Jean pose les pieds sur le sable blanc.
Il entame un footing dynamique le long de la mer.
Il réfléchit à la vie.
À sa vie…
Les innombrables heures passées au boulot.
Coupé du monde et de ses réalités.
Le nez collé à des chiffres sur des écrans d'ordinateurs.
Toujours plus.
Plus de zéros.
Plus de clients.
Plus de productivité.
Plus de bénéfices.
Plus de dividendes.
Les courbes ascendantes des titres de bourse.
Il voit ses filles…
Audrey et Daria, deux petites filles perdues au milieu de l'agitation d'un bureau d'agents de change.
Elles sont nues.
Elles sont ignorées.
Jean chasse la pensée.
Il pense à ses parents.
Il voit son père, à la retraite à cinquante ans, savourant son Vermouth sur la terrasse de leur villa du Cap Ferrat, lui expliquant:
― La seule façon de faire fortune, c'est par le capital… Tu rachètes une boîte qu'un crétin a presque coulée… T'y mets tout ce que tu as… Intelligence et force de travail… Ton job, c'est de convaincre ton équipe de croire à la grande illusion… Que ce seront eux, les grands gagnants… Tu les uses à la tâche, sans hésiter… Sans remords… Sans pitié… Après, c'est simple… Avec une exécution parfaite, ton produit sera facilement leader… Dès que tu sens que t'es au top dans ton secteur… Tu vends! Parce que, si tu ne vends pas, c'est toi qu'est le crétin.
Jean cherche ensuite mentalement le meilleur conseil de sa mère.
Il se revoit à l'arrière de sa Mini, revenant des courses Rue Montaigne à Paris.
Il a six ans.
Il a mal aux pieds dans ses belles petites chaussures neuves.
― Dans la vie, mon chéri… Le plus important, c'est qui tu connais… Pour toi, ça commence dès maintenant, à la rentrée… À l'école, tu vas chercher le garçon dans ta classe dont les parents ont le plus d'argent… Je t'aiderai si tu n'es pas trop sûr… Ensuite, fais de lui ton meilleur ami, même s'il est bizarre et qu'il ne te parle pas… Après, tu colles à lui comme son ombre… Il t'ouvrira les portes, mon chéri… Il deviendra ton portier, pendant toute sa vie.
Après quelques minutes d'effort, Jean arrive à hauteur d'un second bungalow.
Il ralentit.
De loin, il voit le basketteur des Orlando Magic et sa petite femme.
Ils sont sur la plage, proches de leur terrasse.
Jean est trop loin pour entendre leurs paroles mais il s'agit clairement d'une altercation.
La femme repousse l'homme brutalement.
Elle agite les bras de façon désordonnée.
Jean hausse des épaules.
Un peu essoufflé, il fait demi-tour et reprend sa course à pied.
*
Sous la douche, Jean rince la mousse de savon.
Il coupe le robinet.
Il attrape une belle serviette blanche.
Il se sèche.
Il s'habille d'une chemise écrue et d'un pantalon de lin.
Il ne porte pas de sous-vêtements.
Il enfile une paire de mocassins souples, sans chaussettes.
Face au miroir, il frotte sa barbe naissante.
Il voit le nécessaire en bordure de lavabo.
Il décide de ne pas se raser.
Jean retrouve Marine sur la terrasse.
Le soleil est couché.
Assise sur un fauteuil de rotin, contemplative, elle se ronge un peu les ongles.
Jean s'approche d'elle par derrière.
Il lui tire la main de sa bouche.
Il l'embrasse dans le cou.
Enfin, il l'amène à se mettre debout.
― Montre-toi…
Marine se lève.
Elle est habillée d'une robe moulante qui met en valeur tous ses charmes.
Il est clair qu'elle aussi ne porte pas de sous-vêtements.
― Madame Coquillette, vous êtes la plus belle de toutes les étoiles de l'univers… Où sont les paparazzi quand on en a besoin?
― Es-tu absolument certain que personne ne sait que je suis ici? Cela pourrait détruire ma carrière, tu sais…
― Tu penses bien que c'est top secret. Même Julie ne sait rien… Nous sommes coupés du monde. C'est que toi et moi, mon amour.
Jean l'enlace.
― En fait, c'est bien de manger ici sur la terrasse, commente Marine. J'aurais pas envie d'être avec les autres pour la première fois.
― Tout est pensé… Je me demande tout de même qui est derrière tout ça… La reine, tu crois? En même temps, ça expliquerait son âge canonique.
― Tu penses que c'est lié?
― Je crois l'avoir lu quelque part… Ce n'est pas nouveau ce qu'on fait… C'est peut-être bien ça, la mythique fontaine de jouvence… En tous cas… Regarde-toi… T'es là depuis une bonne journée et t'as rajeuni de dix ans.
― Toi aussi… Ça faisait des années qu'on n'avait pas baisé trois fois de suite. Tu te souviens, à Saint Trop'… Quand tu m'as séduite avec ton gros machin.
