Une heure plus tard, Pascale et moi traversons la Cité Aragon au pas de charge.
Il fait très froid.
La marche forcée m’empêche de geler.
Avant de se lancer, ma sœur a entendu une version édulcorée de mes jours passés dans la peau de Mathilde.
J’ai occulté notre étreinte…
Déjà branchée dans le spiritisme, l’occultisme et la cartomancie, Pascale me croit.
Elle m'a expliqué que mon salut se trouvait peut-être dans la Tour H de la cité, un lieu particulièrement mal fréquenté.
En chemin, je repense à ma confession de la soirée.
Cette folie de jeunesse dont nous n'avions jamais parlé.
J'ai toujours vécu avec ce profond remords.
J'avais violé ma petite sœur ce qui faisait de moi l'être le plus abject de la planète.
Comment avais-je pu faire ça?
Après le drame, j'avais vécu dans la terreur qu'elle aille tout raconter à nos parents.
Cette peur s'était estompée avec le temps.
Pascale gardait notre secret dans le coffre-fort de ses pensées.
L'acte odieux avait été commis.
Il changea radicalement notre relation.
Pascale était devenue discrète.
Secrète.
Muette.
Notre belle complicité était détruite.
Nous ne nous parlions plus.
Les semaines.
Les mois.
Les années défilaient.
J'en étais venu à interpréter que toutes les difficultés de Pascale, ses mauvaises notes à l'école, ses dangereuses fréquentations dans le quartier, son goût marqué pour les stupéfiants et la promiscuité, étaient de ma faute.
En quelques minutes, j'avais détruit la santé mentale de ma sœur.
J'étais responsable de son malheur.
Du coup, je n'étais plus son frère, j'étais son débiteur.
Si elle voulait quelque chose, je le lui donnais sans rechigner.
Argent…
Assistance.
Alibi.
Je répondais systématiquement par oui.
Par morphisme mathématique, c'était mon approche avec toutes les femmes.
Je leur disais systématiquement oui.
Plus nous avançons dans les profondeurs de la Cité Aragon, plus nous croisons des bandes inquiétantes attroupées autour de carcasses de véhicules ou devant les entrées d'immeuble taguées.
Pascale connaît le terrain miné.
Ces hommes la reconnaissent.
Elle est une employée du Super U mais ce n'est pas suffisant.
Elle est surtout sous la coupe de Youssou, petit seigneur du coin.
Étrangère, les quolibets, les commentaires grossiers et les invitations à passer un sale moment pleuvent sur moi.
Je ne suis plus femme.
Je suis meuf, bonne, chaudasse, allumeuse, branleuse, putain, salope, couilleuse, suceuse, baiseuse et j'en passe.
Pour diminuer mes craintes et ne pas trop les entendre, je parle avec Pascale qui ne m'en apprend pas tellement plus:
— Tu m'emmènes chez Youssou?
— Oui.
— C'est un noir?
— Oui.
— Tu le connais d'où?
— Ici, tout le monde connaît Youssou.
— Oui, mais toi…
— Je le connais comme ça.
Au pied de la tour H, nous passons le dernier barrage des vigiles urbains de l’anti-société.
Pascale et moi grimpons les innombrables escaliers.
Youssou habite au dernier étage.
Nous sommes complètement essoufflées lorsque nous sonnons à sa porte.
Les couloirs à peine éclairés sont tagués du sol au plafond.
Des détritus partout…
Des odeurs fortes de cuisine exotique.
De vieille sueur.
De fumées variées.
La porte s'ouvre sur un homme immense à la peau très noire.
Il est habillé d’un bas de survêtement aussi noir que lui.
Il exhibe le corps parfait d'un bodybuildeur chevronné.
Muscles de partout.
Six-pack de rêve.
Il partage le même coiffeur que Pascale ou bien c'est lui qui l'a rasée.
— Qu'est-ce que tu fous? lance Youssou à Pascale sur un ton menaçant. Ça fait une plombe que je t'attends!
