Dans son alcôve de la salle principale du deuxième étage, Clara termine le document sur son ordinateur.
Il ne lui reste que trois étapes.
Vérifier le texte, le formater et le transmettre à son chef de service.
Elle regarde sa montre.
Encore une vingtaine de minutes…
Elle a assez de temps pour le boucler.
Après le travail, elle ira chercher les enfants à la sortie de l'école, faire quelques courses au supermarché et préparer le dîner.
Son portable sonne.
Il est au fond de son sac à main, posé à ses pieds.
Elle ne l'a pas sorti depuis la pause du déjeuner.
Elle ne voit pas l'écran.
Tout en continuant de travailler, elle se demande qui peut bien l'appeler sur son numéro privé.
Elle ne répond pas.
La messagerie vocale va s'en occuper.
Elle poursuit la rédaction.
Elle corrige des fautes de grammaire.
Elle simplifie quelques phrases.
Son téléphone sonne une seconde fois.
Clara pense à une urgence.
L'école?
Le correspondant n'a clairement pas envie de laisser un message.
S'il insiste cela ne fera que la perturber davantage.
Clara se décide à répondre pour être fixée.
Elle remonte l'appareil de son sac.
L'écran affiche un numéro inconnu.
Elle glisse le doigt sur le cadran.
— Oui, allô?
— Madame Chauvigny? demande un homme.
— Oui, c'est moi.
— Euh, pardon de vous déranger comme ça… Je voudrais d'abord vous donner mon nom parce que je ne veux pas que vous pensiez que ceci est un appel anonyme.
La voix de l'homme est nerveuse.
Clara ne la reconnaît pas.
Il parle fort comme s'il était dans un lieu public à la sonorité élevée.
— Alors… Mon nom, c'est Victor Lauthiers… J'ai quelque chose d'important à vous dire… S'il vous plaît…
— Allez-y… Si ce n'est pas trop long.
— Non, c'est l'affaire d'une minute. Voilà, madame Chauvigny… C'est à propos de votre mari.
Clara se redresse.
Elle arrête de relire son texte.
Elle écoute attentivement.
— Oui?
— Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie.
La phrase glace Clara de la tête aux pieds.
— Voilà, c'est tout… Donc, euh… J'ai dit ce que j'avais à dire. Au revoir, madame Chauvigny.
L'homme raccroche.
Clara est stupéfaite.
Elle est bouleversée.
Elle regarde son portable comme une arme qui vient de tirer un rayon paralysant.
Un raz-de-marée émotionnel la submerge.
Laissant tout en plan, Clara se lève d'un bond.
Elle quitte son espace de travail.
Elle avance d'un pas pressé, en gardant les yeux fixés sur la moquette grise.
Elle a son téléphone à la main.
Au bout de l'allée, elle aperçoit les portes des toilettes.
H à gauche.
F à droite.
Clara s'y réfugie.
Elle pousse la fine porte d'une stalle.
Elle ferme le loquet.
Elle s'assoit sur le couvercle de la cuvette.
Elle serre les genoux.
Elle baisse le nez.
Elle rejoue la scène dans sa tête.
Un homme…
Un inconnu l'appelle sur son numéro privé.
Il donne son nom.
Victor Lauthiers.
À moins que ce soit Lottier...
Bref, Victor Machin l'appelle.
Il n'a qu'une seule chose à lui dire.
Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie…
Est-ce une blague?
Un canular entre collègues?
Clara secoue la tête négativement.
Une blague n'est jamais aussi succincte.
Si on veut faire une blague à quelqu'un, on fait durer le plaisir.
On fait marcher la personne le plus longtemps possible.
Ce n'est pas une blague…
Clara analyse chaque détail de la conversation.
Victor était nerveux à l'appareil.
Anxieux…
Il avait dû tourner en rond avant de l'appeler.
Boire un verre d'alcool pour se donner du courage.
