusquer.
Elle ne bouge pas.
Elle me toise.
— Comment est-ce qu'on fait pour devenir un vieux dégoûtant, comme vous?
— Je ne sais pas… On est ce qu'on est.
— Ma prof de français dit que… Ce que vous faites… C'est du viol.
— T'as parlé de moi à ta prof de français?
— Pas directement… Le sujet est venu lors d'une discussion sur un film à la télé. Elle a parlé de la loi sur les mineurs… Je ne sais plus les détails mais c'était sévère.
— Oui, très sévère.
— Mais, ça ne vous arrête pas, on dirait.
— Je ne me considère pas comme un violeur. Je n'attaque pas les femmes dans des ruelles sombres.
— Je ne suis pas une femme. Justement…
— T'es quoi, alors?
Anna serre des lèvres.
La complexe mécanique qui l'amène régulièrement chez moi tourne sans cesse dans son esprit.
Il y a cette mère…
Tout tourne toujours autour de Mélanie.
Cette mère, qui a besoin de moi.
Anna, qui a besoin de sa mère.
Les engrenages tournent sans jamais pouvoir s'arrêter.
— Moi, je suis une victime de circonstances… Je n'ai pas eu de chance dans la vie.
— Ce n'est pas une question de chance… Si tu parles comme ça, tu raisonnes en victime. Si tu veux devenir une autre, travaille à l'école, ma chérie. Ne lis pas des romans de gare mais apprends de quoi est fait le monde. Apprends à voir la réalité… Au fait, tu as amené tes devoirs?
— Oui.
— On les fera après ta reprise. C'est quoi?
— Du français… Une analyse de texte.
— Ma spécialité... Allez, à défaut du jardin, va explorer la maison… Je vais ranger la cuisine. Mais lave toi tout de même les dents. Elles sont bien blanches… Qu'elles le restent toute ta vie.
Cette fois-ci, Anna détale sans rien ajouter.
Je regarde par la fenêtre.
Il n'arrête pas de pleuvoir.
Temps de chien…
Temps de chatte…
Je débarrasse la table.
Je jette la nourriture dans la poubelle.
Je rince les assiettes.
Après nos premières rencontres, lorsque je vais à Paris, j'appelle systématiquement Mélanie pour aller au cinéma.
Elle choisit le film.
Je choisis le restaurant.
En fin de repas, après avoir débattu de l'intrigue, du jeu des acteurs et des intentions du réalisateur, je règle l'addition.
Je glisse cinq cent francs dans la main de Mélanie qui rentre en métro.
Elle ne parle jamais de sa fille…
J'essaie de la questionner à son sujet mais chaque interrogatoire est repoussé.
À ce que je sache, Anna est bouclée dans la petite chambre du cinquième, toute seule, devant le petit poste de télévision en noir et blanc.
— Elle a quel âge ta fille?
— Elle a six ans, me répond Mélanie en soufflant sa fumée de cigarette tout en exhibant ses dents jaunies.
Nos rencontres sporadiques se répètent pendant plus de deux ans.
Régulièrement, j'accepte de m'ennuyer devant un film Art et Essai.
Mélanie doit bien se demander quand je vais passer à l'acte.
Lui prendre la main pendant la séance…
L'embrasser sur les lèvres au moment de se quitter.
Rien…
Elle m'appelle son gentleman de province.
Bien habillé.
Poli.
Éduqué.
Naturellement, elle en vient à imaginer que je suis homosexuel.
Que j'apprécie les jeunes femmes pour leur camaraderie…
Confronté à sa confusion croissante, je suis bien obligé de lui avouer la vérité.
Après cela, lorsque j'appelle Mélanie, je tombe sur le message de son répondeur.
Elle ne me rappelle pas.
Les cinq cent francs mensuels ne valent pas ça…
Je pense que notre relation est terminée à jamais.
Puis, trois ans après…
Coup de théâtre.
— Il est temps de se préparer, ma chérie...
Je ne la cherche pas trop loin.
Anna est de retour avec les poupées.
Je la trouve debout à contempler Angèle, assise dans la bergère en bordure de cheminée.
J'ai fait venir du Japon, à grands frais, une poupée taille réelle, copie en latex d'une enfant de six ans.
Je l'ai habillée en petite fille modèle.
Ses yeux, particulièrement réalistes, donnent l'impression qu'elle est vivante.
— Tu peux jouer avec elle, si tu veux. J'ai d'autres habits…
— Je n'ose pas. Elle est trop…
— Sais-tu qu'elle est anatomiquement correcte?
— C'est-à-dire?
— Elle a un vagin et un anus. La bouche s'ouvre également.
— C'est monstrueux! Vous êtes un vrai dégénéré, vous savez…
— Peut-être bien… Mais ce n'est pas le moment d'en débattre. Tu as ta reprise et l'horloge tourne.
Anna m'accompagne dans sa chambre.
J'ouvre le tiroir de la commode où sont rangés ses habits.
Je l'aide avec la fermeture dans le dos de sa robe.