— Depuis quand que tu sais lire l'heure? déclare Pascale, nullement impressionnée.
— Oh putain, c'est qui la copine? dit-il, en constatant ma présence.
— C'est la belle-sœur dont je t'ai parlé… Tu nous laisses entrer, oui ou merde?
Youssou s'écarte du chemin.
J’avance derrière Pascale dans l'espace libéré.
À ma grande surprise, le lieu est correctement meublé dans un style masculin simplifié.
Essentiellement, un grand canapé en cuir jaune.
Un écran de télévision géant.
Tout le matériel électronique nécessaire pour de longues heures de divertissement.
La table basse en verre est recouverte d'accessoires pour fumer de l'herbe.
Pipes à eau.
Broyeurs.
Cendriers.
Briquets.
À la vue du nécessaire, les yeux de Pascale s'illuminent.
Elle retire son bonnet à pompon.
Elle jette sa parka dans un coin.
Elle s'écroule sur le grand canapé.
Elle commence par bourrer un bong de feuilles séchées, tirées d'une grosse boîte laquée rouge.
Timidement, je m'assois à côté d'elle.
— Youssou, je te présente Mathilde… Mathilde, Youssou.
Youssou pose sa carrure dans le large fauteuil en face de nous.
Il croise une jambe exposant la plante claire de son pied nu.
— Tu sais chienne, que t'as une livraison à faire ce soir… Je veux dire ma dope, elle est pas gratuite.
Youssou ouvre de grands yeux méchants.
— Youssou a un problème avec la gratuité, me commente Pascale, en aparté.
— Je compte tout, tu sais… Je suis un biz-ness-man.
— Ouais, ouais… C'est ça… Cause à mon cul, ma tête est malade.
Pascale est parfaitement à son aise chez lui.
Sa désinvolture calme mes craintes.
Elle aspire une bonne bouffée et expectore lentement la fumée.
J'ose à peine regarder cet homme.
Je devine son regard brûlant qui me déshabille.
Pascale me passe l'engin à fumer.
Je décline.
J'avais à peine essayé durant ma jeunesse.
Deux fois, pour être précis.
Je n'avais pas aimé l'effet surtout la perte de contrôle que ce type de drogues douces infligeait.
J'aimais répéter le mantra appris auprès de Mathilde:
— La drogue rend les gens intelligents, stupides. Elle rend les gens stupides, dangereux.
J'ai subitement en mémoire, Marie-Pierre, la mère de Mathilde dans sa cuisine avec sa robe moulée, ses seins énormes et ses gros bras musclés.
Elle me tend son joint allumé.
Cette fois encore, j'avais dit non.
Elle m'avait regardé droit dans les yeux, en murmurant:
— Dommage.
Ma sœur continue de fumer avec satisfaction.
— C'est pas dangereux, m'explique Pascale pour m'éduquer. Tu ne risques rien, tu sais… L'herbe, c'est une clé… Il y a une grosse porte fermée à l’intérieur de toi-même… T'as besoin de la clé pour l’ouvrir et savoir qui tu es.
Pascale doit bien se connaître, elle qui pratique avec assiduité.
— Je me connais parfaitement, je déclare, sereine.
L'ironie tire un petit rire de Pascale.
Cela fait longtemps que je ne l'ai pas entendue rigoler.
Youssou, statue d'ébène, ne se marre pas du tout.
Au contraire, il fulmine.
— On a besoin de ton aide, Youssou, dit Pascale à notre hôte furieux.
— Pourquoi faire?
— Mathilde cherche un marabout… Un marabout à Malakoff.
— Un mara-quoi?
— Tu sais, un marabout africain… Qui peut jeter des sorts et des trucs comme ça.
— Je te le dis, tout de suite, ça marche pas avec les blancs.
— Pourquoi ça?
— Parce que vous y croyez pas… Vous êtes tous des karatésiens.
— Des quoi?!
— Des karatésiens.