― J'imagine que tu fais référence à mon yacht plus qu'à mon anatomie, taquine Jean.
― Même pas… J'adore ton sexe, mon amour. Juste le bon format pour moi…
― Mon yacht, aussi… Je veux dire, sinon, à quoi il servirait?
Jean continue de la couvrir de baisers.
― L'argent ne m'intéresse pas, murmure Marine. J'ai tout ce qu'il me faut quand je suis avec toi.
Jean la tire contre lui.
Marine passe les bras derrière son cou.
― Je suis à toi, mon amour, souffle Marine. Je suis ton esclave… Moi, pauvre naufragée sur une île déserte…
Ils s'embrassent fougueusement.
Le baiser est long et baveux.
― J'ai faim de toi, ajoute Jean. J'ai une envie dingue de te bouffer le cul, ce soir…
Échauffé, Jean commence à la trousser.
Marine le repousse.
― Patience, rigole-t-elle. Mathéo ne va pas tarder… Il a dit dix heures…
Jean regarde sa montre de luxe.
― Je te prépare un cocktail, en attendant le souper? propose-t-il.
― Un Negroni, s'il te plaît.
― Ça roule, ma poule… De luxe!
Jean se déplace vers le bar bien équipé.
Il mélange les alcools et prépare deux verres aux reflets rouges.
Pendant ce temps, Marine admire la belle table mise pour deux.
Les couverts et les sous-assiettes sont dorés.
― Tu crois que c'est de l'or? demande-t-elle.
― Oui, du massif… J'ai vérifié.
― Je crois que je n'ai jamais mangé avec des couverts en or massif… Tu crois qu'il y a des clients qui en piquent?
― Je pense que tout est compté… Mathéo m'a l'air du genre pointilleux… Mais, il y a mieux comme petit souvenir.
― Quoi?
Jean présente son cocktail à Marine.
Ils entrechoquent leurs verres.
― Le souvenir d'une expérience extraordinaire.
Marine avale une bonne gorgée.
L'alcool la fait frissonner.
― Moi, je vais garder un os, dit-elle, sur un air plaisantin.
― Quoi?
― Pas un tibia… Un petit os… Après, je vais faire vérifier… Dans un labo à Paris… Je veux dire… C'est peut être un coup monté.
― Comment ça?
― Ils vont nous servir du mulet ou du crocodile… Ou une viande bizarre, juste pour nous prendre la tête… Pour un demi-million, c'est presque possible… Je veux dire… Quelles sont les garanties réelles?
― Vous les femmes, vous avez le chic pour douter de tout.
― On a raison de se méfier… L'histoire nous donne raison. Jeanne d'Arc, ça ne te dit rien?
― Le barbecue anglais? Je ne vois pas le rapport.
― Les hommes ont le chic pour mentir et pour trahir… Guerroyer et s'entretuer… Après, ils accusent les femmes de malice… On brûle la petite pucelle et tout le monde trouve ça vraiment très excitant.
― Je ne vois toujours pas…
― Si tu ne doutes pas, tu te fais bouffer… N'oublie pas que je travaille pour les plus gros menteurs de l'humanité… Dans un studio de cinéma, tu vis dans le faux, à longueur de temps... Une usine à mystifications.
Marine avale une nouvelle gorgée.
Jean réfléchit en se pinçant les lèvres.
Il est pris de doutes à son tour.
― Tu pourrais demander à aller voir les cuisines, propose-t-il. Assister à la préparation des plats…
― Même pas ça! Moi, ce que je veux voir, c'est le boucher en action… Dès demain, j'organise le trio des femmes… Toute seule, je ne pourrais pas.
― La petite femme du sportif… Moesha… Je ne sais pas… Y'a de l'eau dans le gaz comme on dit.
― Ah, bon?
― Ils se disputaient grave quand je suis passé pendant mon jogging.
― On verra demain… Pour ce qui est de Polly, elle viendra pour sûr.
― C'est qui Polly?
― La petite fiancée… Son mari, c'est Tim… Je me suis présentée pendant que tu roucoulais avec notre guide.
― Miranda.
― Tu connais déjà son petit nom?
― Elle m'a dit qu'ils n'utilisaient pas de noms de famille à Calibanie… Ils ne forment qu'une grande tribu, apparemment.
― Les indigènes sont tous très beaux, en tout cas… Je m'attendais à des monstres. Des dégénérés épouvantables...
― Comment ça?
― À force de copuler entre eux… On dit ça, des sociétés trop fermées...
― Comme à Saint-Tropez!
Marine rigole de bon cœur.
Mathéo apparaît juste à cet instant.
Il pousse une table roulante.
Les mets sont cachés sous des couvre-plats dorés.
Jean et Marine le regardent approcher.
― Pardonnez-moi de vous déranger… Puis-je servir le dîner? demande le majordome.
Affamés, Jean et Marine répondent aussitôt à l'unisson:
― Oui!
Jean et Marine s'installent à la table.
Ils sont tous deux assez anxieux tandis que Mathéo approche son chariot.
