La magnifique plage des îles Marquises est quasiment déserte.
Sur un matelas de plage, exhibant un corps bien entretenu, Jean, en maillot de bain, lit le magazine Bizness.
En couverture, un dessin caricatural le représente en train d'abuser d'une licorne colorée, sous le regard de petits chinois rigolards.
Le gros titre déclare, sans ambages: Jean Lassay encule sa licorne.
Jean baisse la publication.
Il n'a pas le cœur à lire ce torchon.
Affichant la même expression qu'à l'aéroport, il regarde vers la mer.
La ligne d'horizon.
Les nuances de bleu.
Le calme parfait.
Il tourne la tête vers la droite.
Surveillées par Julie, la jeune gouvernante de vingt-cinq ans, ses deux filles, de sept et dix ans, s'amusent au bord de l'eau avec des jouets gonflables.
Il tourne ensuite la tête vers la gauche, vers la femme allongée à ses cotés.
Elle a le visage caché par Poser, un magazine de la presse people.
En couverture, l'actrice de cinéma, Marine Coquillette, en robe du soir échancrée, fait la gueule sur un tapis rouge.
Le titre en gros: Tiens, voilà du boudin!
La femme jette le magazine au loin, révélant son visage.
L'épouse de Jean Lassay est Marine Coquillette.
Grimaçant à son tour de frustration, Marine prend son portable.
Elle adopte une pose sexy et tord sa bouche de façon exagérée avant de se prendre en selfie.
Jean soupire en la voyant faire.
Il regarde au loin les jouets de plage pour adultes, inusités.
Jet-ski.
Planche à voile.
Un hors-bord, ancré pas loin.
Un peu en retrait de leur matelas, un majordome attend patiemment afin de répondre au moindre caprice.
Jean s'allonge.
Il regarde le ciel encadré de palmiers.
Les nuages le fascinent.
― T'en as pas marre de toujours faire la même chose? lance-t-il, de but en blanc.
― Quoi? demande Marine, distraitement.
― De toujours faire les mêmes trucs… C'est chiant.
― Tu t'ennuies?
― Franchement… Oui.
― On est ici depuis deux jours… Les filles adorent. Et puis, t'as pas ton saut en parachute, demain? Ça devrait te plaire ça, au moins.
― Je l'ai déjà fait l'année dernière… Et l'année d'avant… C'est chouette, mais bon… Rien d'extraordinaire. Rien ici n'est extraordinaire...
― T'imagines quoi?
Jean marque une pause avant de lui demander:
― Tu vois qui c'est Noël Colmont?
― Le type des hedge funds?
― Ouais… On l'a eu une fois chez nous, à dîner… Ça fait déjà un moment… Du canard, je crois.
― Je me souviens… Un sale con, si tu veux mon opinion.
― Je l'ai croisé au Bourget, avant de partir… Le truc c'est qu'il m'a mis une image dans la tête, c'te enculé… Putain, je n'arrive pas à ne pas y penser!
― Une image de quoi?
― Un truc vraiment extraordinaire… Un truc de dingue, à essayer… Au moins une fois dans sa vie.
― Quel truc?
― Je ne peux pas te le dire… Parce que c'est choquant.
Marine abandonne son portable.
Elle se tourne vers son mari, subitement intéressée.
― Rien ne peut me choquer… Tu le sais bien, mon chou.
― Ben, si… Ça… C'est choquant… Très!
Marine voit le maillot de Jean particulièrement tendu.
― Tu… Tu bandes?
D'instinct, Marine se tourne vers ses enfants.
Ils sont loin, toujours sous surveillance.
La gouvernante fait un petit signe de la main.
― Qu'est-ce qui te fait bander comme ça? s'affole Marine. Pas Julie, j'espère…
― Non, tu déconnes… C'est dans ma tête… Je ne peux pas te le dire, maintenant… Faudrait qu'on baise pour ça.
― Quoi? Maintenant?
― Depuis que je pense au truc de Colmont, j'ai la trique… Je te dis pas comment!
― Je t'ai jamais vu comme ça… Qu'est-ce que c'est, Jean? Dis-le moi, enfin…
Jean se lève d'un bond.
Il tend la main à Marine.
― Je vais te le dire pendant que je te baise… Je ne sais pas, mais… Je crois que ça va te plaire, à toi aussi…
Trop curieuse de connaître ses pensées, Marine accepte sa main.
*
Trois mois plus tard.
Un port privé situé à quelques kilomètres de Hamilton, capitale des Bermudes.
Un bateau à moteur de bonne taille est amarré à un large ponton de bois.
Des équipiers patientent avant de défaire les cordages.
Debout sur le pont arrière, Marine et Jean se tiennent par la main.
Ils portent des lunettes de soleil.
Jean est habillé d'une chemise colorée et d'un pantalon clair.
Marine, une robe blanche échancrée et de nombreux bijoux en or jaune.
Ils toisent les deux autres couples présents, plus jeunes qu'eux, qui semblent tout aussi intimidés.
En premier, un grand type baraqué est accompagné d'une petite femme, plutôt ordinaire.
L'homme est certainement un sportif professionnel.
Un basketteur, très probablement.
L'autre couple fait penser à de jeunes mariés.
La jeune femme, d'environ vingt ans, est magnifique.
Habillée d'un paréo et d'un haut de maillot de bain, elle présente une poitrine sublime et un nombril parfait.
Son mari, aux épaules chétives, en hoodie "Stanford" foncé, a tout du geek de la Silicon Valley.
Silencieux, les six passagers s'observent en chiens de faïence.
Vers le large, un lourd hydravion à hélices est en attente.
Un homme en costume blanc, coiffé d'un panama, revient de la cabine du cruiser.
Il élève la voix pour se faire entendre.
