Ma défense se met en place.
Mon plan aussi.
Une période de bonheur commence.
Je vois la fin du tunnel.
Disons le franchement, la mort d'Aline a produit plus de dégâts que j'avais imaginé.
Nous ne sommes jamais assez préparés à perdre ceux qu'on aime.
Sans Zoé, il est fort probable que je me serais suicidé.
Honnêtement, je n'avais plus de raison de vivre.
Toute ma vie était construite autour d'Aline.
Chaque instant était occupé à penser à elle.
Lorsque j'entends une histoire de chien qui se laisse mourir sur la tombe de son maître, je comprends l'animal.
Franchement, si vous ne feriez pas ça pour votre compagnon, alors vous ne savez pas ce qu'est le vrai amour.
Le noyau dur de tout mon récit.
Vous allez me dire que Aline ne m'aimait pas.
Qu'elle se servait de moi.
Vous avez raison.
C'est vrai.
Mais, je n'ai jamais parlé d'amour réciproque.
Le maître du chien, si son fidèle compagnon vient à mourir, il va en acheter un autre, sans trop réfléchir.
Nous parlons, ici, de domination totale de la personne.
Le dominé ne vit que pour être dominé.
Ma femme était la marionnettiste.
J'étais sa poupée.
Le jour où les fils ont été coupés, je me suis écroulé.
Alors, maintenant…
Je n'ai plus qu'un seul espoir pour continuer à vivre.
Celui de voir une nouvelle marionnettiste la remplacer.
Sinon…
Eh bien, sinon je vais rester là, en tas, incapable de bouger jusqu'à la fin de mes jours.
L'Autoplus commence à dérailler.
Julien, qui n'a pas avalé le licenciement de Madeleine, fomente la rébellion.
Il sait aussi que je ne suis que le gérant.
Je ne suis pas le propriétaire.
Celui qui détient la majorité des parts de la société, c'est mon père.
En assemblée des associés, il peut très bien décider de me remplacer.
Julien pense qu'il est à la hauteur pour prendre ma place.
C'est pas si simple, parce qu'il s'agit aussi d'une affaire familiale.
Mon père est au courant pour les gendarmes.
Je sais que Julien est son mouchard.
Il l'a toujours été.
Pour le moment, ma position est en sursis.
En attendant, la crise.
La première vient de Gabriel.
Depuis que Zoé travaille avec moi, lui et ses copains tournent autour de l'Autoplus comme des guêpes autour d'un morceau de viande pourrie.
Lorsque je passe par l'entrée, pour vérifier un détail ou prendre un accessoire des étagères, Gabriel est souvent accoudé au comptoir, à parler à Zoé.
C'est pas professionnel mais je laisse faire.
Parfois, Gabriel avale une canette de bière dans l'espace réservé à l'attente des clients.
Il prend de la place.
Il est malpoli.
Il n'a rien à faire ici.
C'est Julien qui craque le premier.
Alors que Gabriel arrive sur sa moto, Julien lui dit qu'il ne peut pas stationner devant l'entrée.
Il bloque une place réservée à la clientèle.
Je ne suis pas témoin mais on me raconte que l'altercation se déroule dans le genre:
— Dégage ta bécane, t'as rien à foutre ici.
— C'est pas toi le patron, alors viens pas me faire chier.
— Tu dégages ou je te pète la gueule!
— Va te faire voir ailleurs, gros pédé!
Et c'est parti.
Pas une bagarre chorégraphiée, comme au cinéma.
Une vraie bagarre de faux durs qui se rentrent dedans comme des petits garçons de l'école primaire.
Beaucoup d'énervement mais pas beaucoup de résultats.
J'apprécie la présence des gendarmes en civil qui me surveillent.
Ils se sentent dans l'obligation de les séparer.
Gabriel se barre, en jurant qu'il va tuer Julien.
Julien écume, à crier que Gabriel ne lui fait pas peur.
