Le lendemain, je quitte l'Autoplus au moment de ma pause.
Je prends ma vieille Clio, compagne fidèle depuis dix-sept ans.
Les gens n'ont jamais compris pourquoi je gardais cette vieille caisse alors que ma femme roulait en Porsche.
Je vous le dis, il n'y a pas de petites économies.
Avec un bon entretien, les voitures peuvent durer toute une vie.
Comme toujours, les gendarmes sont derrière moi.
Ils me suivent à dix mètres.
Je suis vraiment étonné de leur insistance.
Il est vrai qu'un crime prémédité n'est pas si courant dans notre petite ville.
Mais, tout de même, il s'agit de l'argent du contribuable.
Je roule tranquillement en respectant, bien entendu, les limitations de vitesse.
Après une heure de conduite, je traverse Beauchamps.
À la sortie de la petite ville, je passe devant l'emplacement de l'ancien garage.
Il est rasé depuis longtemps.
Un panneau de bois annonce le développement du futur lotissement.
La peinture de l'annonce commence à s'écailler.
Personne n'a mordu à l'hameçon.
Par ici, c'est un coin qu'est définitivement pas bon.
Personne ne veut y vivre.
— Je vous fais le plein? me demande Aline, en soufflant la mèche blonde qui lui tombe devant le nez.
— Oui, s'il vous plaît.
Pour l'adresse, Zoé m'a aidé.
Avec internet, on trouve tout de nos jours.
Hervé et Jeanine Mesnillard.
Pas facile d'accès…
Mais avec le GPS de mon portable, il suffit de suivre les flèches sur l'écran.
Je me gare devant une petite maison de couleur crème.
Rien de particulier.
Juste une motte de beurre parmi les autres mottes de beurre.
Question architecture, les français n'ont aucun goût.
Enfin, c'est déjà mieux que la vieille ferme.
Depuis combien de temps vivent-ils ici?
Au moins, quinze ans à voir l'état de la bâtisse.
Une Clio, plus neuve que la mienne, attend devant le garage.
Quand je sors de ma voiture, je salue poliment les gendarmes qui m'ont suivis dans leur véhicule banalisé.
Ils doivent bien se demander ce que je fais par ici.
Est-ce enfin la grande découverte qui va faire basculer l'enquête?
Peut-être…
Je m'approche de la maison.
Il est midi passé.
J'espère trouver les parents à la soupe ou, mieux encore, au café.
Je sonne à la porte.
Un carillon classique.
J'attends.
Le temps est humide.
La campagne avoisinante est d'un vert intense.
Les sols détrempés.
J'imagine ce que c’est que de vivre dans un trou pareil.
Le niveau de tranquillité doit être extraordinaire.
La porte s'ouvre.
Une femme d'environ soixante ans.
J'en déduis que c'est Jeanine Mesnillard.
Je lui souris.
J'attends de voir si elle me reconnaît.
— Bonjour…
Elle est surprise mais je devine qu'elle m'a déjà identifié.
— Bonjour, madame Mesnillard… Je peux entrer?
— Oui… Entrez, monsieur Belgeard.
Dans le vestibule, son mari observe.
D'allure, ils font campagne française à la retraite.
Des gens modestes qui ne s'attendaient pas à une visite.
Des habits d'intérieur confortables.
Des charentaises aux pieds.
— J'espère que je ne vous dérange pas pendant votre déjeuner.
— On est au dessert.
Question horaire, j'ai visé juste.
Notre pays est immuable dans ses habitudes.
— On vous sert un petit café? demande madame, en me laissant passer devant.
— Volontiers.
Je serre la main d'Hervé qui grogne un bonjour approximatif.
Nous nous retrouvons dans la cuisine qui est clairement la pièce privilégiée de la petite maison.
Table couverte d'une nappe plastifiée.
Les restes du déjeuner.
Une soupe épaisse, genre ragoût bourguignon.
Yaourts, avec du sucre en poudre.
Baguette.
Un peu de vin.
Broc d'eau en plastique.
Je m'installe du côté de la table qui n'est pas encombré.
J'enlève mon blouson que je place sur le dossier.
J'essaie de montrer de l'assurance mais je suis affreusement nerveux.
Mes hôtes sont plutôt décontractés.
Ils sont tout de même curieux de savoir pourquoi un bachi-bouzouk tel que moi vient leur rendre visite.
La machine à café est pleine.
Madame sort une tasse du vaisselier et la boîte de fer avec les petits gâteaux.
— Je suis désolé de débarquer comme ça à l'improviste mais j'ai… J'avais quelques questions.
Hervé reprend sa place.
Il écarte son pot de yaourt terminé.
Il croise ses gros doigts épais, endurcis par le travail manuel.
— C'est au sujet d'Aline? me demande-t-il. On pensait bien que vous passeriez, un jour ou l'autre… Vous ne vous souvenez pas de nous?
— Non.
