En route, les gendarmes ne sont pas du genre bavard.
J'essaie d'imaginer l'accident.
Aline roule vers le centre-ville.
Je connais le croisement.
Un lieu dégagé.
Clairement marqué.
Une ligne droite.
Quatre-vingt-dix kilomètres heure, dans une zone limitée à cinquante.
— C'est arrivé à quelle heure?
— Vers dix heures quarante, ce matin, répond l'adjudant Passais.
Je calcule le temps écoulé.
— Ah, bon?
— En cas de décès sur place, ça prend beaucoup de temps avant de pouvoir déplacer la victime. Il y a enquête…
Le second gendarme y va de son jargon administratif.
Attente des renforts.
Accès bloqué.
Hélicoptère de secours.
La voiture renversée.
Je ne comprends pas la procédure de réanimation qu'il tente de m'expliquer.
En réalité, malgré mon intérêt pour l'automobile, je n'aime pas trop penser aux conséquences d'un accident mortel.
Ni l'aspect technique.
Ni l'aspect judiciaire.
Les gendarmes m'accompagnent jusqu'à l'entrée de l'hôpital.
Une jeune employée, spécialisée dans l'accueil des proches, me dirige.
Sainte-Geneviève a une salle prévue à cet effet.
Sobre.
Digne.
Pour voir, de ses propres yeux, la mort d'un proche.
Pour constater.
Pour accepter la réalité.
Mon monde s'écroule en découvrant le corps d'Aline sous le drap vert.
Je ne regarde pas trop longtemps.
Le choc a été violent.
Ma femme est défigurée.
Je ne me souviens plus, aujourd'hui, de la tempête émotionnelle qui a suivi.
Un flou, tant visuel que sonore. Il y a pourtant une procédure.
Il y a un rituel.
Des gens qui en font leur métier.
On me parle.
On me console.
On me donne des brochures.
De l'aide.
Des conseils.
On m'explique la suite.
Ce qui pourrait se passer.
Assis sur une chaise dans un couloir mal éclairé, je pense à Zoé, notre fille de dix-sept ans.
Elle est chez nous.
Pas d'école, un samedi après-midi.
Elle ne sait rien encore.
C'est à moi de l'informer.
Je l'appelle?
Un texto?
Sans trop savoir comment ou pourquoi, ma cousine Aude est présente.
Pourquoi, elle?
Comment sait-elle?
Qui l'a prévenue? Une femme que je ne vois presque jamais.
Le genre de personne dont on ne se souvient jamais trop du lien de parenté.
On la voit aux réunions de famille.
Aux mariages.
Aux baptêmes.
D'habitude, je fais tout pour l'éviter.
Comme je l’ai dit, mes parents vivent dans le Sud.
Je suis fils unique.
Aline est…
Ma femme était orpheline.
Toute la famille vient de mon côté.
Et, de toutes les tantes, oncles, cousins et cousines, c'est Aude qui est là, à m'enlacer.
C'est une femme épaisse, plutôt moche, la trentaine, qui travaille comme cantinière.
Il faut savoir que, si mes parents ont bien réussi dans la vie, le reste de la famille, c'est pas vraiment jojo.
Des sous-employés ou carrément des chômeurs.
Je les fuis comme la peste.
Pourquoi est-ce qu'elle est là, celle-là?
Travaille-t-elle à la cantine de l'hôpital?
C'est possible.
Elle sent la sueur et le chou trop cuit.
Je suis trop perturbé pour la questionner.
Aujourd'hui, elle me soutient par le bras.
Après le choc émotionnel, elle va me ramener chez moi.
En quittant l'aile de l'hôpital, je suis effondré.
La tête basse.
La démarche saccadée.
Je n'ai pas encore pleuré mais je sens que mon cœur est lourd.
Je revois, en boucle, l'image du visage d'Aline, vite recouvert par le drap mortuaire.
Défigurée.
Sa beauté lui a été arrachée.
Je pense au premier jour où nous nous sommes rencontrés.
— Je vous fais le plein? me demande-t-elle, en soufflant la mèche blonde qui lui tombe devant le nez.
— Oui, s'il vous plaît.
En route vers notre domicile, je cherche mentalement les mots que je vais employer avec Zoé.
Comment lui l'annoncer?
Aude conduit en silence.
Je sens qu'elle me regarde du coin de l'œil.
Est-ce que j'ai l'air assez bouleversé?
Assez, dans mon personnage de mari éploré?
