— Comment ça se passe pour le moment? demande Joëlle.
Clara sirote son gin fizz.
Elles ne sont que toutes les deux au Mistigri, un bar du centre-ville.
Les deux autres amies de Joëlle se sont décommandées à la dernière minute.
— Plutôt bien… Mais ce n'est que la première semaine… Une demi-semaine pour être précise. Je ne me fais pas trop d'illusions. Il y aura des catastrophes. Il y a toujours des catastrophes avec Yves. C'est comme ça qu'il apprendra… Moi, par contre, je dois apprendre à déléguer… C'est un truc chez nous les femmes qu'il faudrait corriger.
— C'est-à-dire?
— Le sens du devoir… Nous avons un sens du devoir trop développé. Prendre des responsabilités c'est bien, mais il ne faut pas tout prendre sur nous. Pas la peine de tout gérer… C'est comme ces mères-hélicoptères. C'est de pire en pire. Elles surveillent tout, tout le temps… Moi, je ne veux m'inquiéter que si la gendarmerie ou l'hôpital appellent. Le reste, je le laisse aux autres quand c'est à eux d'être responsables. Je veux faire ma part, rien de plus…
— Oui mais, les hommes justement, on ne peut pas leur faire confiance… C'est ça l'idée. Ils ne sont pas responsables. Ils vont au plus vite. Et franchement parfois, ils sont vraiment dégoûtants.
— Je croyais que tu allais dire dangereux.
— Oui, ça aussi… Dégoûtants et dangereux.
Les deux femmes rigolent en chœur.
Clara jette un coup d'œil autour d'elle pour voir si quelqu'un la remarque.
Elles sont quasiment les seules dans la salle.
Clara avale une nouvelle gorgée de sa boisson alcoolisée.
Elle soupire avant d'ajouter:
— Les hommes ne réalisent pas que nous passons notre temps à ramasser après eux. Sans arrêt, depuis le début de l'humanité… Ils trouvent ça naturel. Yves est capable mais son éducation n'est pas bonne. Il n'a jamais rien fait chez lui. Sa mère s'occupait de tout. Une mère au foyer… Une mère 24/7. Il me voit en remplaçante de sa maman adorée. La mère rêvée puisque celle-là en plus il a le droit de la baiser.
— Arrête…
— Les garçons sont comme ça, tu sais… Il n'en faudrait pas beaucoup au mien… C'est parce qu'ils bandent sans arrêt. Les femmes aussi, tu me diras… Mais, ça ne se voit pas. C'est moins démonstratif… Mon petit garçon a sa petite queue toute dure qui dépasse de son pyjama, tous les matins quand je le réveille.
Joëlle réagit d'un rictus troublé.
Clara rit un peu avant d'avaler une nouvelle gorgée.
Elle regarde autour d'elle de nouveau.
Deux habitués s'installent au bar.
Clara les juge aussitôt.
Elle ne leur donne pas la moyenne.
Recalés sur dossier.
— C'est mort ici, commente Clara.
L'alcool commence à faire de l'effet.
— T'as raison, confirme Joëlle en estimant les deux hommes âgés. Il y a de moins en moins de monde en semaine. Trop de distractions, ailleurs… J'ai lu que les jeunes hommes passaient maintenant plus de temps à jouer avec des jeux vidéo qu'avec leurs petites amies. S'ils en ont une…
— C'est probablement faux mais ça sonne vrai… Je vois ce que tu veux dire. Mais leurs pères… Où sont-ils? Je me ferais bien draguer par un toubib divorcé.
— Trop de concurrence… Tu vois, comme les jeunes hommes ne font pas ce qu'il faut, les jeunes femmes du coup s'ennuient. Elles se tournent vers les quadras et plus… Avec les applis, elles piquent notre territoire… Il ne reste rien pour nous, à part les maisons de retraite ou les vicieux.
Clara éclate de rire.
Elle termine son verre d'un trait.
Un peu d'ivresse lui fait du bien.
— On commande une nouvelle tournée?
Plus tard, Clara quitte le bar en tenant Joëlle par le bras.
Elle a trop bu pour prendre le volant.
Elle grimace de la galère de rentrer en taxi jusqu'à Mathieu.
Putain de bled à la con…
Quand elle était jeune, ce n'était pas un problème.
Elle avait un studio pas loin.
Une affaire, achetée par son père sous un toit de la rue Quincampoix.
Elle adorait son petit espace.
Elle s'y sentait tellement libre.
Si elle trainait dans un bar le soir, elle rentrait à pied.
Jamais de soucis de bagnole, de stationnement ou de contrôle d'alcoolémie.
La maison de Mathieu est beaucoup trop éloignée.
Elle n'aurait jamais dû accepter.
Une idée d'homme qui veut femme, enfants et prison.
— Viens, chez moi, déclare Joëlle. T'es pas en état de conduire.
— J'ai pas d'affaires… Pas d'habits pour demain.
— Je t'en prêterais. Envoie un texto à ton petit mari.
— Si je lui dis que je découche, il va penser que…
— Laisse-le penser ce qu'il veut. Vivre, c'est vivre sa vie.