Clara l'imagine au comptoir d'un bistrot ce qui expliquerait la sonorité.
Ce qu'il a à lui dire, cela fait un moment qu'il veut le dire.
Comment est-ce qu'il la connaît?
Comment a-t-il obtenu son numéro de téléphone privé?
Clara fixe l'iPhone au creux de sa paume.
La liste des appels…
Elle vérifie.
Le dernier est identifié numéro inconnu.
Il est en mémoire dans l'appareil.
Elle pourrait rappeler.
Appeler cet homme pour lui dire quoi?
— Allô, monsieur Lostier? C'est Clara, à nouveau… Vous vous fichez de moi? Et puis, comment avez-vous eu mon numéro?
Non…
Ce serait ridicule.
L'information est transmise.
Cet homme n'a rien d'autre à lui apprendre.
Le message est passé.
Clara serre un poing de rage.
L'émotion la submerge.
Un tremblement des lèvres.
Comment a-t-il pu faire ça?
Clara cherche dans son esprit les indices des semaines passées.
Comment était Yves ces derniers temps?
Ordinaire…
Un peu distant…
Il est parfois bougon.
Accaparé par son métier, il est souvent distrait.
Il lui avait parlé d'un gros projet à l'horizon.
Était-ce cela qu'il insinuait?
Une affaire avec une autre femme?
Un divorce?
Clara est subitement prise d'un haut le cœur.
Elle se retourne.
Elle soulève le couvercle des toilettes en vitesse.
Courbée, elle penche la tête au-dessus de la cuvette.
Elle ouvre la bouche en grand.
Rien ne vient.
Le malaise s'éloigne.
Elle crache une salive épaisse.
Elle se redresse.
Elle respire.
Elle essuie d'un doigt le bord de sa lèvre.
Les obligations immédiates la tirent de son introspection.
Pas la peine de rester planquée…
Cela ne va rien résoudre.
Clara veut son mari devant elle.
Yves, confronté à l'accusation…
Yves, qui admet son crime.
Yves, qui reçoit sa sentence.
Clara actionne la chasse d'eau.
Elle quitte l'espace réduit.
Machinalement, elle se rince le bout des doigts sous le robinet.
Elle se sèche avec une serviette en papier gris.
Elle la bouchonne.
Elle la lance dans la corbeille déjà remplie.
Toujours son portable à la main, elle retourne vers son alcôve de travail.
Elle avance la tête haute.
Elle ne veut pas que ses collègues devinent son désarroi.
Personne ne doit savoir qu'elle est une femme trompée.
Clara retrouve son ordinateur.
Le texte sur l'écran attend son attention.
Une page de mots…
Elle la survole distraitement.
Elle corrige les soulignements en rouge détectés par le logiciel.
Elle scinde une phrase en deux.
Elle applique à toute vitesse les paramètres de style.
Titre…
Sous-titres.
Corps.
Elle estime que c'est suffisant.
En deux clics de sa souris, elle expédie le document.
Clara se lève.
Elle regroupe ses affaires.
Elle pose son sac à main sur le siège.
Elle enfile la veste de son costume restée sur le dossier.
Elle vérifie qu'elle a ses clés, son portable et son manteau.
Clara prend le chemin de la sortie.
Elle ne va pas saluer Joëlle, sa meilleure amie.
Elle pourrait se méfier.
Lire la détresse sur son visage…
Lui poser des questions.
La voir s'effondrer en sanglots.
Clara approche de l'ascenseur en bout de couloir.
Coup de chance, il arrive.
Elle court un peu.
Elle monte à bord.
La touche du rez-de-chaussée est allumée.
Un homme en costume gris est présent.
Elle ne le connaît pas.
Il l'honore d'un petit salut discret.
Clara l'ignore.
Elle quitte l'ascenseur la première.
Elle traverse le hall d'entrée.
Elle pousse les portes vitrées.
Dehors, l'air froid l'assaille.
Elle longe le mur gris bordé du jardinet épars jusqu'au parking mitoyen.