Je sais ce que mes proches pensent de moi.
De notre couple.
Enfin, chacun digère la mort différemment.
Qui est-elle pour me juger?
Aude gare sa voiture devant notre garage.
Je descends.
Je pense à son statut de femme célibataire.
Pas étonnant, avec une gueule pareille.
Que sait-elle des hommes?
De ce qu'ils ont en tête?
Du coup, je la déteste.
J'ai envie de lui dire de se barrer.
Puis, non.
Je retrouve mes gestes quotidiens.
J'ai mes clés dans la main.
Je pousse la porte d'entrée.
J'entends de la musique, venant du salon.
Je laisse tomber mon trousseau de clés dans le vide-poche.
J'avance dans la pièce.
Zoé est en compagnie de Murielle, sa copine de classe.
Elles écoutent de la musique pop.
Elles essaient des pas de danse sexy, en rigolant.
Murielle m'a vu entrer.
Son euphorie s'évanouit.
Zoé se tourne vers moi.
Aude ne bouge pas.
Zoé coupe le son en effleurant l'écran de son téléphone portable.
Le silence tombe sur notre maison.
Nous sommes dans le non-verbal.
Il suffit de voir ma tête.
Ma décomposition.
Ma blancheur.
Mon désespoir?
Murielle comprend instinctivement qu'elle est de trop.
Elle attrape ses affaires et quitte la pièce sans un mot pour Zoé.
C'est Aude qui brise le silence en demandant si elle doit nous amener un peu d'eau.
— Va-t'en!
— Quoi?
— C'est bon, Aude, maintenant! Tu peux t'en aller, je lui dis, sur un ton mordant. C'est à moi…
Aude hésite, puis accepte mon ordre direct.
Elle suit Murielle et quitte la maison.
Je ne lui ai même pas dit, merci.
La porte se referme une seconde fois.
Zoé me regarde.
Elle a tout compris.
Elle a des larmes dans les yeux.
— C'est… C'est maman?
— Elle est morte, je lui dis, tout simplement.
— Comment?
— Un accident de voiture.
Le soir remplace la grisaille de cette lugubre journée.
Zoé est bouleversée.
Le visage dans ses mains, elle pleure comme une enfant.
C'est une enfant…
Je ne peux pas m'empêcher de pleurer avec elle.
C'est sa tristesse qui me déchire.
C'est son chagrin qui laisse échapper mes angoisses.
Un éclair de souvenirs involontaires.
Aline devant des frites dans un Burger King.
Une lumière crue.
Un sourire.
Une joie.
Puis, Zoé domine sa peine.
Elle me pose des questions.
Le pourquoi.
Le comment.
L'après.
Je lui dis, ce que je sais.
Pour le reste, je ne sais pas.
Je n'ai pas réponse à tout.
Frustrée, elle va pleurer dans sa chambre.
Sur son lit.
Seule.
Je prends mon courage à bras le corps.
J'appelle mes parents qui sont d'abord choqués, éberlués, puis sincèrement tristes pour moi et pour Zoé.
Je devine pourtant ce qu'ils pensent.
Les personnes les plus importantes, à leurs yeux, sont en vie.
C'est ce qui compte, non?
Aline est…
Ma femme était orpheline.
Je ne sais pas si j'aurais eu le courage d'appeler ses parents.
Je ne sais pas.
Peut-être.
Probablement.
— Bonjour, madame Mesnillard… C'est Arnaud… Ben… C'est au sujet d'Aline… Elle a eu un terrible accident de voiture.
— Oh, mon Dieu !
— Elle est morte sur le coup. Je crois que ce serait bien si vous veniez.
Les Mesnillard.
C'est un nom abstrait.
Aline, à la croire, est née dans une boîte à bébés.
Une tour d'abandon, si vous connaissez.
Évidemment, on ne peut pas toujours croire à tout.
Je préviens Julien au garage.
Je sais qu'entre Aude, Zoé, mes parents et lui, les SMS vont fuser.
Tous les gens que nous connaissons, de près ou de loin, vont être prévenus directement ou indirectement.
J'éteins mon portable.
Je monte à l'étage pour demander à Zoé si elle veut quelque chose.
— T'as faim?
— Non!
Elle est allongée sur son lit.
L'écran de son portable collé au nez.
J'inspecte sa chambre.
Une chambre de jeune fille gâtée.
Beaucoup trop de vêtements qui, débordant des placards, sont accrochés à des tringles sur roulettes comme dans les magasins.