— Les gens malades, comme vous… Vous croyez que c'est à la naissance ou est-ce qu'ils deviennent malades, après…
— Qu'est-ce qui t'arrive, ma chérie? T'as décidé de m'agresser tout le week-end?
— Je suis curieuse, c'est tout.
Je me penche en lui présentant son pantalon de cheval beige.
Puis…
— Tu me la donnes, s'il te plaît? je lui demande, piteusement.
Anna hésite mais accepte malgré tout.
Un petit rituel entre nous…
Le moment précieux où elle me donne sa petite culotte avant d'enfiler, à même la peau, son pantalon moulant.
Je vois sa vulve à peine couverte d'un fin duvet blond.
Nous effectuons l'échange rapidement.
Je glisse sa culotte de coton blanc dans la poche de mon pantalon.
Elle enfile la matière élastique qui colle à sa peau.
Je sais qu'elle apprécie la petite provocation de monter à cheval sans sous-vêtement.
Anna enfile ensuite son pull fin blanc à col roulé et ses chaussettes.
Je lui tends la petite veste noire de cavalière.
Le reste du matériel est au rez-de-chaussée.
Ses bottes noires, sa bombe et sa cravache.
Avant de sortir, j'attrape ma veste Barbour.
Nous marchons jusqu'à la Jaguar restée devant l'entrée.
Nous roulons en silence.
L'habitacle sent le cendrier.
Mélanie est désespérée…
La chute a été lente, mais assurée.
Pour une broutille avec la police, elle a attiré l'attention des services sociaux.
Ils menacent de lui enlever Anna.
Personne n'est en mesure de l'aider.
Elle a coupé les derniers ponts avec sa famille.
Ses amis parisiens sont tous des paumés.
Une addiction au cannabis n'arrange pas son dossier.
Lorsqu'elle me parle dans le café en bas de chez elle, elle est en larmes.
La grande scène de l'acte deux…
Elle ment comme elle respire mais je l'écoute patiemment.
Pour sortir de la merde, il lui faudrait un deux pièces décent.
Un emploi…
Juste pour faire illusion.
Sinon, elle risque de tout perdre.
Tout…
Peut-être bien se suicider…
Je ne marche pas dans sa combine alors elle jette à l'eau le dernier hameçon qu'elle possède.
— Vous pourriez prendre Anna, les week-ends… Cela m'aiderait beaucoup, vous savez… La chance de respirer un peu… Retrouver un peu d'indépendance.
— Qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec une gamine de dix ans?
— Anna… Vous pouvez faire avec elle… Tout ce que vous voulez.
Alors, je redeviens le gentleman de province.
Je leur trouve un deux pièces meublé en proche banlieue.
Rue propre et calme…
École privée.
Quelques fausses fiches de paye suffisent à calmer la DASS.
La tempête est passée.
Mélanie ne change pourtant rien à sa vie.
Elle est en couple avec un sale type, un figurant de métier, qui fait de la paresse un art de vivre.
Mélanie s'abreuve de ses idées fumeuses sur le constructivisme soviétique.
Elle profite de sa liberté pour animer chez elle des fêtes nocturnes où d'autres tocards refont le monde dans leurs imaginations.
Anna est chez moi pour la première fois…
Elle a dix ans.
Elle est mignonne à croquer.
J'ai tout le temps au monde pour la découvrir...
Pour l'amadouer.
— Ma mère dit que c'est parce qu'il vous est arrivé la même chose… Que ça se perpétue.
— Qu'est-ce qui se perpétue?
— Votre maladie… On en parlait, plus tôt.
— Pourquoi cet intérêt soudain à parler de moi? Si on parlait plutôt de ton avenir...
— Mon avenir? Qui peut savoir avec tout le bagage que j'ai à porter… On verra bien. Mais, par contre, le passé existe… Vous pouvez me raconter, vous savez. Vous soulager un peu…
— Raconter, quoi?
— Comment vous êtes devenu comme vous êtes. Comment vous êtes devenu un vieux dégoûtant…
Je soupire.
Bon sang, la pluie n'arrête pas de tomber.
Quelle journée…
— Je ne pense jamais au passé. Il n'existe pas pour moi.
— Vous en avez forcément un. Il a dû vous arriver quelque chose… Un curé?
Je ricane avant d'ajouter.
— Non, même pas… Je crois que c'est peut-être parce que je n'aime pas les adultes. Je crois que c'est justement parce que mon enfance était très heureuse. J'aimais beaucoup ce moment de ma vie. Le jeu… La découverte… J'aimais être comme ça.
— Vous aimiez les petites filles de votre classe?
— Oui, probablement… J'étais amoureux. Très tôt… Sans comprendre mes sentiments.
— Bon d'accord… Mais de là, à…
— Si la vie t'offre l'opportunité d'aimer qui tu veux, comme tu veux… Alors… Pourquoi pas?
Anna grimace ses reproches à mon égard.
Nous arrivons juste au bon moment pour ne pas continuer.
Le poney-club n'est pas super huppé.
Il ressemble plus à une ferme améliorée.
Du groupe de filles de la leçon d'équitation, Anna est de loin la mieux habillée.
Nous venons ici parce que je ne connais personne dans ce coin.