Elle remonte l'allée de véhicules jusqu'à sa ZOE.
En chemin, elle établit une liste mentale.
Rouler le plus vite possible jusqu'au bureau de Yves.
Le confronter…
Faire un scandale.
Que tous ses employés entendent qu'il n'est qu'un salaud.
Que sa conduite est inexcusable.
Clara se raisonne.
Elle n'aime pas se donner en spectacle.
Elle est une femme adulte.
Une femme responsable, âgée de trente-huit ans…
Elle a des obligations familiales.
Elle doit d'abord penser à ses enfants.
Clara s'installe derrière le volant.
Elle baisse le pare-soleil.
Elle se regarde dans le petit miroir.
Rien de son apparence ne doit trahir la déchirure qui la tourmente.
Elle est Clara.
De beaux yeux gris…
Une chevelure sable.
Elle force un sourire.
De belles dents…
Deux fossettes de charme.
Comment a-t-il pu trouver mieux?
Clara appuie sur le bouton de démarrage.
Les cadrans s'illuminent.
Elle enclenche la commande en marche arrière.
Un coup d'œil dans les rétroviseurs…
La voie est libre.
Sortie de son emplacement, elle enclenche la marche avant.
La petite voiture électrique roule silencieusement.
Clara suit le chemin qui mène à la rue.
Elle conduit en direction du centre-ville.
L'horloge du tableau de bord lui indique qu'elle a cinq minutes de retard.
Elle s'en étonne.
Combien de temps est-elle restée dans les toilettes?
Le moment lui a semblé rapide.
La phrase repasse en boucle dans sa tête.
Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie…
Clara conduit par automatisme.
Elle décortique la phrase.
Le mot-clé est coucher.
Coucher, c'est sérieux.
Ce n'est pas flirter.
Coucher implique un corps contre un autre corps.
Dans un lit…
Yves contre une autre femme.
Ils sont nus.
Ils ne font pas l'amour…
Ils baisent.
Qui est cette femme?
Victor a parlé de sa petite amie.
Une petite amie est une femme jeune.
Une femme qui commence dans la vie.
Que fait-elle, dans un lit, avec un homme marié, âgé de quarante-cinq ans?
Qui oserait briser un ménage de cette façon?
Clara freine sèchement au feu.
Elle ne veut pas s'embarquer sur cette pensée.
Elle ne veut pas condamner, à priori, une femme qu'elle ne connaît pas.
Le mal sur terre ne vient pas forcément des femmes.
Un affreux cliché…
La phrase de Victor est parfaitement bien formulée.
C'est Yves qui couche.
Yves qui a choisi l'adultère.
Yves qui doit arrêter.
Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie…
Le feu passe au vert.
Elle garde le pied appuyé sur le frein.
Clara frappe le volant de frustration.
La circulation n'avance pas.
Le monde est rempli de cons.
Des avertisseurs retentissent autour d'elle.
Le feu se remet au rouge.
Elle n'a pas bougé.
Clara cherche à se calmer.
Elle fait le vide dans son esprit.
Ne pas penser aux hommes.
Chercher un espace de paix dans ses pensées.
La grande maison de Fontenelle en été…
Les adultes boivent du vin à l'ombre de l'orme centenaire.
Elle a dix ans.
Elle joue sur l'herbe avec ses poupées.
Pas un seul souci à l'horizon…
La circulation reprend.
Clara roule avec concentration.
Quinze minutes plus tard, elle approche de l'Institution Saint-Joseph, école privée du primaire à la terminale.
Elle n'est pas la seule à ramasser ses enfants après l'étude du soir.
Elle se met en ligne derrière les véhicules des autres parents.
Elle cherche du regard.
Où sont-ils?
Où sont ses petits chéris?
Béatrice et Nicolas…
Elle les voit.
Ils attendent sagement avec leurs cartables à leurs pieds.
Clara leur fait un petit signe de la main enthousiaste.