— Eh, c'est pas Bruce Lee, mec, rigole Pascale. On dit des cartésiens.
— Ouais, je me comprends, quoi…
— Alors, tu sais où il est ce marabout? insiste, Pascale.
— D'abord, j'te dis… C'est pas comme si y'en avait qu'un seul… Des marabouts, y’en a plein les rues à Malakoff… Même moi, j'te raconte que je suis marabout si c'est ça qui m'aide à gauler une meuf.
— Je te parle d'un vrai marabout… Un mec qui fait pas semblant. Qui assure un max, question magie.
Youssou se frotte le menton pour réfléchir.
Il décroise sa longue jambe puis, joignant ses mains devant lui, il se penche vers moi, en déclarant:
— Ouais, y'en a bien un… Mais, il est pas à Malakoff… Il est ici… À Montrouge.
— Tu peux nous y emmener? lui demande Pascale.
— Ouais… Mais, ça va coûter à ta frangine.
— Belle-sœur.
— Combien? je lui demande, lui adressant la parole pour la première fois.
— Cinq cent euros.
— Quoi? Tu délires! s'énerve Pascale.
— Ce mec, je devrais même pas vous en parler… Même pas savoir qu'il existe… Alors, cafter à deux belettes où qu'il crèche… Tu vois, c'est pas gratos… Non, mais!
Youssou s'empare de la pipe à eau de Pascale.
Il avale une bonne bouffée avant de s'avachir dans son fauteuil.
— Il s'appelle comment? je demande, un peu dans le doute.
— Il a un nom africain… Super long… Ça te dirait rien.
— Son nom commercial, alors?
— On l'appelle Mister Y… Mister why, en anglais… Tu piges? Parce que, tu vois, ce mec… C'est un anagramme, enveloppé dans une énigme, emballé dans un mystère.
— C'est lui, je dis, à Pascale. C'est lui… C'est sûr!
— Cinq cent balles et je t'y emmène… Peut-êt' demain… Mais pas trop tôt… Parce que c'est dimanche.
— Ce soir! j’insiste.
— Eh, oh… Calmos, la meuf… Déjà, tu me commandes pas chez moi… Capice? Et, tu me montres le fric… Je veux les biftons devant les yeux.
Je n'ai pas d'argent sur moi.
Même pas de quoi en tirer d'un distributeur de billets.
— Je n'ai pas une thune, je lui dis, enfin.
Pascale se tourne vers moi.
— Cinq cents, pour toi… C'est pas énorme, non? s'étonne-t-elle.
— Tous les comptes de Mathilde sont bloqués et… Lui… Il contrôle les miens. J'ai plus rien.
— Merde.
Youssou se penche en avant.
De son sourire enjôleur, il expose une dentition d'une blancheur aveuglante.
— Évidemment… On peut s'arranger… Je veux dire… Comment t'es gaulé… Si tu me suces, là, maintenant… Ça va peut-êt' m'aider à trouver une soluce.
— Arrête tes conneries, répond Pascale pour moi.
— D'accord, je réponds, de but en blanc.
Pascale me dévisage, complètement sidérée par ma réponse.
— Mais pas que ça, je précise. Si tu m'emmènes chez Mister Y, maintenant… Tout de suite… Tu pourras me baiser, après.
Pascale est complètement dépassée.
— Je rigole pas avec ça, m'informe Youssou. Quand je bouillave, moi, c'est du sérieux… Je veux la totale. Colibri, compris.
— Colibri, quoi? je lui demande.
— Je veux que tu enfonces ta petite langue de salope bourgeoise au fond de mon cul.
Le moment reste figé.
Pascale me fixe.
Youssou me fixe.
Moi, je fixe mes mains.
Les mains de Mathilde.
Les pieds de Mathilde.
Le corps de Mathilde.
— D'accord, je dis, à mi-mots. Mais d'abord, on va chez le marabout.
Youssou claque dans ses mains de satisfaction.
— Ça roule, jeunesse! Ah, putain, la soirée s'annonce bonnnne…
Je me lève.