Sur les murs, quelques affiches de films romantiques.
Des jeunes femmes douces, en floue artistique, qui portent des grandes robes démodées.
De retour sur le canapé du salon, je regarde, mentalement, les mouches voler.
Je repense à ma femme.
Le premier jour où nous nous sommes rencontrés.
Mon père, pour mes vingt-cinq ans, m'offre une voiture américaine, une Mustang cabriolet.
Le pied!
Vous allez penser…
C'est fou d'offrir un cadeau pareil à un jeune.
Mais, il faut savoir que mes parents sont nés très pauvres.
Cette voiture de folie, c'est aussi le rêve de mon père.
Un rêve de jeunesse.
Pour faire le beau dans le quartier.
Pour draguer.
Il m'offre la Mustang après l'avoir entièrement retapée.
Avec l'aide de nos mécaniciens, il a donné une seconde vie à un véhicule pourri.
Trois années de travail. Dès qu'il a un moment de libre, il est dessus.
Il commande des pièces.
Il fouille dans des casses automobiles.
J'ai été témoin de la longue transformation.
Puis, alors qu'il m'a répété cent fois que c'était pour la vendre et faire un bon bénéfice, il me l'offre.
C'est l'anniversaire de mes vingt-cinq ans.
Je suis déjà employé de l'Autoplus depuis des années.
J'en pleure de joie.
J'en pleure d'amour pour lui.
Pareil effort.
Tout ça, rien que pour son fils.
Et puis, il ajoute, en me tendant la clé:
— Avec une bagnole comme ça, tu n'auras pas de mal à trouver celle qui te plaît.
En effet, une voiture fait toute la différence.
Les femmes adorent les voitures de sport.
Les femmes adorent les coupé-cabriolets.
Je vous assure que c'est le vent dans les cheveux.
Le sentiment de voler.
Les femmes sont des créatures aériennes.
Des pégases.
— T'as envie de faire un tour?
Avec ma Mustang, elles disent toujours, oui.
Et je vous le dis…
Un gars comme moi, avec un métier dans ses mains et de vraies perspectives d'avenir, il y en a des tas qui sont très intéressées.
Des filles de nos amis.
De nos relations.
De nos clients.
Des filles du quartier, aussi.
Même des anciennes du lycée.
Quand j'ai le temps, je les balade toutes dans ma voiture.
Un vrai taxi.
J'adore conduire.
Je les amène au cinéma.
Au café.
Ou juste pour faire un tour du centre-ville.
Mais, elles se doutent bien qu'il y a un truc qui cloche avec moi.
Parce que…
Parce que je ne fais que ça…
Je ne fais que le transport.
Je ne vais jamais plus loin.
À vingt-cinq ans, je n'ai pas de petite amie.
Je suis encore puceau.
Eh non, ce n'est pas ce que vous pensez.
J'aime les femmes.
Je sais embrasser une fille.
J'ai roulé des pelles dans des fêtes de lycée.
J'ai peloté une bonne quantité de nichons.
J'ai appris que les filles, jusqu'à l'âge de seize ans, s'en contentent plutôt bien.
Elles ne sont pas prêtes à aller plus loin.
Alors, c'est plutôt ce groupe là qui m'intéresse, pour sortir.
Des filles, sans expérience, qui se contentent de baisers baveux.
Depuis le lycée, je ne sors qu'avec des collégiennes.
Je m'arrête, de préférence, à la troisième.
Plus je vieillis, plus c'est facile de les draguer.
Après tout, je suis un adulte.
J'élève leur statut.
Entre copines, ça compte beaucoup.
S'ils apprennent que je suis le nouveau petit ami, les parents sont horrifiés.
Mes amis commencent à penser que je suis un pervers.
Mais, il faut me comprendre…
À partir de dix-sept ans, les filles, c'est un terrain miné.
Elles sont prêtes à aller beaucoup plus loin en échange d'un engagement sérieux.
Officialiser l'entente.
En gros, se laisser baiser…
Dans la perspective d'un avenir assuré.
Alors, qu'est-ce qui m'empêche d'aller plus loin?
Ce n'est pas l'envie qui me manque.
Mais voilà, si j'ai plein de qualités.
Un métier.
Un logement.
Une allure physique, plutôt chouette.
Une voiture de cinéma.
J'ai aussi un énorme handicap.
Un handicap physique qui n'a jamais pu être corrigé.