— Nous étions à l'enterrement. On vous a serré la main mais vous étiez dans vos petits souliers. C'est dur, tout de même… Mourir comme ça, si jeune… Pauvre Aline.
Leur tristesse commune m'arrache presque des larmes.
Je baisse le nez.
Je dépose un carré de sucre dans mon café.
Je mélange.
Je ne sais plus par quoi commencer.
Aline…
— Aline, c'était votre fille?
— Oui et non, me répond Hervé. C'est nous qu'on l'a élevé… Mais, non… On est pas les vrais parents… La petite nous a été donnée.
— Donnée?
— C'est une sacré histoire, faut bien l'avouer… C'était quoi, y'a trente et plus d'années… Ma femme et moi, on tenait le poste d'essence à l'entrée de Beauchamps, vous voyez… Ce jour là, y'a une voiture qui s'arrête… Pas n'importe qui… Une belle femme, à bord d'une décapotable… Une voiture de sport qui devait coûter la peau des fesses… Je lui fais le plein, comme d'hab'... Au moment de payer, v'là qu'elle me dit qu'elle a pas d'argent… Merde, alors… Une belle femme, comme ça… Super bien habillée… Pas de fric… Alors, elle me dit qu'elle va aller en chercher… Elle va à l'agence de sa banque… D'accord, je lui dis… Mais, vous me laissez quelque chose… Une carte d'identité… Un permis de conduire… Elle me raconte que justement, on lui a volé son sac à main… En fait, elle va retrouver quelqu'un à Beauchamps… Il va l'aider… L'histoire de cinq minutes… Bon, moi, je suis quelqu'un de gentil… Je dis, que c'est bon… Je suis prêt à lui faire confiance… Cette femme sait rudement bien parler… Elle a de la classe… Beaucoup de classe… Mais, là… Du coup… Elle me laisse la seule chose de valeur qu'elle a... Sur le siège arrière, y'a un bébé qui dort dans un couffin… Même pas attaché, ni rien… Je l'avais pas vu… Elle me colle le couffin du bébé dans les bras, en me disant… Maintenant, vous êtes sûr que je vais revenir… Je suis un peu pris de cours… Cette femme est tellement énergique et déterminée… Bon, un bébé qui dort… Une histoire de cinq minutes… Je dis d'accord… Elle part à fond les ballons… Elle n'est jamais revenue! On attend une heure… Deux heures… J'appelle ma femme qui vient voir… Et là, on se demande ce qu'on fait? Les gendarmes? Puis, on pense bien que cette femme a peut-être d'autres soucis… Alors, on garde le bébé vingt-quatre heures… Un beau bébé… Une belle petite fille… Avec des yeux bleus… Des petits cheveux dorés… Après deux jours, la femme n'est toujours pas revenue. On pense bien que son bébé, elle n'y tenait pas tant que ça… Mais… Pour nous, c'est un peu comme un conte de fée… Un peu magique parce que… Bon, avec Jeanine, on ne peut pas avoir d'enfants… J'ai eu un accident quand j'étais jeune… Ben, c'est quand même pas juste pour ma femme… La priver de ça… Et puis, y'a un signe… Vous voyez le nom de famille de ma femme, c'est Martin… Et, je me souviens de la marque de la voiture décapotable… Un dessin avec des grandes ailes…
— Aston Martin, je précise pour signaler que je connais.
— C'est ça… L'ange Martin qui nous apporte ce qu'on voulait… Alors… Alors, on fait une grosse connerie… On ne dit rien… On appelle pas les gendarmes. On se dit… Ils vont mettre la petite dans un foyer… Avec, des gens mauvais… Qui ne l'aimeront pas… Qui ne l'aimeront pas, comme nous… Mais, on jure que si la femme revient… Même si ça va nous arracher le cœur, on la lui redonnera… Je me souviens du visage de cette femme… Je ne vais jamais l'oublier.
— Comment avez-vous fait pour l'état civil?
— On a menti… On a dit que ma femme avait accouché, toute seule, à la ferme… On a cinq jours pour déclarer… Mais, c'est une formalité… Il suffit d'avoir un médecin dans le coup… Des médecins tordus, drogués à la gnôle et à d'autres trucs… C'est pas ce qui manque de par chez nous… La date de naissance est fausse, évidemment… La petite avait déjà au moins trois mois. Voilà, notre Aline…
L'histoire est incroyable mais je sais qu'ils disent la vérité.
Aline…
— Aline savait?
