Après leur déjeuner à la cantine de l'entreprise, Clara et Joëlle fument une cigarette à l'extérieur.
En retrait des containers à ordures, le lieu honteux est condamné par la direction sous ordre d'une société qui infantilise.
— Yves m'a trompé, déclare Clara.
— Avec qui?
— Pas trop créatif le petit mari… Avec une employée de sa boîte. Il m'a raconté le pourquoi du comment. Un vrai découpage de mensonges. Tu sais quand tu prends une feuille de papier, tu la plies plusieurs fois et tu découpes les bords avec une paire de ciseaux… Quand tu déplies, ça fait un motif régulier, très rassurant… Il voulait presque me faire croire que ça faisait partie de son grand coup immobilier.
— Tu la connais?
— Non… Une jeune, bien entendu. J'imagine le genre… Non, je sais quel genre lui plaît. Il les aime bien un peu pute des pays de l'est, avec des grosses lèvres… Je t'assure que Staline nous manque. Le mur tombé, c'est une invasion de sauterelles.
— Elle est russe?
— Non… Là, je déconne… De toute façon, je dis n'importe quoi… Je suis complètement déboussolée.
— Qu'est-ce que t'as fait? Tu l'as mis à la porte?
Clara souffle un épais nuage de fumée.
— Non… Je ne suis pas encore décidée.
— Comment ça, tu n'es pas encore décidée?
— Je ne sais pas quoi faire, Joëlle.
— C'est le divorce, non?
— Je dois penser aux enfants.
— Est-ce que lui pense aux enfants? Est-ce qu'il s'en occupe seulement?
— Pourrait mieux faire comme tous les mecs… Mais, je ne sais pas, Joëlle… Je ne veux pas me retrouver mère célibataire avec deux jeunes enfants sur les bras. Tu n'imagines pas le boulot que ça représente.
— Quoi? C'est plus que maintenant? Qui les voiture à l'école, matin et soir?
— Moi.
— Qui fait les courses?
— Moi.
— Qui prépare les repas?
— Moi.
— Qui lave le linge?
— Moi.
— Qui fait le ménage?
— C'est Olena… Elle vient deux fois par semaine. Elle est ukrainienne mais plutôt babouchka physiquement. Rien à craindre…
— Bon, alors la question c'est… Qu'est-ce qu'il fait au juste ton mari?
— Il bosse.
— Et là t'es où? Dans la mine des sept nains? Allô, y'a quelqu'un? Je veux dire, tu bosses, toi aussi…
— Oui, mais il gagne plus de fric… La grande maison de Mathieu, c'est lui qui l'a payé. Disons, que c'est lui qui a pris le crédit. Non, on a pris le crédit ensemble… Mais, c'est lui qui a donné les garanties.
— T'en voulais de cette baraque?
— C'est grand. Un jardin…
— Sincèrement…
— Non, j'en voulais pas. Elle est trop mal fichue. Trop loin… C'est mort comme coin. Un bled de retraités.
— Attends… J'entre maintenant toutes les données dans mon tabulateur. J'appuie sur la touche entrée. Résultat… Tu t'es fait avoir, Clara. Tu me diras, t'es pas la première… C'est un truc de nanas. On flashe sur l'idée du mariage… On ne voit que les noces et la lune de miel… Pas une pensée pour la suite. Le quotidien… La galère que c'est tout ça. C'est bien fichu, tu me diras… La robe blanche de princesse fait partie de la conspiration. Tout doit ressembler à un rêve… En vérité, la femme passe la journée avec un bandeau sur les yeux. Elle ne doit pas voir la réalité… La réalité? C'est… Je vais user d'un grand mot, à présent… C'est l'esclavage. J'ai lu ça dans un forum, y'a pas longtemps… Homme ou femme, le mariage c'est l'esclavage. Esclave du foyer pour les unes. Esclave de la société pour les autres.
— D'accord… Mais, quoi? Je dois dormir seule, en plus de ça? Je dois plus baiser?
Joëlle écrase son mégot du pied. Clara s'approche d'elle en confidente.
