Deux ans plus tard.
Derrière le bâtiment de Credifix, Clara allume sa cigarette d'après déjeuner.
Le temps est au gris.
Le moral de Clara, aussi.
La frustration face à sa vie lui sape son élan.
Elle se lève frustrée.
Elle se couche frustrée.
Elle voudrait plus d'elle-même.
Moins des autres…
Plus de liberté.
Moins de contraintes.
Elle rêve d'une autre vie.
Joëlle approche en revenant des toilettes.
Elle ouvre son sac à main.
Elle en tire une cigarette.
Clara, qui a son briquet Bic à la main, lui présente une flamme.
Joëlle tend le bout de sa cigarette.
Elles fument en silence.
Clara observe Joëlle.
Elle a tellement changé ces deux dernières années.
Un événement a tout chamboulé.
Trois mois après la nuit passée chez elle, le père de Joëlle est décédé.
La grosse surprise…
Un héritage.
De son vivant, l'homme, aigri par sa situation, n'avait jamais touché à l'argent d'indemnisation suite à son accident.
Une rente à vie…
Un virement mensuel qui tombait sur un compte d'assurance-vie.
Joëlle ne comprenait pas pourquoi il n'en avait jamais parlé.
Pourquoi il n'avait jamais utilisé cet argent.
Il préférait vivre à la limite de la pauvreté.
Laisser sa femme et sa fille dans le dénuement…
La somme, dont les intérêts étaient réinvestis automatiquement, année après année, avait beaucoup gonflé en trente ans.
Elle approchait le million d'euros nets après les frais de succession.
Joëlle était folle de joie en l'apprenant.
Elle avait aussitôt acheté un appartement dans un programme neuf.
Une voiture neuve.
Une garde-robe.
À quarante-trois ans, Joëlle revivait.
Bien habillée, toujours gaie, elle était métamorphosée par l'argent.
La transformation de Joëlle affectait de plus en plus Clara.
Elle en devenait jalouse.
Elle ne le montrait pas ouvertement mais n'en pensait pas moins…
Clara complimentait Joëlle à chaque occasion mais, au fond d'elle-même, elle ne pouvait pas s'empêcher de l'envier.
Autant elle trouvait normal que Joëlle puisse se projeter autrefois dans son bonheur, autant elle n'acceptait pas que l'inverse soit vrai.
Clara tire sur sa cigarette sans oser regarder Joëlle.
Elle fixe l'horizon gris au-delà du boulevard périphérique.
Le sentiment d'aigreur la serre au ventre.
Un goût amer dans la bouche…
Clara est constamment déprimée.
Le plan de mariage libre avec Yves n'a pas du tout fonctionné.
Elle est toujours mariée avec lui mais ils vivent séparés.
Yves n'a jamais réussi à remplir ses obligations.
Le calendrier Notre Couple 2.0 est passé à la poubelle virtuelle.
Trop d'occupations professionnelles.
Trop de distractions personnelles.
Les enfants souffraient.
Clara n'avait pas trouvé d'homme pour partager ses envies.
L'idée d'un mariage libre effrayait les quelques candidats.
À Paris, dans certains milieux, peut-être que cela fonctionnait…
En province, les mentalités étaient plus étroites.
Les hommes avaient l'habitude de faire ce qu'ils voulaient.
Les femmes étaient cantonnées dans des rôles traditionnels.
Épouse, maîtresse, vieille fille ou veuve…
Il n'y avait pas de nouvelle case.
Le moule local n'avait pas changé depuis la Quatrième République.
Avec le temps, Clara s'était découragée.
Elle ne supportait plus de voir Yves heureux à ses dépends.
Elle réalisait qu'elle lui avait signé un chèque en blanc sans penser à ce qu'elle recevrait en retour.
Pas étonnant qu'il avait accepté immédiatement.
Il était le genre à flairer une bonne affaire.
L'égalité à la maison était encore une illusion.
Yves ne s'intéressait pas vraiment aux enfants.
Il consultait à peine le calendrier commun.
Il n'aidait pas dans les tâches ménagères.
Il lui abandonnait les corvées pour sa semaine à venir, ce qui doublait sa charge personnelle.
Il argumentait que tout ce qu'il faisait n'était jamais assez bien.
Clara avait beau râler, rien n'y faisait.
Il est vrai que les femmes ont des idées claires sur la bonne tenue d'un foyer.
Les hommes s'en fichent.
Un tas de linge sale?
Ils passent à côté sans le remarquer…
Sans penser une seconde d'aller voir si les enfants ont assez de sous-vêtements propres pour le lendemain.
Sous sa responsabilité, tout était expédié.
Les repas, des plats surgelés ou livrés par un jeune Sri Lankais.
