Après la fellation, je m’enveloppe d’un peignoir de bain.
Julien me laisse en paix.
La dépense physique a fini par le vider.
Je le retrouve endormi en jeans et t-shirt sur le canapé du salon.
Je l'observe un moment tout en questionnant ma propre santé mentale.
Je n'ai personne à qui parler.
Personne à qui expliquer mon traumatisme.
Non seulement, je me suis réveillée une femme…
Je suis mariée à un monstre qui ne voit en moi qu'un objet sexuel.
Va-t-il recommencer à me maltraiter?
Je suis désemparée.
Je descends voir ce que Pascale bricole.
Ma sœur n'est pas dans son trou.
Elle a filé.
Pour m'occuper, j'explore ensuite la garde-robe de Mathilde.
J'y trouve des habits simples pour la journée.
Après, je m'installe devant la coiffeuse.
J'examine les produits de beauté.
Je prends le temps de me coiffer.
Une fois réveillé, Julien vient m’aider.
Il est subitement plus attentionné.
Il me donne un cours de base.
Il m'explique les opérations à suivre pour entretenir et surtout pour embellir ma féminité.
Je m'applique de mon mieux.
Entre les mains de mon mari, je perds tout contrôle de moi-même.
Je suis une poupée.
Je vois surtout avec quel plaisir, il joue à me transformer.
Le maquillage lui plaît le plus.
Une fois terminé, je suis choquée en découvrant mon visage.
Il en a beaucoup trop mis.
Mes lèvres sont trop rouges.
Le fard à paupières bien trop sombre.
Je ne ressemble plus à Mathilde.
Je suis une autre.
La nuit est tombée.
Je suis presque habituée à ma transformation.
Le plus inquiétant est la satisfaction que je tire à déambuler à travers notre maison.
J'aime marcher comme une femme.
Ne plus sentir ce sexe d'homme entre mes jambes est particulièrement plaisant.
Libérateur, presque…
Avec une inquiétude grandissante, je me prends à douter du passé.
Ai-je toujours été ainsi?
Oui…
Une femme, cachée au fond de moi, qui se révèle.
J’admets que j'ai toujours aimé les femmes.
Enfant, je préférais jouer avec les filles.
J'étais aussi fasciné par leurs mamans.
Je n’avais pas pour elles une attirance physique.
Je voyais surtout une expérience excitante, pleine de mystères…
L’énigme de l’enchantement.
Ce puzzle féminin, je commence à l’assembler.
La souplesse des mouvements.
La façon dont les hanches ondulent.
La légèreté physique d'un être de douceur et de sensualité.
Je l'avoue sans honte.
Plus je suis femme, plus j'aime ce sentiment.
Mais je suis tout de même anxieuse du lendemain.
Sans compter qu'il y a la nuit à passer avec Julien.
Vais-je subir un nouvel assaut de mon mari?
La soirée est coutumière.
Après un dîner léger préparé par mes soins, Julien s'installe derrière son ordinateur.
Il ne cesse de pianoter sur son clavier.
De mon côté, je regarde la télévision.
Je réalise que nous ne sommes pas sortis pour prendre l'air.
À décharge de ce comportement casanier, le temps gris et froid en ce mois de février n'a rien d’engageant.
Nerveuse, je ne peux pas me concentrer sur les programmes.
Je crains d’aller me coucher.
Le sexe me fait peur…
Julien me fait peur.
Curieusement, je l'attends aussi.
Je fantasme dans l’inquiétude.
Quel sera son prochain caprice?
Ou bien, en a-t-il déjà assez de moi?
Un étrange pincement au cœur.
Un étrange sentiment de jalousie.
Peut-il si rapidement me mettre de côté?
Tout l’après-midi, j'ai cherché à lui parler mais il n'a pas cessé de m'esquiver.
Depuis la fellation, il ne me voit plus comme j’étais.
Vers onze heures du soir, Julien cesse de travailler.
Il me déclare qu'il est épuisé.
Il va se coucher.
Je lui laisse un moment pour se préparer.
Je grimpe à mon tour en catimini vers notre chambre à coucher.
Dans la semi-obscurité, je me démaquille.
J'enfile le pyjama propre que je me suis choisi.