Ils la voient.
Ils connaissent la manœuvre.
Pas une seconde à perdre dans l'opération de ramassage…
D'autres parents attendent derrière.
Un cirque quotidien qui demande de la réactivité.
La portière côté passager s'ouvre.
Nicolas se glisse à l'arrière le premier.
Béatrice le suit.
Les gros cartables colorés se retrouvent sur le siège avant.
Grimpé sur son réhausseur, Nicolas boucle sa ceinture.
Béatrice tire la portière adroitement.
Clara est déjà partie.
Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie…
Clara quitte la rue à sens unique de l'école.
Elle tourne à droite.
Elle ne veut pas penser à un homme capable de trahir ses enfants.
Béatrice a onze ans.
Nicolas a neuf ans.
Deux beaux enfants…
Deux enfants merveilleux.
Comment a-t-il pu faire ça?
Elle pourrait le tuer.
— Ça va, vous deux? demande Clara sur un ton enjoué. Tout s'est bien passé? C'était pas trop long?
Clara sait qu'ils ont besoin d'un moment pour changer de cadre.
Passer du mode école au mode maison…
Le chemin en voiture est toujours un moment de décompression.
Une vingtaine de minutes entre l'institution catholique du centre-ville et la petite bourgade périphérique de Mathieu.
— Vous avez l'air maussades… Tout va bien? relance Clara sur le même ton.
Elle jette un coup d'œil dans le rétroviseur.
Nicolas pique du nez.
Il y a clairement quelque chose qui ne va pas.
— Qu'est-ce qui ne va pas?
— Nicolas a fait caca dans sa culotte, déclare Béatrice froidement.
— Quoi?
Clara renifle.
Elle ne sent rien de particulier.
Nicolas commence à larmoyer.
— Ce n'est rien, mon grand, le rassure Clara. Ça peut arriver… T'as eu un accident? T'as pas pu aller aux cabinets à temps?
Nicolas est trop bouleversé pour s'expliquer.
— Eh m'man, ça commence à schlinguer à l'arrière.
— Ça suffit, Béa… Pas de commentaires, ça n'aide pas… Je voulais m'arrêter pour faire des courses mais on va rentrer immédiatement.
— Je suis désolé, maman, pleurniche le garçon.
— Ce n'est rien, mon poussin… On va s'occuper de ça.
De le voir affligé dans le rétroviseur, Clara a un pincement au cœur.
Quelle déveine…
Pas la peine de s'énerver sur les détails.
Surtout ne pas lui faire de reproche, cela pourrait le traumatiser.
Le mieux est de faire le vide mental.
Conduire sagement…
Ne plus penser aux hommes, petits ou grands, et leurs mille et une façons de chier sur la vie.
Clara est dans la petite salle de bains à l'étage.
Elle promène un gant de toilette sur le pénis et entre les jambes de Nicolas debout dans la baignoire.
La douceur du geste insistant provoque une érection chez le garçon.
Clara admire le petit sexe glabre de son fils.
Elle s'applique à tout bien nettoyer.
Le plus gros des selles molles est passé dans la cuvette des toilettes.
Les habits ont besoin d'un cycle court à soixante degrés.
Clara s'apitoie sur la mésaventure de son fils.
Elle pense à l'embarras s'il avait un cours de sport ou s'il avait été appelé au tableau.
Heureusement pour lui, le jean serré a gardé l'accident, comprimé dans son slip.
De longues heures désagréables assurément, mais pas la peine d'en faire un drame…
Usant de la pomme de douche, Clara rince le savonnage.
Plus une seule trace de caca…
Nicolas est propre.
Elle attrape une grande serviette éponge pour l'essuyer.
Elle l'aide à enfiler les affaires qu'elle a préparées.
Slip, t-shirt et bas de survêtement…
Le petit sexe se dégonfle aussitôt dans la culotte.
