Je me réveille le dimanche autour de six heures du matin.
La fête de Zoé est terminée depuis longtemps.
Malgré le tapage nocturne, j'ai dormi comme une souche.
J'urine dans mon petit lavabo.
Je m'habille de mes habits de la veille.
Je quitte mon trou.
J'avance en silence…
Comme un gibier qui craint le chasseur, je me déplace sur la pointe des pieds.
Je commence par le garage que j'ouvre en grand.
J'inspecte la maison de l'extérieur.
Pas mal de dégâts.
Les arbres sont recouverts de papier toilette.
Je vais avoir besoin d'une échelle.
Je prends un grand sac poubelle et, dans l'humidité du petit matin, je commence à ramasser les détritus éparpillés.
Paquets de cigarettes.
Bouteilles.
Emballages.
Je trouve même deux capotes usées.
Les véhicules des jeunes sont partis.
Il n'en reste qu'un seul.
Une moto est stationnée dans la rue.
Je sais qu'elle n'appartient pas au voisin.
Et puis, il ne s'agit pas de n'importe quelle moto.
Une Kawasaki Ninja 650, flambant neuve.
Une vraie bête…
Est-il encore chez nous?
Une fois que j'ai terminé avec le jardin, je m'attaque au papier toilette dans les arbres.
Grimpé sur ma plus grande échelle, armé d'une pincette à manche télescopique, je fais de mon mieux.
J'ai terminé le premier arbre, lorsqu'un homme, faisant son jogging matinal avec son chien, s'arrête à ma hauteur.
— Eh, vous…
— Pardon?
C'est le genre de faux sportif qui, assez gros d'allure, fait le tour du quartier en sautillant pour se donner bonne conscience.
— C'est vous le propriétaire?
— Oui.
— Eh bien, bravo… Quand on fait un tapage comme ça, on prévient…
Je ne fréquente pas mes voisins.
Je n'ai pas le temps.
Je me fiche complètement de leurs vies.
J'en ai assez avec la mienne.
— Le bruit vous a dérangé?
— Et, comment… Surtout les voitures… Toute la nuit… On ne pouvait pas dormir… J'ai presque appelé les flics.
— Pourquoi vous ne l'avez pas fait?
— Ben… Euh… Je sais que…
— Vous savez quoi?
— Que vous avez eu un deuil… Alors, la fête, tout de même, ça m'a un peu étonné… Autrefois, la tradition voulait que…
— Il n'y a plus de traditions dans notre pays.
— Ça c'est vrai… Et, je vais vous dire à qui c'est la faute… Aux socialistes! 84… Mitterrand a tué le pays… François m'a tuer… Écrit e-r… Si vous voyez.
— Non, je ne vois pas.
— Bon, écoutez monsieur… La prochaine fois, vous prévenez c'est tout… Un petit mot dans la boîte à lettres, ça suffit.
— D'accord… Désolé… C'est promis.
— Vous fêtiez l'anniversaire de votre fille?
— Non.
— Un beau brin de fille… Mais… Faites attention… J'ai vu quelques sacrés énergumènes, hier soir… Elle a quel âge?
— Dix-sept ans.
— Alors, là, je ne dis rien… Ma fille quand elle avait dix-sept ans, c'était une furie, elle aussi… Heureusement, elle s'est calmée. Dix-sept ans, c'est de la folie… Mais après, ça passe… Puis, on oublie… Allez, je continue mon tour… Faut garder la forme… Bon dimanche, chez vous.
— Ouais… Bon dimanche.
Le type repart avec son chien, en surpoids lui aussi.
Une fois l'extérieur terminé, j'entre en catimini vers l'intérieur.
Je remonte du sous-sol, à pas feutrés.
Personne au rez-de-chaussée.
La fête de Zoé a laissé des traces.
Quelques bibelots sont cassés mais je m'en fiche.
Travaillant dans le plus grand silence, j'attaque par un côté.
Dans le ménage, il suffit d'avancer méthodiquement.
Cela va toujours plus vite qu'on ne le pense.
Rien ne m'effraie.