Pas de mauvaises rencontres…
Dès que je suis garé, Anna fonce vers les écuries.
Monter un poney est la raison principale de sa visite chez moi.
La carotte pour la motiver…
Pour se justifier.
La leçon en groupe dure quarante-cinq minutes mais elles doivent préparer leurs montures et après les brosser et les bichonner.
J'en ai pour quatre-vingt dix minutes à patienter.
La plupart des autres parents filent aussitôt qu'ils ont déposé leur progéniture.
Moi, je préfère rester proche.
Dans l'habitacle de la voiture, à l'abri des regards derrière les vitres trempées, je sors la culotte d'Anna de ma poche.
Je la colle sous mon nez.
Je ferme les yeux…
Je pense à notre première rencontre.
Une petite fille de dix ans, terrorisée…
Abandonnée dans la campagne par sa mère indigne.
J'ai besoin de l'apprivoiser.
De la gâter…
La mettre en confiance va me prendre toute une année.
Je joue le rôle de l'oncle attentionné.
Un parent bien intentionné…
C'est ce que les parents du poney-club imaginent, surtout au début.
En bordure d'enclos, des femmes, seules ou mariées, s'approchent de moi pour commenter:
— Votre nièce est très jolie. Elle a beaucoup de caractère.
Ou bien…
— Votre petite-fille est une véritable amazone.
— Ce n'est pas ma (selon le cas)… Nous ne sommes pas liés.
— Ah, bon?
— J'ai une relation avec sa mère.
Les femmes y vont de leur calcul mental.
Je ne fais plus très jeune avec mes cheveux gris et mon visage ridé…
Mes beaux habits et mes belles manières me servent de bouclier.
Un homme civilisé…
Dans la foulée, certaines pensent même me séduire.
Je vois toujours dans leur jeu un fond de vénalité.
Des femmes de classes moyennes, secrétaires de mairie ou commerçantes, qui se verraient bien choyées par un vieux barbon fortuné.
Je ne les encourage pas…
Je me contente d'admirer les petites fesses de leurs filles qui rebondissent sur les selles.
Je les voudrais toutes pour moi mais je suis déjà heureux d'en avoir une à mes côtés.
Durant le cours d'équitation, Anna anime invariablement le groupe.
Elle partage volontiers sa science du compliment à la parisienne.
Pas de complaisance pour ces petites provinciales, un peu lourdes et timides…
— Jade, depuis que je te regarde, je ne sais pas lequel est le plus gros… Ton cul ou celui de ton poney.
— Anna, ça suffit, ordonne la monitrice au centre du carrousel.
— Paula, ton père… C'est un schtroumpf, pour de vrai?
Le bruit de la portière m'éveille.
Je me suis assoupi.
Anna se glisse sur le siège.
Ses bottes boueuses salissent le tapis de sol à ses pieds.
Ses cheveux mouillés sont plaqués le long de son visage.
Elle pose sa bombe et sa cravache sur le haut du tableau de bord.
— C'était bien?
— Bof…
Je démarre le moteur.
Anna sent l'écurie humide.
— Tu sais, l'année prochaine, tu pourrais changer de club et monter de vrais chevaux…
Je roule vers notre prochaine étape.
— Parce que vous croyez que ça va durer encore des années comme ça? Vous croyez que je viens chez vous parce que j'en ai envie?
— Ce n'est pas le cas?
— Bien sûr que non! Qui, de censé, ferait une chose pareille? Qui au monde serait plus conne que ça?
— Alors, pourquoi viens-tu?
— Vous savez très bien que je n'ai pas le choix…
— On a toujours le choix… Fais part de ta décision à ta mère. Dis-lui que tu ne veux plus…
— Justement, on en a parlé…
— Qu'est-ce qu'elle a dit?
— Elle dit que la campagne me fait du bien. Que ça m'aère… Tu parles, Charles! Ça m'aère le cul, oui.
Je rigole de sa pique.
Anna croise les bras devant elle.
Elle croise aussi une jambe sur l'autre, ce qui souille davantage son pantalon clair.
Emportée par son rejet de moi, elle allume la radio de dépit.
Elle change la station de France Musique à Tendances Ouest.
Elle apprécie la chanson et se met à la fredonner.
Après une dizaine de minutes de route, nous nous arrêtons devant une boulangerie de village.
Nous descendons de la Jaguar.
Nous passons la porte vitrée.
Pas d'autres clients.
Une jeune femme en blouse grise attend derrière sa caisse enregistreuse.
— Bonjour…
— Bonjour, je répète poliment. Allez Anna… Choisis, ce qui te fait plaisir.
Anna se penche devant la vitrine des pâtisseries.
— Vous avez des éclairs au chocolat?
— Tout ce que vous voyez, mademoiselle.
— J'adore les éclairs… Quand on les serre trop fort, y'a la crème qui sort du bout et qui coule partout.
La remarque provocante d'Anna laisse la femme indifférente.
— Alors, tant pis… Je veux juste une chocolatine, pour tout de suite… Je meurs de faim.
De sa pince, la vendeuse lui tend un pain au chocolat.