Pascale me tire par la manche.
— Tu sais ce que tu fais?
Dans l'élan, je me penche vers elle.
Je dépose un baiser sur ses lèvres.
Je caresse sa joue.
— Je suis Mathilde. Quelle importance, à présent?
Notre geste lesbien, extrêmement troublant pour Pascale, encourage Youssou qui se frotte les mains.
— Perdons pas de temps, les minettes… Je commence déjà à triquer.
Habillé tout juste d'une paire de tennis blanches pas lacées et d'une immense doudoune rose, Youssou nous invite à monter à bord de son Range Rover, garé au pied de l'immeuble.
Il salue au passage son Comité de Salut Public qui n'a pas bougé.
Après quelques encouragements sans équivoque des complices, nous sommes tous les trois à bord du 4X4.
Moi, sur le siège passager.
Pascale, à l'arrière.
Youssou laisse éclater un rap misogyne du système haute fidélité.
La perspective de me baiser lui donne des ailes.
Il fonce…
Après quelques minutes, nous sommes dans le sud de Montrouge, dans une rue parfaitement anodine.
— Bon, c'est là, m'explique Youssou, en pointant un immeuble décrépi. Y’a un X sur une des sonnettes. Pas un Y... Un X. C'est pour tromper l'ennemi. Tu sonnes et tu montes au dernier étage. Là-haut, il y a un Y sur la porte. T'embrouille pas.
— Tu ne viens pas?
— Non, ces types là… C'est pas des rigolos… Un regard de travers, j'te jure… Fini la niaque… Tu te réveilles, t'as plus une thune… T’es chez les keufs, tous au FN, à te faire enculer à coups de matraques en acier. Très peu pour moi… Et Pascale, reste avec moi… En gage… Je veux dire que si tu reviens pas, c'est elle qui passera à la casserole pour ton compte… Sauf que, comme ta frangine je l'ai déjà trop baisée… Je la donnerais à mes clébards du rez-de-chaussée… Tu piges, ouais?
Je hoche la tête.
J'ouvre la portière.
— Pas des plombes non plus… Et, tu dis surtout pas que c'est moi qui t'a rencardé… Incogni-toto que t’es venue.
Je referme la portière de la voiture derrière moi.
Il fait très froid.
Le vent glacé me transperce.
Je serre le col de mon blouson.
En quelques pas, je suis devant la porte de l'immeuble.
En effet, une sonnette présente un X.
Je l'appuie.
Je m'attends à devoir m'expliquer à l'interphone.
La serrure de la porte vibre.
Je la pousse.
L'intérieur est anodin.
Un immeuble ancien.
Vétuste, limite insalubre.
Je tâtonne pour trouver le commutateur de la minuterie.
Une faible ampoule éclaire la cage d'escalier.
Pas d'ascenseur.
Juste des murs sales lézardés.
Des poussettes cadenassées à la rambarde du siècle dernier.
Je monte silencieusement les cinq étages.
La porte de Mister Y est facile à trouver.
Elle est toute entaillée par des griffures et des symboles ésotériques, gravés à la clé.
Un Y est clairement représenté au centre des ornements.
Pas de sonnette.
Je frappe timidement.
Rien.
Pas de réponse.
Je tends l'oreille, proche de la porte.
Derrière, je perçois une vague sonorité basse.
Je frappe plus fort.
La porte s'ouvre presque instantanément sur une femme noire épaisse habillée d’un boubou qui porte sur son bras droit un bébé blanc tout nu.
Elle me toise.
Je cherche mes mots mais je n'ai rien à dire.
C'est elle qui s'écarte du passage, en disant:
— Entre, ma jolie.
Je mets les pieds à l'intérieur.
Je vois, sous l'éclairage d'un simple tube fluorescent, que la pièce mitoyenne sert de garderie.
Cinq enfants d'âges variés, noirs, blancs ou métissés, sont attablés devant des assiettes de coquillettes.