— Oui… Aline savait… C'est un peu marrant de dire ça… Mais, elle venait d'un autre monde… Comme une histoire de soucoupes volantes… Bien vite, elle aussi a bien senti qu'il y avait un truc qui clochait… Blonde… Des yeux bleus… Mignonne, comme tout… Un vrai petit ange… Et, regardez-nous… Vous voyez… Par ici, y'a des gens qui pensaient qu'on l'avait enlevée… La pauvre petite, elle a tout entendu… Quand on n'est pas pareil, par ici… On se prend des coups. Alors, quand elle était en âge de comprendre, on lui a raconté l'histoire de sa mère… Mais, ça a pas eu l'effet qu'on pensait… Aline s'est mise à l'attendre… Sa mère… Elle ne décollait plus du poste à essence… À remplir des réservoirs, jour après jour… Pour lui faire plaisir, on a gardé le vieux garage. On peut dire que c'est devenu une obsession… Aline pensait vraiment qu'une femme riche, sa vraie mère, allait débarquer et l'emmener là où elle devait être… Parce que nous, comme elle disait… On lui avait volé sa destinée.
— C'était pas que ça, commente Jeanine, qui parle pour la première fois.
Elle s’exprime avec un mouchoir à la main, en s’essuyant les yeux toutes les deux ou trois phrases. Son émotion est touchante.
— Aline… Vous la connaissez mieux que nous… Disons qu'elle a comme un complexe de supériorité… L'était pas facile à gérer… On a fait le mieux qu'on pouvait mais elle nous en a donné du souci… Pour nous punir de ce qu'on avait fait…
— Et, puis un jour, reprend Hervé. Vous le savez bien… Un jour après ses seize ans… Elle disparaît… Envolée! On se dit, non… C'est pas possible! Sa mère? Quelqu'un d'autre? Quoi faire? Nous on a du mal à appeler les gendarmes… Vous comprenez… On se dit que c'est une fugue… Elle va revenir… Aline revient toujours. Alors, on attend… On attend… Pas un mot… Et puis, quand elle revient enfin, après tout ce tracas… Elle dit qu'elle va se marier avec vous.
— Qu'elle est enceinte de vous, ajoute Jeanine. Comme elle est mineure, elle a juste besoin qu'on signe un papier… Elle nous laisse de l'argent à la seule condition de ne pas venir au mariage… On pense qu'elle a honte de nous. Ça fait mal, vous savez… Mais, on accepte parce qu'elle nous promet que ça va aller mieux… Elle va s'occuper de nous… Elle ne nous abandonnera pas… Elle accepte, ce jour-là… Pour la première fois… Que sa vraie mère ne viendra plus jamais la chercher… Que nous sommes ses seuls parents. Ça fait quelque chose d'entendre ça parce que… Comme on disait, elle a eu des années sauvages… Alors, on fait la paix entre nous… On ne vient pas à vot' mariage.
— Elle s'est occupée de vous?
— La maison… La voiture… Tout ce qu'on a, c'est Aline, poursuit Jeanine, larmoyante. Le grand-père, elle lui a trouvé une vraie maison de retraite. On a vendu le garage. La vieille ferme… Pour des clopinettes, mais… Vous voyez, on a pu s'en sortir. Vivre… Sans avoir peur de la misère.
— C'est tout grâce à Aline, commente Hervé, en baissant un peu le nez.
Moi aussi, je suis pris d’émotion. Je pleure avec eux.
Aline…
Toujours à cacher son jeu.
— Bernard Mesnillard, c'est qui?
— Bernard… C'est le cousin, précise Hervé. Bon, y'a toute une histoire entre eux deux… Disons qu'ils se sont trouvés… La même longueur d'ondes, si vous voyez… Ils ont fait les quatre cent coups… On a eu peur, à un moment, qu'ils deviennent de vrais gangsters… Un peu comme le film américain qu'ils aimaient tant.
— Bonnie and Clyde, je dis, en précisant le titre du film.
— Ouais… Un machin comme ça.
— Ils étaient amoureux?
— Amoureux? Non… S'ils faisaient des galipettes ensemble, peut-être bien que oui… Le petit Bernard, c'est le genre de gars qu'a pas peur des femmes… Quand il en voit une qui lui plaît… On a été heureux quand Aline vous a épousé. Un type sérieux, comme vous… Avec sa propre affaire.
— Pourquoi est-ce qu'elle n'a jamais parlé de vous? Elle racontait à tout le monde qu'elle était orpheline…
— C'est pas complètement faux, si on y pense… Et puis, elle a toujours eu un peu honte de nous. Honte des années de misère… Et de ce qu'on avait fait, en la gardant comme ça… Disons, qu'Aline a toujours été…
— Très difficile, conclut Jeanine, pour son mari.
— Vous n'avez jamais entendu parler de la vraie mère?
— Non… Et, honnêtement, ce genre de femme, c'était peut-être même pas son enfant…
Je suis bouleversé par tout ce que je viens d’apprendre.
Surtout en pensant qu'Aline, la femme de ma vie, soit morte dans un accident pareil.
Ces braves gens qui ne savent pas encore la vérité.
— Écoutez, je veux vous dire quelque chose… La mort d'Aline… L'accident de voiture… Ce n'est pas que ça… Je pense que vous allez le lire dans le journal, très bientôt… Alors, je suis là un peu pour ça… Parce que je pense que vous devez le savoir les premiers.
Et là, je leur raconte la vérité.