Anna le mord à pleines dents.
J'achète du pain, deux petits gâteaux aux pommes et des croissants pour le lendemain.
Nous filons.
Encore une vingtaine de minutes et nous serons de retour chez moi.
À bord de la voiture, Anna se lèche les doigts après sa dernière bouchée.
Elle les essuie sur son pantalon.
Elle reste silencieuse, à écouter la musique pop, avant de lancer:
— Vous ne pouvez pas conduire plus vite? J'ai super envie de pisser.
— C'est limité à quatre-vingt.
— Je rigole pas… Ça urge… Après la reprise, Madame Broussard nous a servi du jus de pomme fermier que fabrique son mari… J'en ai bu trois grands verres… Ça fait de l'effet!
— On arrive tout de suite… Retiens-toi.
Anna serre un peu ses cuisses et puis:
— Trop tard…
Je jette un coup d'œil à l'instant où elle pisse dans son pantalon.
Je ne peux que réagir de colère.
— Anna! Pas sur le siège, enfin… J'aurais pu m'arrêter sur le bas-côté.
— Pour me regarder pisser, vieux cochon!
L'odeur d'urine emplit l'habitacle.
Anna semble contente de son action.
Sa bonne humeur revient.
J’entrouvre un peu la vitre.
— Ah, ça va rudement mieux… Rien de tel que de se soulager, pas vrai?
Anna me fixe d'un sourire provocateur.
Je serre des dents à la pensée du nettoyage qui m'attend.
Lorsque nous arrivons à la maison, l'averse redouble d'intensité.
Nous courons vers l'entrée.
Je jette mes achats sur un guéridon.
Je retire mes chaussures en un éclair.
Puis, sans rien lui demander, je soulève Anna dans mes bras.
Elle laisse échapper un petit cri de surprise.
Je la porte jusqu'à la salle de bain du premier.
Elle se laisse faire, un bras derrière mon cou.
Elle penche la tête contre mon épaule.
Je vois un morceau de paille dans ses cheveux.
Je sens son odeur de bourrin et de pisse.
Je bande…
Dans la salle d'eau, je la dépose sur le sol carrelé.
Elle s'assoit sur le rebord de la baignoire.
Elle se laisse faire.
Je lui enlève sa veste.
À genoux devant elle, je tire sur ses bottes.
J'ôte ses chaussettes humides.
Je baisse son pantalon trempé.
Je suis à hauteur de sa vulve odorante.
J'ai très envie de la lécher mais je ne le fais pas.
Je me redresse.
Je l'aide à enlever le haut.
Nue, Anna croise ses bras menus devant sa poitrine inexistante.
Je la soulève de nouveau pour la déposer en petit paquet au fond de la baignoire vide.
Elle remonte les genoux sous son menton.
Je la regarde…
J'ai envie de la prendre en photo comme ça, petite et vulnérable, mais c'est quelque chose que je ne fais jamais.
Nos souvenirs doivent rester dans nos têtes…
Je me remets à genoux.
Je tourne les robinets à l'ancienne.
Je m'empare de la pomme de douche pour la laver.
Lorsque je passe le gant entre ses cuisses, elle se laisse faire comme quand elle était plus petite.
J'apporte une théière fumante dans le petit salon.
Assise à la table d'acajou, Anna regarde la pluie tomber.
Propre comme un sou neuf, habillée d'une robe ornée de dentelles fines, elle ressemble à une jeune fille d'une époque lointaine.
Douce, pure et romantique…
— Une boisson chaude va nous faire du bien. Désolé pour le temps…
— J'aime bien la pluie. J'aime bien l'entendre tomber. Vous devriez nous faire un feu de cheminée.
— Bonne idée.
Anna me sourit tendrement en découpant une bouchée de son gâteau aux pommes.
Après le thé, nous nous sommes installés à la table de la salle à manger.
Un feu crépite dans l'âtre.
Je pense à ma Jaguar pleine de pisse qui m'appelle au secours.
Je préfère m'occuper de ma pupille.
Nous attaquons ses devoirs d'école.
Anna a amené quelques photocopies toutes froissées et des feuilles volantes.
Nous analysons ensemble, pour son cours de français de quatrième, un poème célèbre d'Alfred de Vigny.
Tiré des Destinées, il est intitulé La Mort du Loup…
Le travail porte sur la deuxième partie.
Je l'aide à réfléchir mais je fais le plus gros de la rédaction.
Je la laisse recopier les phrases plus compliquées.
Anna comprend un peu mieux la profondeur de ce magnifique poème qui me ferait presque pleurer.
Après ce travail, qui nous amène tard dans la soirée, nous passons à l'activité suivante.
Depuis qu'elle vient chez moi, Anna mange le soir un bol de coquillettes avec du ketchup.
Lors de ses premières visites, alors que je ne savais pas trop quoi faire avec elle, je lui servais ce plat tout simple qui semblait apaiser son angoisse.
J'en avais fait un rite immuable.
Anna mange avec appétit.
Elle tient sa tête de sa main gauche.
Elle semble moins agressive qu'en arrivant.