— Après la grande scène, je me suis laissée… Tu sais…
— Il t'a baisée?
— Chut… Pas si fort.
Clara regarde autour d'elle. Deux collègues fumeurs les observent.
— Pourquoi t'as fait ça? s'insurge Joëlle.
— Je vais peut-être te surprendre mais je l'aime tout de même… Il a plein de bons côtés. D'abord, il est gentil… Il est bien élevé. Il n'engueule pas les enfants. Il ne leur tape pas dessus. Ni moi, d'ailleurs… Il est généreux. Je veux dire, la maison… Les voitures… Au départ, c'est pour notre bien-vivre. Nous éloigner de la zone du centre-ville, pour notre sécurité. Un cadre agréable… Du bon air. De la nature. Yves sait parler. Il a toujours quelque chose d'intéressant à dire. Il lit… Il s'intéresse à la société. Je ne m'ennuie pas avec lui. Et puis, j'aime être dans ses bras. Je dors mieux s'il est dans le lit. Je prends tout de même mon pied depuis quinze ans…
— Dis comme ça… Je craquerais presque. Mais ma chérie, t'as la mémoire courte… Il baise régulièrement avec une petite jeune, probablement bien roulée. À qui pense-t-il tout le temps? T'es en sursis…
Clara soupire. Elle regarde l'écran de son portable.
— Faut que je retourne à la mine.
— T'es pas décidée?
— Je me donne jusqu'à ce soir… Mais t'as raison, quelque chose doit changer.
Clara quitte le bureau.
Elle ramasse les enfants qui l'attendent après l'étude.
Béatrice et Nicolas affichent des visages épuisés.
Clara est pleine de remords de les laisser si longtemps à l'école.
Encore un boulet psychologique…
Ne pourrait-elle pas rester tout le temps à la maison?
Pour mieux s'occuper d'eux…
Elle repense aux conseils de Joëlle.
Divorcer…
Un réflexe de célibataire qui n'a pour toute expérience que des séries à la télévision.
Dans la fiction populaire, la moindre incartade est punie d'expulsion.
On bannit le petit mari.
Pas pour se rendre la vie plus facile mais par principe moral…
Une fois les enfants installés à l'arrière, Clara démarre.
Elle change de direction à la fin de la rue.
— On va où? remarque Béatrice.
— Chez mamie et papy.
— Chic! s'enchante Nicolas.
— Au fait, tout allait bien aujourd'hui, mon grand?
— J'ai plus mon réhausseur.
— J'ai pensé que t'étais assez grand, maintenant.
— Je vois moins bien.
— Je sais… Ben tu vois, c'est un truc de grand. Plus on grandit, moins on voit ce qui se passe sur les côtés.
— C'est une anal-orgie, déclare Béatrice, pour étaler son savoir.
— C'est pas exactement le mot, ma chérie, explique Clara, en pouffant de rire. Il faut bien que tu écoutes en classe… On dit analogie. Ce que tu as dit, pourrait induire en erreur… Et puis, ce n'est pas une analogie, c'est une métaphore.
— C'est ce que j'ai dit, non… Qu'est-ce que j'ai dit? s'offusque Béatrice.
— Des conneries, comme d'habitude, s'esclaffe Nicolas.
— Attention au langage dans la voiture… Le prochain qui dit un gros mot rentre à pied.
— J'ai rien dit! râle Béatrice, en croisant les bras, vexée d'avoir été corrigée.
Chez ses parents, Clara se retrouve dans la cuisine à boire une tasse de thé.
Isabelle et Luc possèdent une maison dans le quartier de Caen nommé la Grâce de Dieu.
Clara y a passé sa jeunesse mais pas dans cette maison achetée pour la retraite.
— Ça ne le dérange pas, avec les enfants… On peut les mettre devant la télé, s'inquiète Clara.
— Ils aiment bien bricoler avec ton père. Il va râler un peu mais c'est bien pour lui un peu de surveillance… Alors, raconte plutôt ce qui t'amène en semaine. Je devine qu'il s'est passé quelque chose, déclare Isabelle en s'installant devant Clara.