Il tend à chacun deux petits cartons imprimés.
― Au menu, ce soir… Vous commencez par une terrine d'homme et son légume de l'île, assaisonné. Pour le plat, du filet d'homme à la Calibanie, sauce au rhum, accompagné de riz à l'étouffée. Désirez-vous que je fasse le service? Ou préférez-vous être entre vous?
Jean hésite à répondre.
Marine le fait pour lui:
― Merci, Mathéo… Nous allons nous débrouiller. Vous pouvez disposer.
― Lorsque vous aurez terminé, appelez-moi et je viendrais débarrasser.
― Merci beaucoup, dit-elle poliment.
Mathéo s'éloigne après une révérence obséquieuse.
La nourriture est toujours cachée.
Marine hésite à bouger.
― C'est dingue, non? se délecte Jean. Notre premier repas cannibale.
― Tu crois toujours que c'est pour de vrai?
― Je suis convaincu que c'est vrai… Tu sais, c'est pas si nouveau, tout ça… Tu vois, je comprends l'histoire de cette île. Un navire s'échoue. Un négrier de surcroît… L'île, comme tu l'as vue, est petite et escarpée. Peu de végétation… Pas d'animaux domestiques… L'équipage va crever de faim alors ils font le seul choix possible… Ils décident de bouffer leur cargo humain… Une espèce de sauvagerie primitive à un niveau rarement égalé… Mais, ils ont dû trouver un système pour que cela fonctionne dans le temps…
― Les maîtres blancs mangent les esclaves noirs? Ou est-ce l'inverse? Après tout, un nègre, ça bouffe de tout… Ils se sont peut-être vengés.
― Non, je ne pense pas… Ils se sont vite métissés… Les officiers et les marins blancs se sont partagés les femmes… C'est ce que j'aurais fait… Les femmes pour leurs orgies… Les hommes pour leurs festins… Le paradis, quoi!
Marine grimace un peu, avant d'ajouter:
― Non, ça ne peut pas fonctionner… La population finira tôt ou tard par baisser.
― Oui, mais… Coup de chance… Ils récupèrent de nouveaux naufragés… Clairement, ça a marché longtemps, jusqu'à ce que la couronne s'y mêle… Je crois que le roi de l'époque n'a pas souhaité abolir la pratique insulaire… Je crois même qu'il a voulu essayer… Il s'est rendu compte que, non seulement c'était bon… Ce nouveau régime lui redonnait des forces vitales… Le secret des puissants de ce monde… Et aujourd'hui, ma chérie… Nous faisons partie de ce club de privilégiés.
Jean prend la main de Marine.
― On se lance? demande-t-il.
― Allons-y!
Un peu anxieuse, Marine se lève.
Elle soulève le premier couvercle.
Deux petites assiettes sont prêtes, simplement arrangées.
― Du pâté et des cornichons! critique-t-elle. Pas terrible, notre grand chef étoilé!
― Y'a pas de pain? demande Jean.
― Je pense qu'ils n'en mangent pas ici. Pas de blé…
Marine lui tend son assiette.
Jean se penche au-dessus pour renifler la viande en pâté.
Il affiche une grimace de satisfaction.
Lorsqu'ils ont chacun leur entrée, ils se regardent avec connivence.
― Bon appétit, ma chérie, déclare Jean.
Il mange le premier.
Marine le regarde faire.
Il mâche doucement.
Elle hésite encore.
― Rien que de te voir… J'ai un peu mal au cœur, dit-elle, en grimaçant.
― C'est dans ta tête… C'est parce que tu penses que c'est mauvais… Mais je t'assure que c'est rudement bon… En plus, je crève la dalle. On a pas bouffé depuis les Bermudes.
― Ça a quel goût?
― Un goût de pâté… Bien assaisonné… Tout à fait correct… Je veux dire, y'a des trucs au Carrefour qui sont pires.
Marine se lance.
Elle mange une petite bouchée.
― Alors? demande Jean.
Marine acquiesce.
― C'est pas mauvais…
Jean mange normalement.
Il a vite terminé son assiette.
― C'est très, très bon, conclut-il. Cinq étoiles pour ce qui est de l'entrée. Passons au plat principal…
Jean se frotte les mains.
Il se lève pour soulever le couvercle du plat principal.
Deux belles assiettes.
Des tranches de viande sombre couvertes d'une sauce épaisse avec un peu de riz.
Marine n'a mangé qu'un peu de son pâté.
Elle replace son assiette sur la table roulante.
Jean sert les plats chauds.
Il retrouve sa place.
Clairement en appétit, il goûte sans hésiter.
― La sauce est démente, s'enthousiasme-t-il. Un peu épicée… Un peu sucrée…
Marine goûte une bouchée.
Elle approuve d'une expression de visage.
Les deux mangent en silence.
― Nous mangeons de l'homme, mon chéri, déclare enfin Marine. Nous sommes des monstres!
― Oui, ma chérie… Nous mangeons de l'homme et c'est merveilleux.