La crise avait véritablement éclaté lorsque Clara était rentrée de Fontenelle à l'improviste avec les enfants.
Elle avait surpris Yves et Laurence en train de baiser dans le lit conjugal.
Rien au monde ne pouvait la choquer plus que cela…
Furieuse, elle s'était réfugiée chez ses parents avec Béatrice et Nicolas.
Elle ne voulait plus jamais remettre un pied à Mathieu.
Ses parents l'avaient soutenue un moment mais arguaient que ce n'était qu'un mauvais moment à passer.
Elle allait lui pardonner…
Tout redeviendrait comme avant.
Trop remontée contre Yves, Clara avait loué un trois pièces médiocre dans un quartier en périphérie de Caen.
Elle avait changé les enfants d'école.
Ils étaient dans le public.
Yves, très accaparé par son entreprise, avait râlé pour la forme.
En fait, ça l'arrangeait…
Il n'avait pas beaucoup de temps pour la famille.
Il préférait prendre les enfants en fin de semaine.
Laurence habitait avec lui à temps plein.
Les enfants passaient leurs week-ends dans un Disneyland où tout leur était permis.
Ils revenaient le dimanche soir excités par le sucre et épuisés par les heures tardives passées devant la télévision.
Clara était furieuse.
Laurence lui avait volé son bonheur.
Non…
Sans s'en rendre compte, c'est elle-même qui le lui avait livré sur un plateau d'argent.
Joëlle parle à Clara.
Plongée dans sa tempête intérieure, elle n'écoute pas.
Son amie est une énigme.
Comment une femme, si terne au départ, encore vierge à trente ans, pouvait-elle se transformer de la sorte?
Depuis plusieurs semaines, Joëlle était toujours enjouée.
Rien au boulot ne semblait la décourager.
Une énergie débordante…
Quelle en était la source?
Puis, sans réfléchir, Clara déclare:
— T'as un amant, c'est ça.
Joëlle, qui parlait de tout autre chose, est d'abord désarçonnée.
Elle ajuste ses lunettes.
Elle lève le nez.
Expectorant un nuage de fumée, elle répond:
— Ça se voit?
— Oui… Et depuis un bon moment.
Joëlle sourit.
— J'avoue… Coupable à charge.
Fière de son bonheur, Joëlle affiche un visage rayonnant.
Clara baisse le nez.
Joëlle se défend:
— Je ne voulais pas te le dire parce que… Parce que, je ne…
— Je suis contente pour toi, Joëlle. Sincèrement… Comment est-ce qu'il s'appelle?
Joëlle se mord un peu la lèvre.
Elle s'approche de Clara pour murmurer:
— Thierry… Je suis complètement folle de lui. Je n'arrête pas d'y penser. Tout le temps… Toute la journée. Je n'ai jamais vécu ça. Je ne pensais même pas que c'était possible une passion aussi intense.
Clara est touchée par son amie.
Au fond d'elle, un pincement violent de jalousie...
L'héritage ne suffisait pas.
Elle trouve, à présent, l'homme de sa vie!
Merde…
Clara n'a pas été avec un homme depuis la crise avec Yves.
Et encore, l'homme en question était son mari…
Plus d'un an et demi dans le conflit et la frustration…
Sans un seul câlin amoureux.
— L'oiseau rare, ça fait plaisir d'entendre que ça existe, chantonne Clara pour dissimuler le véritable ton de sa voix.
— Tu sais, Clara… Il y a des… Il y a des hommes pour nous. Il ne faut pas baisser les bras. Parfois, il suffit de chercher ailleurs…
— C'est-à-dire?
— Je ne dis rien. J'ai déjà trop parlé.
Clara fronce des sourcils.
— Tu me le présentes?
Joëlle fixe l'horizon urbain.
— Je ne sais pas…
— Je ne vais pas te le piquer, tu sais.
— C'est que…
Joëlle écrase sa cigarette sous le pied.
— Qu'est-ce qu'il a de spécial? Il est marié?
— Non, c'est pas ça.
— Alors, présente le moi… Il a peut-être un ami?
Clara lance la remarque sans arrière pensée.
Joëlle est troublée.
— Je ne sais pas, Clara.
Clara écrase la sienne à son tour.
La direction a fait enlever le cendrier pour décourager l'utilisation de ce coin isolé par les quelques fumeurs acharnés.
Du coup, le sol est couvert de mégots que le service d'entretien doit balayer occasionnellement.
— Te sens pas obligée, conclut Clara, en rangeant son paquet de cigarettes et son briquet. Je suis heureuse pour toi… Sincèrement... Je crois que je suis juste un peu surprise que tu ne m'en aies pas parlé plus tôt. Je me souviens de notre pacte, tu sais... Mais, il n'est pas gravé dans le marbre… C'était un truc qu'on dit comme ça... Je suis contente de ton bonheur. Tu le mérites plus qu'une autre.