— T'as un matelas gonflable pour moi?
— J'ai mieux… J'ai un grand lit. Deux couettes…
— T'es sûre, Joëlle? Je ne veux pas m'imposer.
— T'es jamais allée à une pyjama-party quand t'avais seize ans?
— Non, pas vraiment… À l'époque ma mère n'aimait pas que mes amies viennent chez moi… Une vraie phobie.
— Alors, t'as plein de choses à rattraper.
Joëlle tire Clara en direction de son appartement à dix minutes à pied.
— C'était sympa, ce soir, même si on a fait chou blanc, commente Clara.
— Honnêtement, j'y vais pour parler avec mes amies… Je fais très rarement des rencontres masculines. Si c'est le cas, ils sont pétés et veulent juste une oreille… Tu pourrais te la couper et la laisser sur la table qu'ils seraient satisfaits.
Clara rigole.
— Comment tu fais, alors? Toi qui es seule?
— Je ne fais pas.
— Comment ça?
— Je vais te dire un truc, Clara… Je n'ai pas couché avec un homme depuis presque dix ans.
Clara est refroidie par la révélation de son amie.
— Mais c'est pas un drame, embraye Joëlle. On vit très bien sans…
— Mais t'es encore jeune, voyons.
— J'ai passé la quarantaine, tu sais.
— C'est jeune… Et puis, t'es belle. Laisse-toi au moins te faire sauter par les types du bureau.
Joëlle éclate de rire à son tour.
— Tout sauf eux… Je ne sais pas pourquoi mais Credifix ne recrute que des mièvres aux mains moites ou des petits gros qui perdent leurs cheveux.
— Je te l'accorde… C'est pas top comme sélection.
— Et puis de savoir que mon amant est un collègue, très peu pour moi… Obligée de voir sa tronche à la cantine.
— Ouais, t'as raison.
Dix minutes plus tard, Clara est assise sur le petit canapé de Joëlle.
Elle envoie un message à Yves.
Elle précise bien qu'elle dort chez Joëlle, sa collègue de bureau.
Son amie est dans la salle de bains.
Le message envoyé, Clara détaille l'intérieur.
Un petit deux-pièces très dépouillé avec un coin-cuisine en bordure du salon étroit.
Une décoration minimaliste.
Une petite télé à tube cathodique.
Des piles de magazines féminins.
— Tu peux y aller, l'informe Joëlle de la chambre à côté. Utilise la brosse à dents bleue. Je t'ai mis une serviette propre sur le WC.
— Merci, Joëlle.
Clara entre dans le petit espace.
Une douche.
Des toilettes.
Un lavabo intégré à un petit meuble.
Joëlle a préparé une serviette de bain et une nuisette en coton.
Clara trouve toujours curieux d'entrer dans une sphère intime.
Depuis qu'elle connaît Joëlle, elle n'est jamais venue chez elle.
Elle découvre un espace pauvre et triste.
Une femme qui vit seule depuis des années.
Comment fait-elle?
Clara urine.
Elle se brosse les dents.
Encore éméchée, elle se déshabille puis enfile la nuisette prêtée par Joëlle sans se démaquiller.
Elle garde sa culotte.
Elle dépose sa pile d'habits sur une chaise du salon.
Dans la chambre à coucher, elle trouve Joëlle sous sa couette à lire Marie-Claire.
Clara se dépêche de la rejoindre.
Elle vérifie son portable.
Pas de message de Yves. Il a l'air d'assurer.
— T'as déjà couché avec une fille? demande Joëlle, nonchalamment.
— Dans le même lit ou… Couché, couché.
— Le deuxième.
— Non.
— T'as jamais eu envie?
— J'espère que tu n'as pas d'idées derrière la tête.
— Non… Je t'avoue que j'avais une phase au lycée mais ça n'a rien donné. Comme d'habitude, je m'étais montée la tête… J'ai tendance à me projeter dans la vie d'une autre et, après, je pense que ça va m'aider si je les imite. La fille était lesbienne mais elle rêvait surtout d'être dominée par une autre nana. Chose dont je suis bien incapable…
Joëlle laisse son magazine tomber au sol.
Elle éteint la lampe.
Elles se retrouvent dans la semi-obscurité.
Les rideaux sont fins.
Le réverbère dans la rue forme un halo lumineux.
On entend la circulation du boulevard voisin.
— Tu t'es projetée en qui?
— Un moment, c'était toi… Je voulais ce que tu avais. Un mari comme le tien… Deux enfants. Une maison à Mathieu. Je pensais que je méritais tout ça et que c'était injuste de ne pas être toi.
— Jalouse?
— Pas jalouse, mais envieuse… Je pensais que c'était tout ça qui te rendait si heureuse.
— Je dirais la même chose de toi… Je t'envie aussi, Joëlle… Ton indépendance.
— Pourquoi est-ce qu'on veut toujours ce qu'on a pas? C'est comme ton mari… Pourquoi il va chercher midi à quatorze heures?
— Elle est jeune.
— Il n'y a pas que la jeunesse dans la vie.