J'ai des sacs poubelles.
Des gants en caoutchouc.
Un produit désinfectant et un torchon.
Je n'ai pas besoin de plus.
Les toilettes du bas, c'est l'horreur.
De la pisse partout et du vomi à côté de la cuvette.
Avec une grosse éponge et de l'eau chaude, c'est vite disparu.
Tout ce qui est linge sale, je le mets en pile.
Je le ferais après.
Je passe à la salle à manger.
Les restes du buffet pillé.
C'est vite réglé.
Le salon, ensuite.
Remettre les meubles en place tout seul, ne me pose pas de problème.
La cuisine, c'est le plus gros boulot.
Beaucoup de verre brisé et des détritus collés au sol.
Lorsque j'ai terminé le bas, il est presque dix heures.
Il ne me reste plus que l'aspirateur à passer mais je ne veux pas faire trop de bruit.
J'attends.
Je suis curieux de l'état des pièces, à l'étage.
N'entendant toujours rien, je tente une montée silencieuse.
Il y a de la moquette sur les marches de l'escalier.
Je ne fais pas de bruit.
Je jette un coup d'œil dans les pièces dont les portes sont ouvertes.
La salle de bain va avoir besoin d'une grosse intervention.
Ensuite, la chambre d'amis qui a servi de baisodrome.
Le couvre-lit et les draps sont en bouchon par terre.
Il ne reste que le matelas souillé.
J'imagine tous les adolescents qui se sont baisés ou qui se sont sucés.
En chaussettes, je décide de retourner en bas.
Je vais attendre que Zoé soit levée.
Je vois sa porte fermée.
J'ai une envie irrésistible de l'ouvrir.
Autrefois, cette porte je l'avais un peu bricolée.
Les gonds et le mécanisme sont hyper huilés et, si j'actionne la poignée de la porte, elle va s'ouvrir d'elle-même.
Je repense à tous les dimanches matins lorsque je regardais Aline dormir.
Parfois nue.
Parfois dans une nuisette ou une petite culotte sexy.
Je pouvais rester sur le pas de la porte pendant des heures.
Tant pis…
J’essaie.
Avec le plus grand soin, j'actionne la poignée de la porte.
Je suis prêt à m'élancer dans l'escalier, au moindre bruit.
Je suis parfaitement immobile.
Une vraie statue.
Comme anticipé, la porte s'ouvre d'elle-même, silencieusement.
Je vois la chambre.
Zoé n'a pas pris la peine de fermer le volet roulant.
Tout est visible.
Le grand lit.
L'édredon et les deux visages qui dorment.
Zoé et son petit ami…
La pile d'habits en cuir sur le sol me confirme qu'il est le propriétaire de la moto.
L'homme bouge dans son sommeil.
Il est torse nu.
Je découvre ses tatouages.
Des têtes de mort.
Des serpents.
Le détail qui me fait réagir le plus, vient de Zoé.
Elle s'est teint les cheveux.
Je retourne au bas de l'escalier du premier étage.
Assis sur la première marche, j'attends.
Semblable à un moine tibétain, je médite.
Pour m'occuper l'esprit, je pense aux fois où Aline avait des hommes à la maison.
C'était moins souvent, les dernières années.
Les visites nocturnes, c'était surtout quand Zoé était petite.
Aline aimait travailler sur les foires au Parc des Expositions.
Les hommes, des représentants de commerce.
De passage pour quelques jours, ils étaient faciles à draguer.
Je les entendais rentrer vers minuit dans la maison.
Aline, parfois un peu bourrée, disait au mec de ne pas faire de bruit.
La petite dormait.
Ils montaient dans la chambre pour une partie de baise.
Ma femme, baisée par un inconnu sous mon toit.
Parfois, le type se barrait tout de suite après avoir tiré son coup.
Parfois, il restait la nuit.
Je les regardais dormir.
Des types âgés.
Des gros.
Des moches.
Des types qui avaient rempli de sperme un ou deux préservatifs, jetés ensuite au sol.
Des préservatifs que j'allais, plus tard, ramasser et jeter à la poubelle.