Il en a crevé pour moins que ça!
Une fois calmé, mon employé se retrouve dans mon bureau.
Je n'ai besoin que de cinq minutes pour le licencier.
Faute grave.
Merde, quoi!
On ne se bagarre pas avec les clients.
Julien est furieux mais il avale sa colère.
Je le laisse y aller de son discours sur la justice.
Que j'ai perdu les pédales.
Que je conduis l'Autoplus dans le mur.
Tout comme j'ai… j'ai…
Allez, dis-le…
Dis-le que j'ai tué ma femme.
Mais, Julien n'ose pas.
Il part furieux.
Et moi, j'ai fait d'une pierre, deux coups.
Le soir au dîner, je demande à Zoé si Gabriel ne serait pas intéressé à rejoindre notre équipe.
On pourrait le former.
Zoé hésite, entre surprise et inquiétude.
— C'est sérieux, entre vous deux? je lui demande.
— Non, je ne crois pas.
— Qu'est-ce que tu lui trouves?
— Il est…
Zoé n'a pas le vocabulaire.
Elle n'a pas envie de parler de la taille de la queue de son petit ami.
Ou bien, c'est la fermeté de sa langue, qui plonge loin dans son anus.
Parce que, à part ça, moi, je ne vois pas…
Gabriel m'a tout l'air d'être le parfait imbécile.
— Tu veux l'inviter pour me le présenter, officiellement?
— Non… Je crois que ce n'est pas une bonne idée.
— Comment tu l'as rencontré?
— C'est… C'est maman qui me l'a présenté… Pour mes seize ans.
Je m'en doute bien depuis le début.
Gabriel n'est pas le genre de type à fréquenter les soirées BCBG du quartier.
Je joue à l'innocent.
— Vraiment?
— Elle… Elle trouvait que mes petits amis étaient niais… Trop gentils… Trop polis… Elle pensait que je devais fréquenter des vrais hommes. Je ne sais pas où elle l'a rencontré. Gabriel était toujours très respectueux… De maman.
— Comme si elle le tenait en laisse?
— Oui, c'est un peu ça… Moi, je devais le laisser faire. Ma première fois…
Zoé rougit un peu.
Elle baisse le nez.
— Et, il est revenu…
— Oui, après la mort de maman… Depuis, il ne veut plus me lâcher.
— Tu veux t'en débarrasser?
— Je ne sais pas… Il a des bons côtés… Je ne sais pas trop quoi faire.
— Moi, je sais…
— Ah, oui? Comment tu ferais?
Je ne sais pas si c'est le meilleur moment pour en parler…
Mais bon, un moment en vaut bien un autre.
C'est pas facile, je sais…
Mais, au point où j'en suis, je n'ai pas le choix.
C'est ça, ou mourir de chagrin.
— Dis voir, Zoé… Est-ce que tu sais ce que c'est qu'un Bukkake?
Zoé est interloquée.
— Oui… Je sais…
— Bien… J'ai besoin… Non, je voudrais que tu participes à un Bukkake.
Ma demande est tellement bizarre, hors norme, que Zoé demeure pétrifiée.
Alors, je lui raconte mon entrevue avec Bernard Mesnillard au Lutin des Bois.
J'étale la vérité.
Comment Aline participait à un Bukkake tous les vendredis soirs, ou presque...
Qu'elle ne le faisait pas pour l'argent mais pour le pouvoir.
C'était sa batterie.
Comme une voiture électrique qui vient se recharger à une borne.
Le sperme, c'est le courant.
Le jus de la vie.
Les hommes le lui donnent, comme les disciples d'une secte qui vénèrent une déesse.
Ils sont des dizaines autour d'elle à offrir ce qu'ils ont de plus intime et, d'une certaine façon, de plus précieux.
Lorsqu'elle rentrait à la maison, surtout s'il y avait beaucoup de monde, elle était chargée à bloc.