— Merci, Clara.
Le plan de sortir tous les mercredis soirs pour trouver les hommes de leurs vies avait échoué.
Clara était trop inconstante.
Joëlle s'était lassée.
La routine de toujours suffisait.
Déjeuner ensemble le midi, fumer une cigarette après.
Clara avait monopolisé la conversation, faisant de ses déboires familiaux le thème récurrent.
Que raconter d'autre?
Pour Clara, Joëlle était une femme figée.
Une amie qui ne jouait pas sur le même terrain.
La jeunesse de Clara avait été à l'opposé.
Des filles comme Joëlle, il y en avait une dans toutes les classes.
Moquées et ignorées… Des filles comme Clara, aussi. Populaires et admirées… Les deux groupes ne se parlaient pas. Joëlle était le genre de fille que Clara aurait martyrisée.
À quarante ans passés, leurs chemins se croisaient comme deux courbes sur un graphe.
Joëlle, du bas vers le haut.
Clara, l'inverse…
Joëlle possédait tout ce que Clara souhaitait pour elle-même.
Indépendance financière.
Un logement chic.
De beaux habits.
Un coupé sport…
Un homme à qui faire l'amour autant qu'elle le voulait.
De retour devant son ordinateur, Clara médite en suçant une pastille à la menthe.
Un amant…
C'est exactement ce qui lui manque.
La solution à sa frustration existentielle…
Mais dans sa situation d'urgence, comment le trouver?
En général, dès qu'un peu d'intérêt se manifeste, la conversation tourne court.
— T'es mariée?
— Séparée.
— Des enfants?
— Deux… Une fille de treize ans. Un garçon de onze ans.
L'homme affiche alors le visage d'un poilu de quatorze qui se couvre en vitesse de son casque à l'annonce d'un bombardement.
— Ça ne pose pas de problème si on…?
— Pour qui? Pour eux ou pour toi?
Une douche glacée…
Il n'y a pas de bonne réponse à cette question.
Un casse-tête pour tout le monde…
Un problème cérébral qui se heurte à un état d'esprit.
Qui bouscule une mentalité.
Pour surmonter cela, il faudrait que l'homme soit dans la même situation.
Des couples polyamoristes qui partageraient tout.
La France provinciale-bourgeoise est trop coincée.
Ses propres parents, soi-disant libérés par l'après-68 et la Révolution Sexuelle, détestaient l'idée.
Pour eux, c'était la pire solution car…
Soit on divorce, soit on se tait.
La règle d'or depuis la nuit des temps.
Machinalement, Clara pianote sur son ordinateur.
Elle lit le courrier du dossier.
Une demande sanglotante d'allègement de mensualités.
Bien vite, les idées fantasques s'éloignent.
La réalité reprend le dessus, ainsi que les grognements intestinaux de ses insatisfactions.
Clara se sent gonflée.
Elle se sent moche.
Elle a envie de péter.
Elle regrette les frites à la cantine.
Un ping attire son attention.
Un message sur son iPhone de la part de Joëlle.
J'ai été égoïste ces derniers temps. J'en suis désolée. Je t'invite chez moi pour dîner. Samedi soir, 19 heures. J'ai mis l'adresse en attachement. Love, Joëlle.
Clara sourit, réconfortée par l'affection de son amie.
Elle ne répond pas au message.
Par contre, elle refuse la demande d'allègement de mensualités du crédit.
Elle sélectionne la réponse type dans le menu du logiciel.
En trois clics de sa souris, c'est envoyé.
Après le travail, Clara passe devant le poste de travail de Joëlle.
— D'accord pour samedi. Je… Je dois apporter quelque chose? Ou quelqu'un? demande Clara, sur le ton d'une blague.
— Non, surtout pas… Thierry va amener un ami. Pour que l'ambiance soit équilibrée.
L'idée fait aussitôt vibrer Clara.
Une rencontre à l'aveugle…
Elle n'a pas vécu cela depuis la fac.
— J'ai déjà hâte d'y être. Merci, Joëlle.
Elles se font la bise.
Clara se dépêche d'aller chercher les enfants.
En chemin vers l'école, Clara répète mentalement la phrase en boucle.
Thierry va amener un ami…
Thierry va amener un ami…
Depuis la séparation avec Yves, Clara est méfiante des intentions masculines.
Elle ne veut pas d'un mec qui trompe sa femme.
Elle ne veut pas d'une aventure sans lendemain.
Elle ne veut pas d'un homme que sa situation personnelle incommode.
Est-ce que l'ami de Thierry sera compréhensif?