Un roulement de tonnerre distant force Jean à relever la tête.
Il fixe l'horizon.
La plage.
La mer.
Le ciel.
En bordure de l'eau, une silhouette est dressée.
Encore dans le cirage, Jean se lève difficilement.
Rempli d'espoir, il avance vers la chimérique Marine.
Il déchante en reconnaissant Harry Hathaway, le dos tourné, avec les pieds dans l'eau.
Lorsque Jean est à portée d'oreille, le vieil homme commente, sans avoir besoin de se retourner:
― Curieux comment la vue de l'horizon ne me lasse jamais… Je pourrais rester ici une éternité, juste à regarder la teinte du ciel changer.
Jean arrive à sa hauteur.
Lui aussi fixe l'horizon gris foncé, parfaitement uniforme.
Cette fois, Harry le détaille.
― Je devine que la petite fête hier soir était sensationnelle.
― Pardon?
― Je crois que vous avez fait une nouvelle conquête. Polly ne parle que de vous… Je veux dire… Il y a des hommes, et puis… Il y a des hommes.
Jean grimace.
― C'était un moment d'égarement.
― Allons pas de remords, moussaillon… Un pirate n'en a jamais. Un négrier, encore moins... Ce n'est pas la peine de se cacher la face. Acceptez qui vous êtes, Jean… Pas la peine de vous refaire une morale à coup de faux bons sentiments. Complétez le cercle… Brisez le dernier obstacle pour devenir celui que vous êtes, réellement.
― Un monstre?
― Tout ça c'est du mythe… De grands mots pour calmer les pauvres gens… Il n'y a que l'homme sur terre… L'humain! Le nier, c'est nier l'humanité... La religion n'est que prétexte à cacher la réalité. Nos âmes sont grises… Aussi grises que le ciel, aujourd'hui. Alors, pourquoi hésiter? Vous avez réfléchi à ma proposition? Je suis extrêmement sérieux… Je peux faire de vous un maître du monde… Vous faire entrer dans une confrérie que vous n'imaginez pas… Calibanie, c'est un jardin d'enfants par rapport à ce que nous faisons vraiment.
― Je ne sais pas.
― Il ne s'agit pas de tout abandonner de votre vivant… Votre fortune, vous la gardez et vous la gérez... Je vous aide même à la multiplier… Je parle lorsque vous serez mort. Votre don à notre grande œuvre.
― Je ne sais pas… Je dois prendre en considération mes enfants.
― Vous en avez combien?
― Deux… Deux filles.
― Elles ont quel âge?
― Sept et dix ans.
― Ne pensez-vous pas qu'elles doivent faire leur chemin par elle-même? Ou voulez-vous en faire des petits monstres comme on en voit tant de nos jours. Dans ce cas-là, le trait n'est pas forcé…
― Non, elles devront se débrouiller… Aller à l'université…
― En sachant que huit milliards leur tomberont du ciel… Seront elles vraiment motivées? Et les parasites? Les loups alléchés? Les dangers…
― Je ne sais pas… Je sais mettre des règles… Nous sommes très stricts ma femme et moi.
― Moi aussi, je suis strict… Mes enfants, c'est simple. Je ne leur promets jamais rien… La seule chose qu'ils savent parfaitement c'est qu'ils ne toucheront jamais à ma fortune. Pas un seul dollar... Pourquoi? Justement… Pour qu'ils choisissent leur propre destin. Qu'ils soient libres d'avancer, sans soutien, comme ils l'entendent. La vie est faite d'épreuves sinon on apprend jamais rien… Avec mes treize descendants, j'en ai de tous les genres… Des banquiers. Des ingénieurs. Des paumés. Des sous-employés. Des drogués… J'en ai même déjà perdu quelques-uns en chemin…
― Vous ne les aidez pas? Justement, pour éviter ça...
― Je suis honnête. Je traite mes enfants comme de parfaits étrangers… Mais parfois, tout de même, je dois m'en occuper. Lorsque leurs influences attirent les projecteurs sur moi.
