Le vendredi soir, après avoir ramassé les enfants à l'école, Clara est contente de s'en débarrasser.
Elle attend Yves.
Leurs sacs préparés, les enfants patientent devant la télé.
Une heure après l'heure fixée, elle reçoit un message de sa part:
Désolé. Je ne peux pas prendre les enfants. Je me rattrape la semaine prochaine. Promis juré.
Furieuse, Clara répond de trois emojis de colère.
Elle n'interrompt pas le programme des enfants.
Elle ouvre la fenêtre du balcon.
Elle allume une cigarette en regardant la morosité de son quartier.
Un ensemble d'immeubles gris et carrés...
Des parkings.
Des véhicules endormis.
Pas de commerces.
Pas de passants.
Pas de vie.
Le ronflement de la ville distante...
La défaillance de Yves ajoute à sa déprime.
Est-ce qu'il n'y a que cela à attendre de la vie?
N'a-t-on pas un droit individuel au bonheur?
Et ce bonheur, quel en est le prix?
Clara tourne ces interrogations dans son esprit.
Sa frustration émane aussi d'un sentiment de gaspillage.
Après tout, elle n'est pas si mal physiquement.
Son physique reste plaisant.
Elle n'est pas mannequin mais loin d'être moche pour autant.
Elle a un joli sourire…
Dans sa jeunesse, on le lui disait sans arrêt.
Depuis, moins…
Sourit-elle assez?
Sourit-elle encore?
C'est peut-être le problème…
Elle ne sourit plus.
Les hommes doivent penser qu'elle est chiante.
Mais, comment sourire quand tout ce qu'on fait, c'est régler les problèmes des autres?
Les problèmes des clients de Credifix…
Les problèmes de ses enfants…
Les problèmes avec son mari.
Clara ne sourit pas parce que rien ne lui donne envie de sourire.
Sa cigarette terminée, Clara annonce la mauvaise nouvelle aux enfants.
Pour ne pas trop les accabler, elle les emmène au McDonalds.
Ils commandent des menus complets.
Clara prend un coca et des frites...
Elle laisse les enfants jouer avec leurs téléphones.
Elle fantasme en pensant à la soirée chez Joëlle.
Un inconnu est toujours engageant…
Comment sera-t-il physiquement?
Jusqu'à quel âge est-elle prête à aller?
Cinquante ans?
Soixante?
S'il est tout gris et bedonnant, elle dira non…
Ou peut-être, oui…
S'il est soigné et poli.
Yves est plus âgé que Clara mais il ne fait pas son âge.
Clara n'a jamais fait l'amour avec un vieux.
Sauf…
Elle chasse l'idée.
Elle regarde la clientèle autour d'elle.
Un homme avec des cheveux gris lui rappelle son père.
L'âge n'a pourtant rien à voir avec la beauté.
L'âge, c'est surtout la maturité...
Un homme d'esprit qui pourrait la comprendre.
Répondre à ses attentes...
Et puis, il y a toujours le Viagra.
Il parait que ça fonctionne bien.
Elle imagine le visage du vieillard entre ses cuisses.
Elle en perd l'appétit...
Clara passe la journée du samedi à se préparer.
En plus des courses habituelles, elle achète une nouvelle paire de collants.
Au centre commercial, elle se laisse tenter par une manucure.
Un vernis rouge séducteur...
De retour chez elle, elle soigne ses escarpins noirs.
Elle vérifie que sa robe de soirée est présentable.
Après sa douche, elle épile ses jambes et ses aisselles.
Elle observe la touffe de son pubis.
Elle rase les bords.
Un élégant triangle brun...
Elle sait qu'elle ne va pas le montrer mais il faut être prête à toutes les éventualités.
Clara opte pour du classique.
Tenue noire accentuée de bijoux dorés et d'un beau foulard de soie coloré.
Maquillage léger...
Coiffure gonflante tenue par un nuage de laque.
Clara est prête.
Elle se montre aux enfants collés devant la télé.
Béatrice est la première à réagir.
— Tu sors?
— Comment vous me trouvez?
Nicolas la regarde à peine.
Il lève un pouce approbateur.
Béatrice ne commente pas.
Elle grimace d'incompréhension avant de fixer l'écran.
— Il y a des chips et du coca. Essayez de ne pas faire trop de miettes… Je ne devrais pas rentrer trop tard. Béa, tu fermes la porte à clé derrière moi, on ne sait jamais. Tu m'as entendu?
— OK.
Clara soupire devant le désintérêt de ses enfants.
— Et ne vous couchez pas trop tard…
Clara enfile son manteau.
Elle prend son petit sac noir.
Elle quitte l'appartement.
Elle descend par l'ascenseur défiguré de graffitis au feutre.
Elle se dépêche de prendre sa voiture, une Clio orangée d'occasion que son père lui a déniché.
La ZOE était au nom de Yves.
Après une vingtaine de minutes de conduite, Clara se gare au pied de l'immeuble de Joëlle.
La résidence est beaucoup plus bourgeoise que la sienne.
Les salaires chez Credifix sont moyens surtout pour les femmes qui gagnent nettement moins que leurs collègues masculins.
Yves travaille dans l'immobilier depuis qu'elle le connaît.
Par habitude, elle estime la propriété.
Un trois pièces neuf de ce standing coûte au minimum trois cent mille euros.
Clara soupire...
Elle jalouse le million de son amie.
Ce genre d'argent donne de l'indépendance.
Une sérénité totale face à n'importe quel avenir...
Yves est constamment à découvert.
Dans son milieu, le crédit est une obligation.
Ils montent leurs projets en se couvrant de dettes.
Ils sont toujours à la recherche de nouveaux prêteurs.