Elle rêve…
Anna n'a pourtant rien de sa mère.
Ses rêves sont différents.
Je me suis souvent demandé qui était le père.
Mélanie m'a soufflé le nom d'un contemporain célèbre mais elle ment forcément.
Si elle avait des chances de gagner un procès en paternité, elle l'aurait certainement tenté.
Je crois qu'elle ne sait pas elle-même…
Et, a fortiori, ce père inconnu ne sait pas qu'il a offert à l'univers, un trésor.
— Va jouer et te préparer pour le soir…
Après les pâtes, Anna a quartier libre.
Je ne range pas la cuisine.
Je me hâte de remiser la voiture dans le garage.
Les dégâts ne sont pas si terribles.
Après un moment d'effort et un ajout de senteurs, j'espère que ça en restera là.
Au début de ses visites, lorsqu'elle n'avait que dix ans, Anna urinait parfois la nuit dans son lit.
Elle me disait qu'elle avait trop peur de se lever.
Qu'elle préférait faire ça…
Je n'oublie pas l'image de la petite fille devant ses pâtes au ketchup, terrorisée et téméraire à la fois…
Petite brebis, forcée dans la tanière du loup.
Après chaque visite, Mélanie voulait tout savoir de nos activités jusque dans les moindres détails.
Lorsque je lui disais que je n'avais strictement rien fait d'immoral, elle était rassurée et reconnaissante.
Malgré ses profonds tourments, elle continuait à me l'envoyer régulièrement…
Une fois que la maison est bouclée, y compris les volets, je m'installe dans le salon.
Je me sers un grand verre de cognac.
Je me détends dans le sofa devant mon gros poste de télévision.
Dans le magnétoscope, la cassette démarre.
Lorsque Anna est présente, je ne regarde que des films soft…
J'en ai toute une collection.
Des centaines de cassettes récupérées lors d'une faillite de vidéo-club.
J'apprécie ces films anciens, plus lents, moins artificiels que ce qui se fait aujourd'hui.
Des images de femmes naturelles avec des touffes pubiennes épaisses…
Pareil pour les hommes aux moustaches ouvrières.
Dans le soft, on ne montre pas les pénétrations mais l'action et l'intrigue (parce qu'il y en a une, malgré tout) demeurent néanmoins intenses.
Surtout pour une jeune fille…
En effet, Anna ne manque jamais de venir voir ce que je regarde.
Je me tourne en sentant sa présence.
Elle a enfilé sa tenue de nuit.
Pyjama, robe de chambre et pantoufles.
— Tu t'es lavé les dents?
— Oui.
— Alors tu peux venir regarder avec moi, si tu veux.
Je tapote l'espace du coussin à ma droite.
Anna vient se placer tout contre moi.
Elle replie les jambes sous elle.
Nous regardons les couples dont la passion s'intensifie.
Une histoire sous les tropiques.
Du soleil…
Des plages…
De belles peaux bronzées.
Simuler le sexe suggère le sexe…
On se prend au jeu.
Je bande.
Anna change de posture, souvent.
Je sens la chaleur qui monte inexorablement en elle.
Les femmes ont un programme sexuel comparable.
Elles bandent comme nous.
À la vue d'images érotiques, le clitoris s'engorge…
La vulve s'humidifie.
Je pose une main sur la cuisse d'Anna.
Je dessine des lettres secrètes en usant d'un doigt.
Puis, lorsque j'estime que la tension sexuelle est suffisante, je la soulève dans mes bras.
Elle s'accroche à moi tandis que je la porte dans mon lit.
Tout est déjà prêt.
Une simple bougie se consume sur la table de nuit.
Je la dépose sur le lit entrouvert.
Je lui retire sa robe de chambre.
J'ôte lentement le haut de son pyjama.
Ensuite, le bas...
Je la couvre de l'édredon.
Je vois sa main qui se glisse machinalement entre ses jambes.
En moins d'une minute, je suis nu.
Je me glisse entre les draps tout contre elle.
Je l'embrasse avec passion.
Nous nous aimons.
Arriver à ce stade m'a demandé une longue phase de mise en confiance et d'acceptation.
Anna n'a jamais été forcée.
Anna a été lentement initiée…
Au début, par de simples baisers…
Ensuite, par de simples caresses.
Elle n'est pas différente de vous et moi.
Elle aussi a besoin de tendresse.
Elle a besoin de jouir dans les bras de quelqu'un.
Nous ne sommes pas des êtres solitaires.
Nous avons besoin de l'amour des autres.
Du contact…
Personne ne devrait être choqué puisque c'est l'origine de nos existences.
S'il n'y a pas de violence…
S'il n'y a pas de dégoût…
S'il n'y a pas de remords ou de punitions…
Alors, pourquoi pas?
Après avoir pénétré Anna pour la première fois, à l'âge de onze ans, Mélanie l'a tout de suite deviné.
Elle ne me demande plus jamais ce que nous faisons.
L'impact psychologique est peut-être plus grand chez la mère que chez la fille.
Un point de non-retour…
Une crise de remise en question…
Une sobriété nouvelle.