Jean comprend.
― Polly?
Harry reste muet sur le sujet.
― Qu'est-ce qu'elle fait quand elle n'est pas ici? demande Jean, toujours curieux à son sujet.
― Elle est actrice de films pornos… Polly est son nom de scène… Polly Amori… Elle est facile à trouver dans l'internet… Je ne juge pas, croyez-le bien. Chacun fait comme il l'entend… La pornographie est une industrie louable… Tant qu'on a la décence de rester masqué. Mais, ne parlons pas d'elle… Parlons plutôt de vos filles qui sont encore assez jeunes pour emprunter le droit chemin… Laissez-les en dehors de vos affaires. Retirez-les de ces écoles à fric… Elles n'y apprendront qu'à vous détester… Inscrivez-les au lycée d'un quartier populaire. Qu'elles y aillent à pied… Qu'elles mangent à la cantine. Qu'elles vivent normalement dans un logement moyen…
― Mais, nous sommes riches… Pourquoi les priver?
― L'argent ne sert pas à ça… C'est ça que je veux vous dire, Jean. L'argent est un outil pour accomplir votre vision.
― Laquelle?
Harry montre l'horizon.
― Celle-ci… La nature… La planète… Ce magnifique joyau… Sauvons la terre, en éliminant le surpoids… Mettons-nous, au régime humain… Revenons au nombre, humaniste, d'un milliard d'habitants… Et, faisons tout ce qu'il faut pour que cette obésité ne revienne jamais... Ce programme de santé va coûter beaucoup… Il est pourtant essentiel à la survie.
― Je ne sais pas… Moi aussi, je pense à la planète mais… Je pense aussi aux gens.
― Allons, ces êtres sont complètement abstraits… Ces millions qui pullulent dans leurs bidonvilles… Vous n'y pensez pas vraiment.
― Le temps fera peut-être le travail pour nous.
― Ce sera trop tard… Combien devons-nous être avant que l'humanité réalise que j'ai raison? Dix milliards? Vingt? Alors, là du coup… Ce sera la boucherie, pour de bon! Ma solution est tellement plus simple… Tellement naturelle.
― Vraiment?
― Vous y avez goûté, maintenant… Manger de la chair humaine ne pose aucun problème… Au contraire… La vie donne la vie… On se sent tellement bien.
Jean est perplexe.
Il soupire avant d'ajouter:
― Oui, c'est intéressant… Je suis curieux mais… Il faut que j'en parle à ma femme… Nous décidons tout à deux.
― Où est votre femme?
― Elle… Elle est partie, hier soir.
Harry sourit.
― Je… J'ai besoin de lui parler, enchaîne Jean. Je dois la retrouver…
― Allons… Vous n'allez pas nous quitter, vous aussi.
― Je veux savoir qu'elle va bien… Si seulement j'avais un putain de téléphone.
― Prenez le mien.
― Pardon?
Harry plonge la main dans la grande poche de sa besace.
Il remonte un téléphone satellite.
Il le tend à Jean.
― Allez-y… Faites le zéro pour avoir une ligne puis le code du pays et le numéro.
Jean est soufflé de voir un téléphone.
― Vous en aviez un, tout ce temps?
― Le business de sauver la planète ne s'arrête jamais.
Jean s'empare de l'appareil, avidement.
― Je vous le rends tout de suite, ajoute-t-il.
― Prenez votre temps.
Jean s'éloigne tout en composant le numéro.
Il laisse sonner.
La correspondante décroche.
Il est fou de joie.
― Allô? Marine… Marine? Tu m'entends?
― …
De sa main libre, Jean se bouche l'autre oreille pour aider à la compréhension.
― Je t'entends super mal… T'es où?
― …
― T'as appelé les filles?
― …
Jean est tout de suite calmé.
Il souffle enfin.
― OK… Pas de problème… Je suis content que tu ailles bien… J'étais inquiet…
― …
― Je ne sais pas… J'ai pensé… J'ai imaginé des conneries… Quand j'étais dans cette putain de grotte… Mais, on en parlera… J'ai des choses à te dire… Qu'on en parle sérieusement…
― …
Jean se tourne vers Harry Hathaway, suffisamment proche pour entendre ce qu'il dit.