— Tu dis à maman si tu as encore mal au ventre. Je te ferais une bouillie de semoule ce soir. Comme quand t'étais bébé…
Le petit garçon se serre spontanément contre sa mère.
Le moment est attendrissant.
Clara le couvre de petits baisers.
Cela suffit à lui rappeler Yves.
Pourquoi gâcher tout ça?
Ruiner toute cette affection?
— Merci, maman.
Le garçon enfile ses chaussons souples.
Il quitte la salle de bains en vitesse.
Clara regroupe les affaires souillées.
Les tenant par le bout des doigts, elle descend vers le sous-sol de la grande maison.
Arrivée devant le lave-linge, Clara jette le baluchon dans le tambour.
Elle verse la lessive liquide dans le tiroir.
Elle choisit le programme court.
Elle augmente la température.
Elle regarde la machine démarrer.
Que faire à présent?
Aller faire des courses au petit supermarché du coin?
Elle n'en a pas le courage.
Elle trouvera bien quelque chose pour les enfants.
Yves n'aura pas le droit à un dîner.
De retour dans le couloir des chambres des enfants, Clara inspecte leurs activités.
Toujours la bonne élève, Béatrice organise son cartable pour le lendemain.
Nicolas joue avec des petites voitures en simulant des accidents.
Clara descend vers le salon.
Elle juge son intérieur.
Ils habitent cette grande maison depuis trois ans.
Construite sur plans, elle est supposée représenter ce qui se fait de mieux dans le neuf.
La cuisine, bien équipée, est intégrée au grand salon.
Une immense cheminée…
Des dénivelés dont un espace enfoncé pour les canapés.
Le décor est dénudé mais accueillant.
Yves adore recevoir leurs amis ou la famille.
Montrer son bel intérieur…
Étaler sa réussite.
A-t-il amené sa maîtresse chez eux?
Cette femme a-t-elle couché dans leur lit pendant qu'elle était avec les enfants à Fontenelle?
Ont-ils baisé dans le salon?
Les interrogations fusent en feu d'artifice.
Comment a-t-il rencontré la petite amie de Victor?
Milieu professionnel?
Milieu personnel?
Comment rencontre-t-on une jeune femme de nos jours?
Un site de rencontres?
Une appli de drague?
Postée devant l'îlot de cuisine, Clara attaque la préparation du repas des enfants.
Elle cherche dans les placards.
Elle pense à son couple.
Elle a rencontré Yves à une fête de mariage.
Il était le témoin.
Elle servait les petits-fours.
Il était magnifique dans sa redingote grise.
Un mariage de bourgeois friqués dans un petit château des environs.
Pourquoi l'avait-il remarquée?
Qu'avait-elle de spécial ce jour-là?
Elle prenait sa pause.
Elle fumait une cigarette adossée à la camionnette du traiteur.
Yves s'était placé directement devant elle.
Éméché, il avait posé une main contre le véhicule pour s'y appuyer.
Son bras était à deux centimètres de sa joue.
Il l'avait regardée droit dans les yeux en déclarant:
— Un jour, ce sera nous…
Clara avait éclaté de rire.
Quel toupet…
Quelle accroche de dragueur.
Ils avaient rigolé en flirtant pendant dix minutes, jusqu'à ce que son chef vienne la houspiller.
Un échange de coordonnés.
Quarante-huit heures après, elle couchait avec lui.
Bel homme…
Belle situation.
Bonne personnalité.
Elle était tombée dans le panneau.
Quinze ans plus tard…
Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie…
Clara chasse le souvenir.
Elle trouve un fond de semoule pour Nicolas.
Béatrice aura droit à des pâtes et du jambon.
Clara ouvre la porte du réfrigérateur à l'américaine.
Du côté boissons, elle s'empare de la bouteille de vin blanc entamée.
Elle se sert un grand verre à pied.
La fraîcheur de la boisson lui fait du bien.
Elle va avoir besoin de courage ce soir.
Yves sera de retour dans moins de deux heures.