Du coup, Mélanie est à la recherche d'un emploi stable.
Habits plus conservateurs.
Soins du corps.
Expulsion des pique-assiettes de son entourage.
Elle pense pouvoir sauver sa fille si elle le veut vraiment.
Six mois plus tard, elle replonge dans l'excès inverse…
Mélanie n'a jamais tourné de porno.
Elle n'a jamais eu la beauté, les attraits physiques ou la volonté.
Elle se contente d'évoluer dans le milieu libertin des déboussolés.
Triolisme.
Clubs privés.
Partouzes…
Une femme désabusée, amère de ne pas avoir d'homme véritable à ses côtés.
Jalouse de sa fille de onze ans qui vit une histoire de conte de fées.
Petit château de province.
Voiture de prestige.
Jouets et habits à volonté…
Un seigneur noble pour la protéger et la serrer dans ses bras au fond d'un grand lit de reine.
Mélanie est à la fois jalouse et révoltée.
Elle me menace parfois d'appeler les flics, puis elle se résigne.
Se sachant vaine et mauvaise, elle accepte sa rivale chez elle à condition de ne plus lui parler.
Muette…
Anna, elle n'en veut plus!
Elle ne m'appelle plus jamais pour me demander si tout va bien.
Nous n'allons plus au cinéma lorsque je suis de passage à Paris.
Moi aussi, je ne dois plus exister, pour calmer les remords d'une mère qui n'en est plus une.
Faire l'amour à Anna, c'est tendre et beau.
S'introduire dans ce petit corps fluet est la sensation la plus divine au monde.
L'entendre gémir…
Sentir son plaisir…
Jouir et éjaculer.
Je ne crains pas de lui faire un enfant.
J'ai très tôt estimé que je n'étais pas digne de poursuivre notre vilaine lignée bâtarde.
La vasectomie offre la confiance masculine.
Jamais de risque au présent…
Jamais d'inquiétude à penser qu'on a peut-être abandonné des petites filles sur le bas-côté.
Je caresse Anna qui s'endort vite après une grosse journée.
Envolée la morgue de son arrivée…
Elle ne le dit jamais mais elle apprécie mon grand lit.
Je le lis sur son visage béat.
Confiant...
Elle est au plus profond de l'antre du loup, certes, mais protégée du monde et de la nuit.
Doucement, j'essuie sa vulve d'une lingette chauffée sous le robinet d'eau chaude.
Je lui remets son pyjama, comme à une poupée.
Je la porte dans son lit.
Tout est calme.
Tout est paisible.
Je reviens me coucher.
J'écoute la mélopée de la pluie de minuit.
Le dimanche matin, je laisse Anna dormir.
Je me rase parce qu'elle n'aime pas mes poils de barbe hirsutes.
Lorsque la maison est prête pour la suite, je vais dans sa chambre.
J'écarte un peu les rideaux.
Anna est couchée sur le côté.
Je défais ma robe de chambre.
Nu, je me glisse dans son lit.
Dès que je la touche, elle grogne dans son demi-sommeil.
Le samedi est sa journée.
Le dimanche est la mienne…
Je me cale dans son dos pour caresser l'endroit de mes désirs.
Je glisse une main à l'arrière de son pyjama.
Je lui palpe les fesses.
Anna grogne de plus belle mais elle ne bouge pas.
Au début de nos relations, nous ne faisions que cela.
Il est plus facile de tourner le dos à son offenseur…
L'amour de face, les yeux dans les yeux, demande un niveau de confiance supérieur.
Le matin, je bande avec férocité.
Je baisse un peu plus le bas du pyjama souple.
J'attrape dans le tiroir de la table de nuit, le tube de lubrifiant à effet de chaleur.
J'enduis mon sexe du liquide.
Puis, cherchant lentement le passage convoité, je m'enfonce dans l'anus d'Anna.
Elle ne dit rien.
Elle garde les yeux fermés.
Elle serre le drap dans ses mains.
Elle tourne légèrement les hanches.
En écartant une fesse d'une main, j'atteins la moitié du chemin.
À ce stade, je suis fou d'un désir irrépressible.
J'avance une main pour caresser son clitoris.
Anna m'a devancé.
Elle a déjà un doigt le long de sa fente.
Elle écarte un peu les cuisses.
Je la prends à la taille pour entamer mon viol.
Anna gémit d'inconfort pendant que j'assouvis mon affreux besoin.
Afin d'accélérer mon plaisir, elle glisse son pouce dans sa bouche qu'elle suce comme une enfant.
C'est trop…
Je n'en peux plus.
Je laisse échapper un cri de bête avant de l'inonder de mon sperme gluant.
Je me retire aussitôt.
Ma queue poisseuse contre ses fesses, je me colle à elle.
De retour dans sa position initiale, elle se laisse étreindre.
Nous fermons les yeux pour un demi-sommeil de dimanche matin.
La chaleur dans le lit est intense.
J'écoute la pluie qui frappe aux carreaux.
Le vent qui souffle.
Je voudrais rester comme ça pour l'éternité.
À couver ma chérie et à l'aimer à volonté…
— Nous devons nous préparer pour la messe, je déclare enfin.