Yves a un mauvais rapport avec l'argent.
Il n'a l'œil que sur le passif.
Ce qu'il doit...
Pareil avec les enfants.
Il se fiche de leur avenir.
Il ne couvre que la bévue de la veille.
S'il se sent coupable, il leur achète des cadeaux.
Par contre, il laisse Clara se débrouiller avec son logement et tout le reste.
À chaque fois qu'elle se plaint qu'il ne l'aide pas financièrement, il lui dit de revenir à Mathieu...
Ce qui l'horripile davantage.
Laurence est une parasite...
Elle suce son mari, jour et nuit.
Clara condamne les portes de sa Clio.
À part son sac à main, elle ne porte rien.
Elle imagine que ces messieurs se sont occupés des fleurs et du vin.
Elle sonne à l'entrée du bas.
Le commutateur grésille.
Clara pousse la porte.
Dans le hall en pierres polies qui projette une ambiance d'opulence, elle vérifie sa coiffure dans le grand miroir.
Elle se force à sourire.
Trop de dents...
Nouvel essai, moins appuyé.
Trop bizarre, ce coup-ci...
Elle ne sait plus faire...
Vraiment.
Anxieuse, Clara entre dans l'ascenseur.
Elle appuie sur le bouton du troisième qui s'illumine sous son doigt.
Elle ouvre son manteau.
Elle ajuste le haut de sa robe joliment échancrée.
Elle veut mettre ses atouts bien en avant.
Arrivée à l'étage, elle cherche la porte de son amie.
Fontenay...
Le cœur battant, elle appuie sur le bouton de la sonnette.
Elle entend un carillon élégant.
La porte s'ouvre en grand.
Clara est très surprise de voir un garçon.
Quel âge peut-t-il bien avoir?
Seize ans, à tout casser.
Il est vêtu d'une paire de jeans délavés et d'une chemise blanche qui dépasse sous un pull fin, bleu marine, à col en V.
— Oh, pardon, s'affole Clara, en vérifiant le nom sur la sonnette. J'ai dû me tromper de porte.
— Clara?
— Oui.
— C'est bien ici… Je me présente. Je suis Thierry.
L'adolescent lui sourit de toutes ses dents.
Il a les cheveux foncés.
Une coiffure légèrement ébouriffée.
Un teint lisse...
Pas une once d'acné.
Clara est tellement sous le choc qu'elle ne peut plus bouger.
Elle est sidérée.
Le prénom tourne dans sa tête en tourbillon.
Thierry?
C'est lui le fameux Thierry?
En existe-t-il un autre?
— Entre, Clara… Entre. Joëlle termine de se préparer. Elle m'a demandé de te tenir compagnie. Je peux prendre ton manteau?
Le garçon a une excellente élocution pour son âge.
Il est étonnamment à l'aise.
Il la tutoie comme si la situation était parfaitement banale.
Clara devine que ce n'est pas un jeune d'un lycée public.
Sa tenue et l'intonation de sa voix indiquent qu'il fréquente une école privée d'un bon quartier.
Il la regarde avec son grand sourire.
Il est beau garçon, assurément...
— Euh… oui, répond Clara, après cette courte hésitation.
Clara fait un pas à l'intérieur.
Par réflexe, elle retire son manteau.
Galant, Thierry s'empare du haut de son col pour l'aider à l'enlever.
Il l'accroche à un porte manteau dans le placard de l'entrée.
Thierry lui fait signe d'entrer.
Serrant son petit sac à main contre elle, Clara avance vers le salon.
La belle grande pièce est préparée pour une soirée.
Petite musique douce.
Éclairage bas.
Quelques bougies...
D'un regard englobant, Clara découvre un intérieur beaucoup plus élégant qu'elle imaginait.
Les tapis.
Les meubles...
Les objets.
Joëlle habite dans le luxe.
Rien à voir avec le deux-pièces minable d'autrefois.
Son observation se termine par le groupe des fauteuils larges et du beau canapé.
Un deuxième garçon de seize ans bondit sur ses pieds.
Il est habillé en gris, pull et pantalon.
Il porte une cravate club, légèrement desserrée, sur une chemise blanche.
Il a l'air passablement nerveux.
Subjuguée par tout ce qui est impliqué, Clara est subitement rouge comme une tomate.
— Clara, je te présente mon ami Richard, déclare Thierry avec assurance.
L'adolescent fait un pas vers elle.
Il lui tend la main.
Une chevelure noire, légèrement frisottée...
De beaux yeux clairs.
Physiquement, Clara le trouve encore plus plaisant que Thierry.
Elle lui serre la main dans un réflexe de politesse.
Une petite main douce, légèrement moite...
— Clara, je suis enchanté de faire ta connaissance, affirme Richard.
Le ton de sa voix est un brin craquelé.
Clara est néanmoins soufflée par l'aplomb de l'adolescent.
Elle est une femme de quarante ans, tout de même.
Ce sont deux gamins...
À peine plus âgés que son fils Nicolas.
Clara ne sait que dire devant ces deux extra-terrestres.
Question manières, ils sont polis.
Ils sont correctement habillés.
Ils viennent assurément de familles aisées...
Clara est avant tout choquée que leurs parents les laissent sortir de nuit.
Choquée...
Choquée...
Clara se réveille enfin.
Qu'est-ce que c'est que ce plan à la con?
Joëlle!
Où est Joëlle?
— Je te sers une coupe de champagne en attendant? propose Thierry.
Clara est subitement ferme et péremptoire.
— Non! Je dois parler à Joëlle… Immédiatement!
Clara cherche le chemin.
Elle voit l'espace cuisine dans le renfoncement sur sa gauche.
Elle en déduit que le passage opposé mène vers les chambres.
Elle fonce.