Un bruit à l'étage.
Le couple est réveillé.
J'entends des petits sons.
Des bruits d'agitation.
Ils murmurent.
Je suis sur mes gardes, prêt à bouger.
— Bon, j'y vais ma poule…
— Je ne suis pas ta poule.
— T'es quoi, alors? Ma poulette?
Le type éclate d'un rire forcé.
Au ton de sa voix, je sais qu'il n'est pas du lycée.
J'entends une claque.
Comme une gifle…
De la peau contre de la peau.
Zoé lance un petit cri.
— Viens, dit l'homme.
J'imagine une étreinte.
Un long baiser.
Une main sur les seins de ma fille.
Sur ses fesses.
Entre ses jambes.
— Reste, supplie-t-elle.
— T'as pas dit que ton père était là?
— Je ne sais pas.
— Pas trop envie de tomber sur le vieux… À la revoyure, poupée.
Je devine un mouvement.
J'anticipe qu'il va descendre.
Vite, je me réfugie dans l'escalier du sous-sol.
Quelques instants après, des pas lourds sur les marches au-dessus de moi.
Je penche le nez.
De ma position, je ne vois qu'un bord du salon et la porte d'entrée.
Le type est descendu.
Il est de dos.
Tenue de cuir.
Bottes ouvertes.
Blouson noir sur l'épaule droite.
Casque intégral dans la main gauche.
— Viens voir… Viens voir, dit-il, tout excité.
— Quoi? lui demande Zoé.
— C'est tout rangé!
Zoé arrive à ses côtés.
Je ne la vois que de dos.
Elle porte un string qui lui remonte dans les fesses et un haut coupé.
— Qui a fait ça?
— Ça doit être mon père… Papa, t'es là? appelle-t-elle.
Je ne bouge pas d'un millimètre.
— Il a dû aller acheter des croissants.
— Sympa, ton vieux… Si t'avais idée du mien… Bon, je me casse… Merci, pour la baise.
Il veut l'embrasser mais Zoé le repousse.
Le type est furax.
Je vois son profil.
Moustache fine.
Cheveux noirs frisottés.
— Eh… Fais pas ta salope des beaux quartiers… À genoux, bitch !
Zoé hésite.
— Non… Je ne veux pas.
— À genoux, j'ai dit…
— Non, pas chez moi… Pas ici.
— À genoux ou je te fiche une branlée…
Zoé obéit docilement.
Je vois enfin le visage de l'homme.
Une sale gueule.
Un violent.
— Ouvre la bouche…
Zoé ouvre la bouche.
— Plus grand!
Zoé ouvre la bouche en grand.
Le motard se penche au-dessus d'elle.
Il lui crache dans la bouche.
Puis, comme si de rien était, il sort par la porte d'entrée.
Zoé ne bouge pas, se contentant d'avaler son crachat.
Après quelques secondes, on entend la moto qui pétarade bruyamment.
Zoé ne bouge toujours pas.
Blonde comme elle est, à demi-nue, tournée de côté, c'est l'illusion parfaite d'Aline.
Mon cœur accélère.
J'ai honte de bander.
Je devine la grimace amère de ma fille.
Elle soupire.
Elle jette un regard vers le salon puis remonte à l'étage, à toute vitesse.
Ensuite, je fais comme elle a dit…
Repassant par le sous-sol, je vais acheter des croissants.
Je marche jusqu'à la boulangerie située à l'entrée du quartier.
Je me mets dans la queue.
J'observe les deux ou trois clients.
Des gens ordinaires.
Comment vivent-ils chez eux?
Des petits bourgeois qui pensent que, regarder un match de foot, c'est le maximum des sensations de la vie?
S'ils savaient…
Gonflé à bloc, je reviens chez nous.
J'entre par la porte d'entrée.
— Y'a quelqu'un?
— Bonjour, papa…
Zoé, habillée du peignoir d'Aline, est dans la cuisine a faire du café.
Je lui montre mon sac de croissants.
Elle sourit en coin.
— T'as tout rangé?
— Presque… C'était bien la fête?