Anna se lève d'un bond pour aller uriner et s'essuyer.
Lorsqu'elle revient, je termine d'aérer la chambre.
Je pousse les battants.
Je tourne la poignée de la crémone pendant qu'elle enfile sa robe de chambre et ses chaussons.
Nous descendons dans la salle à manger où tout est prêt.
Je n'aime pas l'électricité.
Je préfère les bougies.
Le chandelier, au centre de la table d'acajou, illumine notre espace.
Un bon feu brûle dans la cheminée.
Encore un peu groggy, Anna s'installe à sa place devant le croissant réchauffé.
Je lui sers son chocolat chaud.
Nous mangeons en écoutant le feu qui crépite.
Anna a faim.
Le chocolat sucré lui donne un coup de fouet qui réveille sa défiance.
— Vous réalisez, j'espère bien, que votre Dieu vous surveille. Il vous juge!
— Oui.
— Il interdit strictement ce que vous me faites. C'est un péché… Le pire de tous, peut-être.
— Je ne pense pas qu'il s'intéresse à moi. Tu vois, dans la Bible, la phrase la plus fallacieuse est… Et Dieu créa l'homme à son image… Cette phrase est trompeuse. Elle a engendré beaucoup de confusion. Dieu n'est pas un genre d'homme, un super-héros aux pouvoirs illimités… Dieu, c'est l'univers entier… Tu le vois clairement, lorsque tu te dis… Je suis un être vivant. Tu n'as pas besoin de le remercier. Il n'attend pas de reconnaissance. Humains, nous ne sommes qu'une créature terrestre, parmi d'autres. Nous naissons dans ce jardin d'Eden, parmi d'autres espèces… La conscience, que nous avons acquise par l'expérience, n'est pas un don de Dieu. Elle fait de nous des jardiniers. Nous sommes nés pour préserver notre terre. C'est la seule chose qui importe… Il n'y a pas de jugement. Soit nous réussissons dans notre tâche… Soit nous échouons. Si c'est le cas, tout recommencera. D'autres formes de vie se chargeront du travail.
— Je ne crois pas en Dieu.
— Si… Tu y crois parce que je sais que tu as envie d'accomplir ta vie.
— Ma mère dit que c'est des conneries de croire dans quelque chose qui n'existe pas.
— Justement, l'univers existe… Tu existes... Tu es non seulement vivante, tu es consciente d'être en vie. Tu comprends parfaitement l'univers… Ce qui te fait réaliser ta fragilité.
— Et les commandements, alors?
— Des inventions des hommes. Des textes… Beaucoup d'imagination morale.
— Si c'est inventé, pourquoi doit-on aller à l'église? Autant rester dans son jardin pour prier…
— Je ne vais pas à l'église le dimanche pour écouter le curé. J'y vais pour me rappeler qu'il y a d'autres hommes et d'autres femmes sur la terre. Que je ne suis pas seul dans l'univers. Que je dois aussi avoir des relations sociales…
— En gros, vous y allez pour draguer.
Sa remarque déplacée me fait rire.
— Aujourd'hui, ma chérie… Je veux entrer dans l'église en te tenant la main. Déclarer à l'univers que nous sommes unis. Que de deux, nous ne sommes qu'un, grâce à l'amour que nous partageons. Nous sommes mariés.
— Et moi, j'ai mon mot à dire dans tout ça?
— Évidemment… Sinon tu ne viendrais pas avec moi.
Anna pince ses lèvres.
Elle détourne les yeux et attrape son reflet dans le miroir posé sur la commode.
Une poupée devant sa dînette…
Nous sommes prêts.
Anna porte sa plus belle robe du dimanche.
Collants blancs.
Souliers noirs vernis.
Gants de dentelle.
Elle est précieuse comme jamais.
J'ai enfilé un costume cravate.
Nous arrivons dans le garage.
Je lui ouvre la portière.
— Désolé, mais je ne m'assois pas dans la pisse.
— J'ai tout nettoyé, je t'assure… Pas une trace.
— Pas question!
Je souris en ouvrant la portière arrière.
Elle se glisse sur la banquette de cuir en lissant son beau manteau bleu à col de velours noir.
— Merci, Firmin, dit-elle sur un ton ironiquement snob.
Nous roulons vers la petite ville voisine.
Il y a de moins en moins de services religieux dans les campagnes voisines.
De toute façon, nous préférons les cathédrales…
Après avoir garé la voiture à proximité de l'édifice, je remonte la travée en tenant fièrement la main d'Anna.
— Vous allez vous confesser, après? chuchote-t-elle.
— Pourquoi?
— Avouer au curé que vous m'avez enculée…
Elle sourit de sa provocation.
— Je ne voudrais pas lui donner des idées.
Nous rigolons joyeusement.
Nous trouvons deux places proches de l'autel.
Tous les paroissiens admirent Anna, une vraie demoiselle qui, dans un monde négligé, fait bien des envieux.
La jeune fille est le trésor convoité.
Il n'est de plus grande fierté que d'exhiber sa propriété.