― Nous attendons notre dernier passager… Dès qu'il sera là, nous pourrons y aller. Calibanie est à trente cinq minutes de vol d'ici… L'île n'a pas de piste d'aviation ni de port… Trop loin pour les petits bateaux… Très éloignée des routes maritimes… Une île un peu oubliée de tous, si vous voulez… Ah, voici notre retardataire.
Tous à bord se tournent pour voir arriver un homme âgé, plutôt épais, qui s'aide d'une canne pour marcher.
Jean se penche à l'oreille de Marine.
― Je pensais qu'on attendait le nain.
― Le nain? demande-t-elle, sans comprendre.
― Ouais… Tu connais pas? L'île je-ne-sais-plus-quoi… Une série télé dans ma jeunesse… Avec un nain aux petits doigts boudinés comme des saucisses de cocktail.
Marine grimace qu'elle ne connaît pas.
Elle pointe du menton vers le nouvel arrivant.
― Bon, les autres… Je devine à peu près… Mais lui, tu sais qui c'est?
L'homme en blanc aide le vieil homme à monter à bord.
― Lui, ma très chère… C'est carrément l'homme le plus riche du monde.
― C'est pas le type des bagnoles électriques… Beaucoup trop âgé...
― Non! Lui, c'est Harry Hathaway… Le gourou de la finance… Blackwater… Normal que tu ne le connaisses pas… Il ne parle jamais aux médias… Pas un mot! Putain! J'ai toujours rêvé de le rencontrer… Là du coup, je suis complètement baba.
Très enthousiaste, Jean fixe le vieillard qui trouve rapidement un fauteuil pour se reposer.
Les amarres du bateau sont aussitôt larguées.
Le moteur est lancé.
La vitesse du vent et les vagues contre la coque les empêchent de se parler.
Jean serre Marine contre lui.
Harry Hathaway se tourne un moment vers Jean.
Ils échangent un petit salut muet.
L'hydravion n'a que huit places pour les passagers.
Le reste de l'espace est occupé par le cargo, principalement des caisses de denrées.
Installés à leurs places, Jean et Marine se regardent en complices.
― T'es sûre, ma chérie? Encore temps de changer d'avis… Après, c'est pour le meilleur ou pour le pire.
Marine lui serre la main tout en hochant la tête d'acceptation.
Il l'embrasse, très amoureusement.
Leurs langues se délectent un bon moment.
― J'ai l'impression d'être dans une autre dimension, commente Jean, après le long baiser. J'ai jamais ressenti ça et pourtant on a encore rien fait…
― Je crois que je t'aime encore plus qu'avant, conclut Marine, avec des étoiles dans les yeux.
Les puissants moteurs de l'hydravion accélèrent.
Jean revient contre l'appui-tête.
Il sourit de bonheur pendant le décollage.
*
La double porte s'ouvre sur un luxueux bungalow tropical, décoré de très bon goût.
Marine entre la première en affichant un grand sourire de satisfaction.
Derrière elle, Jean inspecte l'endroit d'un regard circulaire.
― Ah, ouais… Bien… Vraiment bien…
Il examine des détails décoratifs.
Il effleure la qualité des meubles.
Tout est de première qualité.
Marine avance vers la grande terrasse ouverte sur la mer.
Jean se tourne vers le majordome, tout de blanc vêtu, resté dans l'entrée.
― Nos affaires? demande-t-il, avec assurance, à l'employé.
― Vos malles sont arrivées hier, monsieur… Tout a été soigneusement rangé par mes soins... Je pense que vous trouverez tout le nécessaire pour un séjour agréable… Mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis à votre disposition à tout moment… Jour et nuit… Je suis Mathéo. Il suffit d'appuyer sur l'un de ces boutons pour m'appeler.
La majordome indique le dispositif d'appel.
― Merci… Merci, Mathéo.
Jean tire de la poche de sa chemise un billet de cent dollars.
L'homme lève les mains en signe de refus.
― Tout est déjà réglé, monsieur… Vous n'aurez pas besoin d'argent sur l'île… Pour quoi que ce soit… Tout est compris.
Jean est ravi de l'entendre.
― Ok… Bien… Ça plane pour moi, Mathéo.
― Je vous laisse vous installer, conclut le majordome, en s'inclinant légèrement.
― Merci bien, sourit Jean.
L'employé quitte le bungalow.
Jean rejoint Marine sur la terrasse.
Elle tente un selfie avec le coucher du soleil et les cocotiers en arrière-plan.
― Y'a pas de signal, constate-t-elle déçue.
― Je crois que c'est le cas sur toute l'île… Tu vas pouvoir lui donner des vacances à lui aussi.
Jean prend le portable des mains de Marine.
Il le jette sur un grand matelas de bronzage.
― S'il y a une urgence? s'inquiète-t-elle. Mes parents… Les enfants…
― Julie devra gérer… Je lui fais confiance. Elle me coûte assez cher, après tout…
Jean prend sa femme dans ses bras.
― T'as remarqué? ajoute-t-il. Pas de télé… Pas d'ordi… Pas d'internet… Toute une semaine… Coupés du monde... Rien que ça, je trouve que ça vaut le prix.
― T'as payé combien, dis-moi?
― Un demi-million pour nous deux…
Marine ouvre de grands yeux, en ajoutant une grimace perplexe.
― Pour de vrai? C'est un peu beaucoup, non?
― Attends de voir la suite du programme, ma chérie.
Jean la couvre de petits baisers.
― Qu'est-ce qu'on va faire maintenant? souffle Marine, échaudée.
― On pourrait… Prendre un bain de minuit… Baiser sur la plage au clair de lune…
― Tu crois que c'est permis?
― Je crois qu'ici… Tout est permis!
Jean l'embrasse fougueusement, comme avant.