Ils me dévisagent.
— Tu connais le chemin, dit la femme nonchalamment avec son accent africain, avant de retourner à ses activités.
Si elle m'a reconnue c'est parce que Mathilde est déjà souvent venue.
Je suis au bon endroit.
Seul hic…
Je ne connais pas le chemin.
J'avance tout droit dans la pénombre, me dirigeant vers le rythme distant et sourd d'un tambour de brousse.
Le couloir n'en finit pas.
Il est bordé par une série de portes fermées, gravées de signes indéchiffrables.
Le couloir est éclairé par deux bougies distantes.
Arrivée à la lumière, je découvre que le mur du fond a été ouvert à la masse.
Une ouverture grossière et, au-delà, une obscurité plus terrifiante encore.
Le son provient clairement de l'orifice.
J'enjambe le parapet pour entrer dans la case du marabout.
Le lieu est si sombre qu'il faut un moment à mes yeux pour s'adapter.
Je suis dans une grande pièce, décorée de milliers d'objets hétéroclites.
Pour toute lumière, une petite bougie blanche se consume sur la tête d'une statue africaine.
Je devine une présence proche.
Je ne vois rien.
Une voix ténébreuse à l'accent caractéristique mais très autoritaire, m'ordonne:
— Déshabille-toi.
J'hésite, tout naturellement.
— Déshabille-toi!
La toute-puissance est indéniable.
Mes mains tremblent.
Je suis parcourue de frissons glacés.
J'obéis.
Je pose mon sac à terre.
Je commence à me dévêtir lentement.
Je ne porte pas tant d'habits.
Je me retrouve vite en culotte et en soutien-gorge.
Pensant que cela suffit, j'arrête là.
— Déshabille-toi complètement, commande la voix profonde.
J'ôte le soutien-gorge et la culotte qui rejoignent la pile de mes habits.
Mon épilation intime ne fait qu'aggraver ma nudité.
Je ne me couvre pas des mains.
Je les garde le long du corps.
— Approche de la lumière.
J'obéis.
Je m'arrête devant la statue nègre particulièrement effrayante.
Pas de doute, la présence est maintenant derrière moi.
Un mouvement…
Un léger coup de vent.
Je me retourne.
Un homme noir est face à moi.
Il est vêtu d'une tunique sombre aux motifs exotiques.
Une coiffe sur la tête.
Des colliers autour du cou.
Il a néanmoins un visage plaisant.
Plutôt rond.
Un visage qui, sur un homme habillé normalement, dans des circonstances ordinaires, passerait pour anodin.
Il détaille mon corps nu mais rien dans son expression de visage exprime la concupiscence.
Il se penche un peu vers mes fesses.
Remontant pour me faire face, il déclare:
— Tu es lui.
— Oui.
Je comprends qu'il a cherché, au creux de mes reins, la tache de naissance de Mathilde.
Ce grain de beauté unique qui n'apparaît pas chez moi.
— C'est elle qui t'a dit de venir? me demande-t-il.
Sa voix, marquée par son accent lointain, est douce mais intense.
— Non.
— Elle ne sait pas que tu es ici?
— Non.
— Que veux-tu alors de moi?
— Je veux comprendre.
L'homme sourit de toutes ses dents, impeccablement blanches.
— Ce n'est pourtant pas sorcier, dit-il, en rigolant presque de son astuce facile.
— Comment est-ce possible?
— Tout est possible… Le marabout est docteur. Le marabout est savant. Il est capable de bouleversements.
— Comment?
— Le comment n'est pas important… Ça ne t'avancerait pas de savoir.
— Elle voulait ça… Pourquoi?
Le marabout retrouve son visage secret.
Il élève les mains.
— Pour t'ouvrir les yeux. La femme qui montre sa vie à celui qui la tourmente.
— Je ne la tourmente pas.
— Elle m'a tout raconté.
— Raconté, quoi?
— La vérité.
— Quelle vérité?