— Hélas, si…
— Moi, j'ai le sentiment d'être sur un quai de gare sous la pluie. Toutes les dix minutes, il y a un train qui s'arrête mais je ne monte pas dedans. J'hésite en voyant les passagers derrière les vitres et, en fin de compte… J'ai quoi? Rien. Je suis trempée. J'ai froid. Je suis seule. Et en plus, je vieillis…
— Tu n'as jamais trouvé un homme qui te plaisait?
— Si… Il y avait un homme que j'aimais vraiment et il m'aimait aussi. Alors, que tout allait si bien… Que j'attendais le moment où il allait me poser la grande question… Eh bien… Il s'est suicidé. T'imagines un peu… L'homme que tu penses épouser… Il gare sa voiture dans un terrain vague. Il sort un pistolet de sa boîte à gants et il se tire une balle dans la tête.
— C'est affreux! Tu ne me l'as jamais raconté.
— Je me suis sentie affreuse. Tu vois la question… Est-ce que c'était de ma faute? Tout le monde savait que nous étions ensemble… Qu'allaient penser les gens?
— Il y avait certainement une autre raison.
— Bien entendu, il y avait une autre raison… Mais moi, je ne le savais pas. Personne ne m'a jamais rien dit sur sa situation financière. À l'enterrement, les parents et la famille… Pas un mot pour moi… Pour eux, c'est comme si j'étais enterrée avec lui… Un gros coup de déprime après ça… J'ai pensé que je voulais être lesbienne pour de bon. J'ai fréquenté un bar ou deux. Honnêtement, les vraies lesbiennes… Pas les filles des pornos qui font semblant… Les vraies lesbiennes avec leurs carrures de judoka, elles font encore plus peur que les mecs. Très peu pour moi…
Clara se tourne de côté pour regarder son amie.
— L'homme qui s'est suicidé… T'avais quel âge?
— Trente ans.
— T'as le souvenir de l'amour avec lui…
Joëlle se tourne vers Clara.
Elles sont les yeux dans les yeux.
Joëlle se mord un peu la lèvre avant de révéler:
— J'étais vierge… C'était mon premier.
La surprise est totale.
Clara ne sait quoi dire.
Joëlle se lance dans l'explication.
— Fille unique, mes parents m'ont trop couvée. J'étais la fille à l'école qu'est mal habillée. Les cheveux gras… Des lunettes. Pas dans le coup. J'étais pas invitée aux soirées. J'allais pas avec les copines au cinéma. D'ailleurs, je n'en avais pas… J'ai joué à la poupée jusqu'au bac… Même après. Je pensais que je n'étais pas normale. Je pensais que j'étais lesbienne mais ce n'était même pas ça. J'ai d'abord fait une école de secrétariat... Là, les filles étaient moins vaches qu'au bahut. J'ai commencé à les imiter... À lire des magazines féminins... Je me suis un peu transformée mais je n'avais pas de vécu, tu comprends. Les hommes me faisaient peur. Dès qu'il y en avait un qui me draguait, je fuyais... Comme mes parents n'avaient pas beaucoup d'argent, je vivais à la maison. J'étais toujours leur petite fille. Quand j'ai commencé à travailler, c'est moi qui payais le loyer.
— Que faisaient tes parents?
— Mon père avait travaillé pour Cerizay… Mais, après un accident du travail, il était handicapé. Il avait perdu ses deux bras.
— Pauvre homme… C'est affreux.
— Ma mère s'occupait de lui mais c'était toujours tendu chez nous. Je préférais m'enfermer dans ma chambre.
— Ils sont où maintenant?
— Ma mère est morte d'un cancer des ovaires quand j'avais vingt-cinq ans. Mon père vit dans un foyer.
Clara prend la main de Joëlle.
— Je ne savais pas qu'il y avait tant de drame chez toi.
— C'est comme ça… En même temps… Je veux dire, je n'y peux rien. C'est arrivé… Parfois, je pense avoir la poisse… Surtout après le suicide d'Alain. C'est probablement pour cela que je me projette sur les autres. Je me demande ce que serait la vie si j'étais eux…
— Je suis soufflée. Quand je te vois au boulot… Tu es sûre de toi. Professionnelle… Moderne. Belle à croquer.
— Je pique tout ce que je sais dans Elle et Marie-Claire. Je fais semblant… J'apprends aussi en te parlant… En t'examinant…
— Dis moi, Joëlle… As-tu vraiment deux amies qui boivent des coups avec toi tous les mercredis?
Joëlle se pince les lèvres avant de répondre:
— Non… Je suis désolée d'avoir menti… Je ne pensais pas qu'un jour tu aurais cette liberté. C'est bâti sur un vieux mensonge… Mais, je ne veux plus te mentir… Autant que tu saches qui je suis vraiment.
Clara retourne sur le dos.
Elle regarde le plafond lézardé.
Sa propre vie est tellement différente.
Son passé, aussi…
Tout ce qu'elle a.
Tout ce qu'elle a fait.
Elle serre la main de Joëlle.
— Dorénavant, je te réserve mes mercredis soirs… Tu vas voir, toutes les deux, on va trouver les hommes de nos vies.