Isabelle est toute fine.
Les cheveux teints, les ongles vernis, soignée d'apparence, elle fait des efforts pour conserver sa jeunesse.
Clara la détaille.
Elle a envie de fumer mais sa mère ne supporte pas le tabac chez elle.
Elle est nerveuse.
Elle joue avec sa petite cuillère.
La fatigue de fin de journée l'assaille.
Elle réalise qu'elle n'a toujours pas fait les courses.
Elle s'arrêtera, en chemin.
Les enfants seront impossibles mais ça ne fait rien.
Elle avale un peu de thé au citron.
Isabelle détaille sa fille, en attente de sa révélation.
Elle trouve Clara fatiguée.
Elle note les nouvelles rides qui creusent lentement son visage.
— C'est Yves, déclare enfin Clara.
Le prénom suffit.
Isabelle pose une main sur celle de sa fille.
Elle exprime sa compassion d'une grimace appropriée.
— Tu devines ou tu le savais déjà? s'étonne Clara.
— Ton mari, c'est le genre… Trop de… Trop d'argent et trop d'allure… Il plaît, forcément.
Clara grimace.
— Parce que c'est pas de sa faute?
— Bien entendu que c'est de sa faute mais tu dois aussi te mettre à sa place.
— Comment je ferais ça, moi?
— Pense qu'il voit beaucoup de gens… À Caen et pendant ses déplacements… Promoteur immobilier, il est sans arrêt en mouvement. Toi, c'est plus simple… Qu'est-ce que tu fais toute la journée? T'es derrière un ordinateur dans un petit espace carré. Tu parles à combien de gens? Une dizaine de collègues à tout casser… Toujours les mêmes. Yves, c'est un électron libre… Toi, tu tournes sagement autour de ton noyau.
— Tu lis un livre sur la matière?
— J'aime bien les analogies.
Clara pouffe de rire gentiment.
— Qu'est-ce qui te fait rire? demande sa mère.
— Rien… Je suis… Je suis vannée… Je ne sais pas quoi faire.
— Comment tu l'as su? T'as mis le nez dans son portable?
— Même pas… Un type m'a appelé au boulot pour me dire que mon mari devait arrêter de coucher avec sa petite amie.
— Un type? Tu le connais?
— Non.
— T'es pas sûre si c'est vrai…
— Si… Yves a confirmé, hier soir.
— Tu l'as confronté? s'étonne Isabelle en ouvrant de grands yeux.
— Oui.
— C'est pas malin… Pourquoi t'as fait ça?
— Ben… C'est la chose à faire, non? Justement pour savoir si c'est vrai…
— Pas comme ça… C'est dans l'autre sens qu'il faut avancer… C'est avec le type qui t'a appelé que tu devais parler. Savoir déjà qui c'est et quelles sont ses véritables intentions…
— Pourquoi?
— Pour apprendre… Pour avoir plus de renseignements.
— Ça amène à quoi?
— Ça te donne l'avantage… Toi, tu sais… Yves, lui, ne sait pas que tu sais. C'est un énorme ascendant.
— T'es qui, là? Machiavel? Je ne suis pas à la cour des Médicis…
— Une affaire, c'est jamais si simple… Il y a des tenants et des aboutissants. Tu dois avoir une idée de l'ensemble.
— Quel ensemble? Il baise une de ses employées. Je ne vais pas écrire une thèse de master.
— Non… Mais, tu ne vas pas tout saborder pour autant. Ce que tu as plus ou moins fait en le confrontant.
— Je n'ai rien sabordé du tout. Je voulais juste savoir la vérité.
— Tu l'as maintenant… T'es plus avancée? Qu'est-ce que tu as gagné? Plutôt que d'être tranquille dans les gradins à observer le match, t'as pris une raquette et t'es montée au filet. Dans quatre-vingt pour cent des cas, ces petits écarts masculins ne donnent rien… C'est du vent… En général, c'est la maîtresse qui en a vite assez… Ou elle se trouve une meilleure perspective d'avenir. Un homme marié, ce n'est jamais le premier choix d'une femme… Surtout une jeune femme. En général, c'est plutôt une affaire de fric. Pour se tirer d'une situation tendue… Si tu sais ce qui se passe véritablement, tu sais où ça va aller… Ensuite, tu peux jouer ton jeu pour calmer la situation. Ton but, ma chérie… Ton but de femme mariée… C'est de garder ton mari. Pas l'inverse…
— Je ne dois pas divorcer?