— Ouais… Bof… J'ai mal à la tête.
— J'ai des aspirines.
— Ça va passer.
— Tu feras une sieste, cet après-midi.
— Ouais.
J'installe les assiettes.
— J'aime bien ta nouvelle coiffure, je lui dis, candidement.
— C'est ce que tu voulais, non?
— Tu crois que c'est trop?
— Je ne sais pas… Parfois, depuis la mort de maman, je ne sais plus qui je suis.
— Qui aimerais-tu être?
Zoé soupire.
— Tu sais… Maman m'a façonnée depuis que je suis née… J'ai toujours fait tout ce qu'elle voulait. Mais, je ne sais pas si je suis comme elle… Est-ce que c'est moi, tout ça? Parfois, je crois que je n'ai pas de personnalité… Je suis comme un morceau de pâte à modeler.
— C'est normal à ton âge… On ne sait pas trop.
— Tu vois, pendant la fête… Au beau milieu… J'avais envie qu'ils s'en aillent tous… Comme si c'était une armée de zombies qui avait envahi chez moi… Mais, je n'y arrivais pas… Ils étaient partout et je me sentais… Incapable. Comme si je ne pouvais rien contrôler… Pas ces gens… Pas ces types… Pas ma vie… Une vraie marionnette.
— Je pense que tu dois décider qui tu es… Et après, tu pourras changer.
— Ouais, mais avec les gens… Les copines… L'école…
— Arrête l'école!
— Quoi?
— T'es pas obligé d'y aller, tu sais… Laisse tomber.
— Et le bac?
— Rien à foutre du bac… Honnêtement, ça ne sert à rien… Si tu veux gagner ta vie, il y a plein d'offres d'emploi au centre commercial… Ou tu peux travailler à l'Autoplus, si tu veux… À l'accueil… Tu ferais ça très bien.
— Je peux arrêter l'école?
— Oui… Tu fais tout ce que tu veux.
— Vrai?
— Pas besoin d'y retourner, lundi… Après seize ans, c'est plus obligatoire.
Zoé s'approche pour m'embrasser.
Ses formes contre moi…
Ses habits.
Son parfum.
Sa chevelure.
C'est Aline.
Je tiens ma femme dans mes bras.
Je la serre très fort contre moi.
— T'es le meilleur des papas.
Je m'éloigne d'elle.
J'avale un peu de café pour me donner du courage pour la suite.
Zoé est assise à la table, une jambe repliée devant elle.
Je vois sa culotte.
— J'ai quelque chose à te dire, Zoé…
— Quoi?
— C'est quelque chose que j'aurais dû te dire depuis longtemps.
— Quoi?
— Je ne suis pas ton père… Je ne suis ton père que pour l'administration. Mais, je ne suis pas ton vrai père… Ton père biologique.
Zoé me fixe.
Je n'arrive pas à deviner ce qu'elle pense.
Elle me regarde.
Elle a clairement des sentiments profonds.
Que sont-ils?
Enfin, elle ajoute:
— Je le sais… Maman me l'avait dit.
— Quand?
— Quand j'étais en âge de comprendre… Vers neuf ou dix ans.
— Depuis, si longtemps… Je ne savais pas.
— Oui.
— Est-ce qu'elle t'a dit qui était ton vrai père?
— Non.
Vérité ou mensonge?
Je cherche des indices.
Zoé est aussi habile que sa mère.
Je connais le jeu.
Le plaisir cruel…
La délicieuse humiliation.
Mais, je ne connais pas le motif profond.
Dans les jeux de Marie-Ève, il y avait le pouvoir.
Mais, tous les pouvoirs finissent par diminuer.
Le pouvoir, c'est comme une entreprise…
Si le chiffre d'affaires n'augmente pas, l'entreprise décline.
Aline a toujours tout eu.
Pouvoir et liberté.
Et ce, depuis notre rencontre…
Qu'est-ce qui l'avait empêchée de prendre sa fille pour disparaître à jamais?
Parce que la vraie torture…
La vraie douleur.
La vraie vengeance contre moi, serait de me quitter.
Ou bien, de mourir.