— Tu la connais puisque c'est toi qui l’inflige. Elle m'a convaincue, c'est assez… Elle a fait ce qui était nécessaire. Et, maintenant, tu sais ce que c'est que d'être dans sa peau. Tu es plus sage.
— Combien de temps je vais rester comme ça?
— Huit.
— Huit, quoi?
— Huit jours.
— Pardon?
— Tu m'as compris.
La révélation est un immense soulagement.
Je m’attendais à des années.
J’effectue un rapide calcul mental.
Je vois aussitôt la sortie du tunnel.
Dès lundi matin, je serai libre.
Mais je ne comprends toujours pas pourquoi Mathilde a fait tout cela.
Pourquoi voulait-elle m'ouvrir les yeux?
— C'est une magie difficile, je lui dis, comme si c'est moi qui l'instruisait.
Le marabout hoche la tête.
— Très chère, aussi.
— La plus difficile. La plus chère. Elle le voulait. Elle le voulait à tout prix… Y croire, surtout… Malgré les échecs.
— Combien d'échecs?
— Quatre… En général, la cliente n'essaie plus après la première fois… Trop cher. Trop compliqué. Trop douloureux.
— Douloureux?
— Le sang doit couler.
— Pourquoi cet acharnement? Qu'ai-je donc fait?
— Il ne s'agit plus de ce que tu as fait mais de ce que tu feras. Lorsque tu te réveilleras, tu ne seras plus le même. C'est alors que tu comprendras… Maintenant, pars… Ne reviens jamais ici.
L'homme recule vers l'obscurité.
Je cligne des yeux pour le voir encore un peu.
Il n'est déjà plus là.
J'ai tout de même quelques réponses à mes questions.
Mathilde a payé une fortune pour sa magie.
Elle a participé à un rituel compliqué afin de prendre mon corps.
Pour quel résultat?
À peine quelques jours de bouleversement.
Une bonne semaine, comparée à cinq années de galère.
Je me rhabille en vitesse.
Je suis troublée.
Confuse.
Déboussolée.
Je rebrousse chemin vers la porte d'entrée.
La gardienne et ses mouflets ignorent ma fuite.
De retour dans la cage d'escalier glacée, je descends les marches mécaniquement.
Je quitte l'immeuble.
La voiture de Youssou n'a pas bougé.
Toujours un rap sonore aux fréquences basses profondes qui résonnent dans la ruelle déserte.
J'ouvre la portière.
Je me glisse sur le siège de cuir.
Il fait bien chaud.
Youssou coupe le son.
Pascale et lui me fixent.
Curieux.
Anxieux.
Inquiets.
Je reste figée.
— Et alors? demande enfin, Pascale.
— Tu l'as vu? ajoute Youssou, impatient.
— Oui.
— Qu'est-ce qu'il a dit?
Je mords ma lèvre de nervosité.
— Je… J'ai besoin de fumer, je déclare.
— Tu veux fumer? s'inquiète Pascale.
— Un joint… Il faut que je fume un joint.
— Ah ben, ça… Pas de problème, la bourge… La verte, c’est la spécialité de la maison Youssou, s'amuse-t-il, en démarrant le véhicule.
Il enclenche la boîte automatique.
Une fois en route, Youssou pose une lourde main sur mon genou.
Je suis déjà à lui.
— Ah, les marabouts… Vous savez pas les blancs tout ce que vous ratez… Pas la peine de s'enfiler ce trouduc d'Harry Pottère… Y'a un vrai monde de magie chez nous. Un vrai! Et mec, une fois que tu l'as touché… Putain, tu vois que le monde l'est pas pareil… Tu vois comment l’univers, ça marche pour de vrai… Mais, pas comme ils nous font croire dans tes écoles à la con… Ça marche comme… Ça marche comme… Comme…
— Ça marche comme quoi? s'impatiente Pascale.
— Comme une bonne défonce… Ouais, c'est ça… Une bonne défonce de la tête! Mindfuck, en anglais.