― Non, je ne veux pas rester… Je viens vous retrouver le plus vite possible… À Paris… Oui… Je t'embrasse... Et, embrasse les filles… Je t'aime… Je t'aime, mon amour.
La ligne est coupée.
Jean revient vers Harry d'un pas plus léger.
― Tout va bien? demande le vieil homme, tout en tendant la main.
― Oui… Elle est encore à Hamilton… Elle attend l'avion pour Londres…
― À la bonne heure…
Harry reprend le téléphone.
Il le range dans la poche de son sac.
― Je vais me casser, moi aussi, déclare Jean. Prendre l'hydravion du soir…
À l'instant où il le dit, un éclair spectaculaire traverse le ciel suivi d'un roulement de tonnerre distant.
― Vous n'allez pas rester pour le dernier festin? Polly a très, très envie de vous revoir… Une fille pareille, on en fait ce qu'on en veut, vous savez...
― Non… C'est pas moi...
― Pour information, elle a laissé tomber son petit-ami… C'est lui qui plie bagages, en ce moment… Vous ne le reverrez jamais. Elle est à vous… Vous avez ma bénédiction. Surtout que la fête s'annonce exceptionnelle… Regardez ce ciel… La nature nous répond.
― Non, merci… Vraiment pas… Entre nous, j'en ai un peu assez d'être ici… J'ai essayé… Mais, ce n'est pas tellement mon truc, en fin de compte…
Harry est très surpris.
― Ah bon? Je pensais que vous aviez plus de couilles que ça…
― Je ne sais pas si c'est une question de couilles.
― Votre cerveau primitif est logé dans votre sexe… C'est là que se forment les plus fortes pulsions. Les appétits… Tous les appétits… Tout est plus savoureux lorsque les appétits se marient… Ne le niez pas… Et puis, si vous ne vous nourrissez pas, vous ne serez qu'un affamé… Vous ne trouverez jamais la satiété… La paix intérieure.
― La paix? À se laisser aller? Ou à regarder l'horizon toute la journée?
― Oui… Ça aussi, ça en fait partie… Le plus et le moins… Les opposés… Afin de se recharger… La sagesse de la contemplation est de ne pas bouger. Comme une araignée… Qui tisse sa toile… Qui attend… Qui attend… Qui attend sans bouger.
― Je suis un homme d'action.
― C'est exactement ce que pense la mouche qui tourne en rond au milieu de la pièce… Sans jamais décider où se poser...
Nouvel éclair à l'horizon.
― J'espère que nous nous reverrons, dit Jean, en effectuant un salut de la main pour couper court à la conversation.
― Oh… J'en suis convaincu. Mon invitation, chez moi, n'est pas oubliée… Elle est permanente. Je vous recevrai toujours à bras ouverts.
Jean tourne des talons et retourne en vitesse vers le bungalow.
Harry croise les mains sur son ventre, spectateur de l'orage annoncé.
Une fois dans le bungalow, Jean appelle Mathéo en pressant sur le bouton.
Le majordome arrive presque aussitôt.
― Oui, monsieur… Que puis-je faire pour vous?
― Mathéo, fais ma malle, s'il te plaît… Je compte quitter l'île par l'hydravion de ce soir.
― Mais, très certainement, monsieur… Je m'en occupe immédiatement.
― Dois-je prévenir quelqu'un pour le départ?
― Non… Je m'en charge. Le bus viendra vous prendre un peu avant l'embarquement.
― Parfait.
― Comptez-vous participer aux activités de la journée? Il est encore tôt...
― C'est quoi?
― Je ne sais pas, monsieur. Je ne suis pas informé.
Jean hésite.
Il se décide, finalement:
― Oui… Ça m'occupera l'esprit… D'accord, je vais me préparer. Donnez-moi un moment…
― Très bien, monsieur.