Plus tard, Nicolas avale la semoule que Clara a saupoudrée de sucre en poudre.
L'accident à l'école est oublié.
Clara décide de ne pas en parler.
Elle se fiche de connaître les circonstances.
Elle a lu un livre de psychologie de l'enfance.
Les événements humiliants peuvent avoir de graves conséquences pour le développement.
Une expérience pareille est impossible à oublier.
Mal gérée par un parent, elle peut amener à des troubles de la sexualité notamment au fétichisme.
Pour un garçon, le désir ultérieur de voir des femmes déféquer…
Difficile pour Clara d'imaginer que son petit garçon sera un jour adulte.
Qu'il aura des pulsions sexuelles.
Toute une personnalité secrète de désirs plus ou moins avoués…
Comment éduquer un homme de nos jours?
Existe-t-il seulement une méthode valable?
Clara entend tout et son contraire.
Des professionnels de la santé qui cherchent le bon chemin mais qui tâtonnent dans le noir.
Des avis qui provoquent beaucoup de confusion dans la gestion d'une famille équilibrée.
— Tu ne manges pas, maman? demande Béatrice en avalant ses pâtes au beurre tout en tenant sa tête de sa main libre.
— Je vais manger avec papa. Quand il sera de retour.
— Il travaille tard en ce moment.
— Tu trouves?
— Il est tout le temps au bureau.
— C'est vrai… Parfois, je ne le remarque plus.
— Quand je serai grande, je ne vais pas travailler.
— Comment ça?
— Je vais épouser un milliardaire comme Bill Gates.
— Tu n'as pas envie de gagner ton propre argent? D'être indépendante? C'est important de l'être pour une femme…
— Toi, t'es pas obligée de travailler.
— Je le fais parce que j'aime ça. J'ai fait des études, tu sais.
— Je ne veux pas faire des études. Je préfère me dorer la pilule sur un bord de piscine.
— Toute ta vie? Tu risques d'attraper un cancer de la peau.
— Alors, je ferais du shopping toute la journée.
— Ton milliardaire te laissera faire?
— Il suffit de le sucer.
Clara s'étouffe en avalant, au même instant, une gorgée de son vin.
Elle tousse.
Son visage est cramoisi.
Il lui faut une demi-minute pour retrouver sa composition.
Les enfants mangent comme avant.
— Qui t'a dit ça, ma chérie?
— C'est Mila… Il paraît que ça marche à tous les coups.
— Tu diras à ton amie Mila que ce n'est pas une bonne idée.
— Alors, explique…
Clara est gênée.
Nicolas n'écoute pas.
Sa semoule ne l'intéresse déjà plus.
Il joue avec un petit soldat en plastique vert.
— Vous voulez un yaourt? demande Clara.
— Actimel! lance Nicolas, en sautant de sa chaise.
— Tu peux le boire dans ta chambre, autorise Clara. Je passe après pour le pyjama et les dents.
Rapide comme une fusée, Nicolas ouvre le réfrigérateur.
Il s'empare d'un petit pot en plastique blanc.
Il part en courant.
Clara le regarde filer.
— J'attends, déclare Béatrice, déterminée à s'éduquer.
Clara regarde sa fille qui croise les bras devant elle.
Elle ne sait pas trop quoi lui dire.
Elle soupire.
Le monde est tellement sexualisé.
Clara ne se sent pas préparée.
Elle a déjà acheté à Béatrice les petits livres qui détaillent la mécanique interne.
La reproduction…
La grossesse.
L'arrivée d'un bébé.
Ces fascicules ne parlent pas vraiment de sexe.
Ce que les hommes font avec les femmes.
Ce que les femmes acceptent de faire pour être avec un homme.
Clara pensait attendre que Béatrice ait ses règles avant d'approfondir le sujet.
Ce qui ne devrait plus tarder…
Elle a lu que les filles les avaient de plus en plus tôt.