Malgré ses paroles au petit-déjeuner, Anna aime bien l'église.
Elle en a parlé à Mélanie qui, au nom du marxisme-léninisme, m'a longtemps supplié de ne pas l'y emmener.
Comme si un peu de religion était un plus gros péché…
Après la messe, je salue quelques clients et relations sur le parvis.
Anna ne dit rien.
S'ils demandent mon lien à son sujet, je dis la vérité.
— Anna? Je suis son tuteur de fait…
Nous ne restons pas trop longtemps.
J'emmène ensuite Anna au grand restaurant de la place du marché, le meilleur de la région.
J'utilise ce moment pour lui apprendre les bonnes manières.
Les verres, les couteaux et les fourchettes…
Comment les utiliser.
Comment bien se tenir dans le monde des adultes sensés.
Aujourd'hui, Anna a très faim.
Elle commande une entrée.
Je cherche une conversation intéressante mais elle n'a pas envie de parler.
Elle regarde autour d'elle en s'agitant sur son siège.
— Tu as vu quelque chose?
— Je n'aime pas les regards de l'homme, là-bas… N'y a-t-il que des pervers dans cette ville? Des gros cochons, comme vous…
— Ils sont partout, comme tu le sais. Il faudra t'y habituer… Ou les ignorer.
— Facile à dire avec le plus gros de tous, juste en face de moi…
Le serveur approche pour débarrasser.
— Vous avez terminé, mademoiselle?
— Oui.
Il enlève la tranche de pâté à moitié entamée.
Je comprends à présent le message culinaire d'Anna.
Je souris de sa finesse.
Je regarde autour de moi…
Le type baisse le nez.
Tout est validé par l'instant présent.
Je sais bien qu'on nous observe.
C'est tout le but de ce moment de publicité…
Ces hommes envieux savent qui je suis.
Ils devinent bien ce que je fais avec la petite…
Du coup, ils me veulent absolument pour défendre leurs dossiers de gros bourgeois cupides.
Un type capable de ça, doit être un véritable carnassier…
Un prédateur qui n'aura pas de scrupules à saigner les petits gens.
Après le restaurant, nous retournons dans ma campagne.
Nous avons juste le temps de nous changer et de vérifier que rien est oublié.
Le train n'attend pas.
Dans la voiture, Anna est toujours aussi bougonne.
Elle a accepté de rouler à mes côtés après m'avoir juré qu'elle n'avait pas envie, cette fois.
Et puis, elle déteste les toilettes dans les trains…
C'est trop dégueulasse.
À la gare, je m'occupe d'abord avec le distributeur de billets.
Je lui donne son retour et le billet pour la prochaine fois.
Enfin, je me baisse un peu vers elle en lui disant de faire bien attention à elle.
Je glisse discrètement un peu d'argent dans la poche de son jean.
— Ne le donne pas à ta mère. Tu sais comment elle est…
— Je sais.
Anna baisse le nez.
Elle regarde ses tennis sales, trouées sur les côtés.
Enfin, elle tend les bras vers moi.
Elle enlace mon cou.
Elle me dit:
— Je veux vivre tout le temps avec toi…
D'émotion, je la serre très fort contre moi.
Quelques femmes attendries nous observent.
Le train de Paris entre en gare.
Anna m'embrasse la joue.
Elle trouve ma bouche qu'elle couvre de petits baisers amoureux.
Je rougis, malgré moi, en sentant les regards effrayés des témoins.
Puis, Anna me libère...
Elle court vers le wagon de tête tandis que les passagers s'activent et que je m'éloigne, avec la queue entre les jambes.
C'est derrière le volant de la Jaguar que ça me prend.
Quel imbécile, je fais…
Anna n'a pas cessé de vouloir me dire quelque chose.
A-t-elle pris une décision avec sa mère, subitement déterminée à reprendre le contrôle?
Était-ce la dernière fois?
Oui, j'entends le flot de ses remarques vexantes.
Anna vient de me dire adieu, à sa manière…
Elle ne reviendra pas.
La douleur est telle que des larmes me montent aux yeux aussi glacées que la pluie qui ne cesse de tomber.
Elle est partie…
Elle est partie à jamais.
Évidemment, ce sera plus facile à Paris…
Sa mère lui en trouvera un autre comme moi.
Un mec branché cinéma ou littérature…
Un mec qui l'attendra tous les jours à la sortie du collège.
Qui l'accompagnera chez lui pour…
Pour…
Pour l'enculer.
Putain de vie!
Je pense au poème d'Alfred de Vigny.
Si Mélanie m'envoie demain les gendarmes, je ferai comme le loup.
Je tuerai le premier pour être certain que ses collègues m'abattent sur place.
Je mourrai fièrement, en silence…
Seul.
Je démarre enfin.
Je chasse les pensées sombres.
La pluie s'est arrêtée.
Un rayon de soleil inattendu…
Je me réjouis aussitôt.
Non, tout est dans ma tête…
Rien ne prouve qu'Anna ne viendra pas dans quinze jours.
Quoiqu'il advienne, je serais là…
À la gare…
À l'attendre…
Toute ma vie.