— Jamais de la vie! Regarde ce que ça a fait à ton imbécile de frère. Il ne décolle plus, tu sais. Un vrai cas de bêtise aggravée…
— Alors, qu'est-ce que je fais, maintenant? Je ferme les yeux, c'est ça?
— Trop tard! T'as mis les pieds dans le plat… Maintenant, tu dois ravaler ton amour propre et espérer que ça passe rapidement.
— Je ne vais pas laisser Yves me tromper sans conséquences. Jamais!
— Tu vas tout casser, Clara… Pense aux enfants… Pense à ce que ça leur fait… Encore une fois, regarde ton frère si c'est pas assez. Il a repris dix kilos… Tu verrais chez lui… L'horreur.
— Papa t'a déjà trompé?
Isabelle marque une pause.
Elle boit une gorgée de sa tasse en méditant.
— Oui, avoue-t-elle finalement. Et ça ne m'a pas gênée…
— Arrête!
— Regarde où je suis aujourd'hui… Imagine que je sois restée seule. Où est-ce que tu penses que je serais? Mieux qu'ici? Même Fontenelle, je ne l'aurais plus…
Clara rumine.
— C'était y'a longtemps?
— Ce ne sont que des phases… Ton père n'a pas la tête à ça. C'était plus sexuel qu'autre chose. Et, je vais te dire, ma chérie… C'est toujours sexuel à ce stade. De la passion… On se met des idées dans la tête. On se projette dans les bras d'une autre. Sûrement qu'elle doit être meilleure… Puis, la réalité rattrape la fiction… Peut-être que cette jeune femme ne veut même pas de rapport… Son idée d'un bon moment, c'est juste de faire semblant en attendant son petit cadeau.
— Ça ne t'a jamais rendue furieuse?
— Bien entendu, mais je sais que les hommes sont faibles… Des petits garçons… Ils n'arrivent pas à nos chevilles… Mais, on les aime bien quand même. Ils bricolent dans la maison. Ils aident avec les mots fléchés. Ils débouchent les cabinets.
— C'est un peu léger, tout de même.
— Pense à la solitude insoutenable que serait ma vie sans lui… Alors, une ou deux aventures qui ne mènent à rien… C'est pas très cher payer.
— Je ne peux pas vivre dans le faux.
— Si tu sais mieux que moi, je t'en prie ma chérie… T'es encore jeune. Un divorce c'est lourd mais peut-être que tu pourras t'en tirer et te trouver un second mari… Qui fera exactement la même chose… C'est un jeu de dupes. Je vous le dis, femmes d'aujourd'hui… Vous regardez trop de séries à la télévision sans réaliser que les scénaristes sont des jeunes branleurs, incapables de se trouver un rencard. C'est du fantasme, tout ça…
Clara termine sa tasse.
Elle médite l'opinion de sa mère en se remémorant les paroles de Joëlle.
Peu d'expérience face à la réalité de la vie…
Les paroles de sa mère sont censées mais impliquent une acceptation.
Un rabaissement…
Yves s'accapare plus.
Pour cela, elle doit se contenter de moins.
Retomber d'un niveau…
— Je dois y aller… J'ai encore les courses.
— Pourquoi vous ne restez pas tous les trois à dîner? Tu coupes ton téléphone. Tu laisses Yves passer la porte. Vous n'êtes pas là… Il va s'inquiéter. Imaginer le pire... Réaliser comment ça pourrait être sans vous trois… Et après, la joie quand vous rentrerez comme si de rien n'était.
— Si c'était lui qui ne rentre pas, ce soir?
— Le résultat est le même… T'as pas à faire la cuisine.