Neuf ans, pour certaines…
Des petites en primaire avec des serviettes hygiéniques à gérer.
Quelle était la cause de cette précocité?
Trop d'hormones dans la nourriture?
Trop de produits laitiers?
Clara avale une gorgée de vin.
— Ce que tu as dit, ma chérie… Sucer un homme… C'est une expression à caractère sexuel. Ce que tu as évoqué, grâce à l'information de Mila, s'appelle… Techniquement… Une fellation… Qui vient probablement d'un mot latin.
— C'est quoi?
Béatrice est attentive.
Clara se demande si sa fille se moque d'elle.
— C'est un acte lorsqu'un homme et une femme sont ensemble intimement. Tu sais, ensemble sexuellement… Une fellation c'est quand l'homme introduit son pénis en érection dans la bouche d'une femme.
Béatrice visualise.
Elle grimace.
— Berk…
Clara réalise que sa fille a peut-être demandé plus qu'elle espérait apprendre.
Le sujet demeure épineux.
Clara soupire.
Comment faire autrement?
En sixième à Saint-Joseph, il ne faudra pas longtemps avant qu'un garçon lui colle une image de fellation sous les yeux.
Autant savoir comment les choses s'appellent.
Le vocabulaire compte pour beaucoup.
Sa mère ne lui avait jamais rien dit de tout ça.
Clara n'était pas du tout préparée pour la première fois.
Sa première fellation…
— C'est pour cela que j'étais surprise quand tu as parlé de ça, ma Béa… Tu pensais à quoi, toi?
— Je croyais que ça venait de l'expression sucer la moelle… L'idée de prendre tout son argent.
Clara est confuse.
C'est pas bête…
Béatrice était complètement ailleurs avec sa pensée.
— Oui, on peut penser à ça, aussi… Mais, alors dis tous les mots rapidement, sinon les adultes vont mal interpréter… Ils vont penser à l'autre chose.
— Tu crois?
— Je le sais… Mais, je veux ajouter que cet acte… Une fellation. Une femme ne devrait jamais le faire. Lorsque tu aimes quelqu'un qui te respecte, il faut toujours le regarder droit dans les yeux. Jamais se mettre à genoux devant lui.
Clara débarrasse les assiettes.
Elle devine que sa fille aimerait en savoir plus.
Elle estime aussi que ce n'est pas le moment.
Son opinion des hommes est actuellement gâtée.
Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie…
— Tu veux un dessert, ma chérie? Il y a des yaourts… Non, prends un fruit plutôt. Je crois qu'il est temps qu'on arrête avec toute cette nourriture industrielle.
— Oui, c'est ce que Mila dit aussi. Elle a commencé un régime. Elle ne mange plus à la cantine…
— Elle est dans ta classe cette Mila?
— Elle est assise à côté de moi. Elle a maintenant une grande sœur parce que sa maman s'est remariée… Alors forcément, elle sait beaucoup plus de choses.
— On en reparlera… T'es prête pour demain?
— Oui. Je peux regarder la télé?
— D'accord… Mais, tu te mets en pyjama et tu te laves les dents. Et la télé, c'est que jusqu'à l'arrivée de papa... Après, tu files au lit. Tu lis un livre.
— Oui, maman.
Béatrice descend de son siège.
Elle se déplace jusqu'au réfrigérateur.
Elle s'empare d'un pot d'Actimel avant de se diriger vers les chambres.
Clara range les assiettes sales dans le lave-vaisselle.
Elle est prise d'un léger vertige.
Elle se tient au comptoir.
Elle respire pour le laisser passer.
Elle regarde l'horloge du four.
Plus qu'à attendre…
Non.
Elle entend un bruit de moteur et le son des pneus sur les graviers devant la maison.
Yves rentre du boulot.
Son cœur accélère.
Elle est anxieuse, presque terrorisée à l'idée de lui parler.
Je voudrais que votre mari arrête de coucher avec ma petite amie…