Pleine de puissance féminine.
De dynamisme.
Elle pouvait faire tout ce qu'elle voulait.
Dire tout ce qu'elle voulait.
Elle était la femme absolue.
On ne choisit pas ses parents. On ne choisit pas sa famille…
Je ne suis pas son père mais Zoé est la fille d'Aline.
On ne peut pas séparer les deux. Il n'y a jamais d'indépendance.
Il y a toujours ce fil invisible qui nous lie à nos parents.
Il y a un fil invisible qui lie Zoé à son vrai père.
Et, d'après moi, ce fil rouge passe par le Lutin des Bois.
Puis, il continue jusqu'à la vieille ferme pourrie…
La maison d'enfance d'Aline.
— Qui? De qui tu parles? me demande Zoé.
— Ta mère n'était pas orpheline.
— T'es sûr?
— Je le sais… Son nom de naissance, c'est Mesnillard… Ses parents habitent une vieille ferme, pas trop loin d'ici… Du côté de Beauchamps.
— Non… C'est pas possible, m'assure Zoé.
— Si, si, je t'assure… J'y suis allé.
— Non, tu te trompes papa… Parce que j'ai le souvenir, quand j'étais petite, que maman m'y emmenait. Je connais les Mesnillard... Ce ne sont pas ses parents.
— Quoi ?!
— Et ils n'habitent pas une ferme pourrie, comme tu dis… Ils ont une petite maison avec un jardin. J'arrosais les salades avec le grand arrosoir vert…
— Attends, là… Je ne comprends plus… C'est qui les Mesnillard ? Et pourquoi il y avait le nom sur les papiers de mariage ?
— Je ne sais pas… Pourquoi tu ne vas pas leur demander ?
Ce tournant dans la conversation me désarçonne complètement.
Mon château de cartes, patiemment construit, s'écroule.
Du coup, c'est moi qui ne sais plus quoi dire.
C'est Zoé qui ramasse le flambeau, pour me surprendre:
— Je suis d'accord… Je veux bien faire le Bukkake pour t'aider… Je sais que tu as besoin d'argent. Je sais que tu as besoin de maman… Je sais ce qu'elle représentait pour toi… Très longtemps, j'ai eu pitié pour toi… Je t'assure… La façon dont elle parlait de toi, alors que tu faisais tout pour nous… Au début, je pensais qu'elle était méchante… Et qu'un jour, peut-être, elle serait méchante, avec moi aussi… Elle me faisait peur, parfois… Alors, j'ai dit oui. J'ai dit oui, à tout ce qu'elle voulait… Jusqu'à coucher avec Gabriel… Parce que c'est ce qu'elle exigeait… Je réalise que maman est morte… Mais, elle n'est pas partie. Elle ne peut pas partir… C'est pas toi, papa, qui me demande à faire le Bukkake… C'est elle! C'est elle, qui me parle en ce moment… Parce qu'elle t'a possédé, comme un esprit dans une histoire fantasmagorique… Mais, ce n'est pas un conte fantastique que nous vivons… C'est l'aboutissement d'un pouvoir qu'elle a toujours eu sur nous… Comme tu le disais, le pouvoir du Bukkake… De la soumission des hommes dans l'adoration de la femme absolue… Tu as raison, si je fais le Bukkake, je crois que je vais pouvoir me charger… Me débarrasser de Gabriel… Et, peut-être, enfin savoir qui est mon père…
— Ton père, c'est Bernard Mesnillard.
— Non, tu te trompes, papa… Mon père, c'est toi! Et, tu dois enfin l'assumer, bon sang. Je fais le Bukkake à une seule condition, c'est que tu sois à mes côtés… Je veux que tu sois là, nu, à côté de moi, et que ce soit toi qui m'offres à tous ces adorateurs… Que tu démontres, une bonne fois pour toutes, que c'est toi le maître de cette maison!