Julien dort d'un sommeil de plomb.
Je me glisse sous la couette en essayant de ne pas faire de bruit.
Je cherche à m'endormir.
Pleine d'espoir…
Pleine d'angoisse.
La nuit est longue.
Une nuit d'insomnie…
Couché sur le dos avec la bouche ouverte, Julien ronfle affreusement.
Vers six heures du matin, je n'en peux plus de passer de l'éveil à un demi-sommeil agité.
Je décide d'aller me préparer pour la journée de travail.
Apprêter le corps de Mathilde pour affronter les étages de la GBF.
Je commence par une douche expresse.
Essayant de me rappeler les gestes de la veille, je me coiffe soigneusement.
Je prends mon temps pour me maquiller.
J'opte pour un maquillage très léger.
J'enfile une tenue classique pour le bureau.
Mathilde possède une rangée de costumes sombres.
Elle les porte avec des chemisiers clairs qu'elle agrémente de foulards en soie Hermès et de bijoux de chez Mauboussin.
Je finalise ma coiffure.
Je peigne mes longs cheveux blonds tenus en place par un bandeau.
Dans le miroir, j'ai en face de moi l'image professionnelle de Mathilde.
Celle du jour où nous nous sommes rencontrés.
J'ajoute la touche finale, une bruine de Chanel N°5.
Sept heures passées, je suis prête.
Je réalise que Julien doit se lever.
Nous n'avons pas les mêmes horaires.
Si Mathilde est très libre dans les siens, par contre les marchés boursiers ouvrent pile à l'heure.
Julien doit être impérativement à huit heures à son poste.
Timidement, je le secoue.
Un replay de la veille.
Quel bouleversement en vingt-quatre heures.
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Tu dois te lever si tu veux être prêt à temps. Tu dois être dans la salle de trading avant huit heures.
— C'est beaucoup trop tôt… Je suis hyper crevé.
— Ne traîne pas. Je suis dans la cuisine.
Je le laisse en plan.
Je me fiche de lui.
J'ai bien assez de tous les défis qui m'attendent.
Dans la cuisine, ma sœur Pascale est devant un grand bol de céréales sucrées.
— Sieg Heil, dit-elle, en me voyant arriver.
Elle hausse la main gauche mollement dans une approximation de salut nazi.
Je l'ignore pour me concentrer sur la machine à café.
— Déjà toute pomponnée… Et la première sur le pont, commente Pascale. Alors, dis moi, ça s'est bien passé?
— Qu'est-ce qui s'est bien passé?
— Votre dimanche de procréation… Tu crois que t'es déjà enceinte? T'as eu envie de dégueuler, ce matin?
Je veux répondre avec humour que mon envie de vomir n'a pas cessé.
Je préfère cacher mon sourire.
— Tu me diras, enchaîne Pascale… Il serait grand temps de s’y mettre. Parce que… Passé trente ans, ma vieille… C'est quasiment plus possible.
— Tu dis des bêtises.
— Tu me diras, si tu ne veux pas tout le cinéma, je veux bien prendre ta place et devenir mère porteuse. Cinq mille euros par mois… En tout, quarante-cinq mille… Disons, cinquante mille tout rond avec les faux frais. Si t'as pas envie… Ou si tu peux pas… Pour cinquante mille, je te le porte ton futur héritier.
— Tu dis n'importe quoi.
— C'est pas si con, en y réfléchissant… Et puis, ça ne déformera pas ta précieuse figure de princesse.
— Un bébé avec ton frère? C'est de l'inceste!
L'idée me fait rougir.
— Non, moi je porte, c'est tout… C'est ton œuf… Ton code génétique… Julien c'est que le spermato.
— Non merci, je lui réponds, dégoûtée.
— Vous pouvez toujours y penser. Parce que ce genre de fric, en ce moment, ça m'arrangerait.
— Trouve-toi un boulot… Un vrai, cette fois.
Je regarde le liquide noir et chaud qui coule dans mon gobelet isolant.
— Je connais ta rengaine, ma belle. Je suis le parasite. Le pou qui pue… Le truc c'est que je suis comme je suis… On ne peut pas me changer. Tout comme, on ne peut pas te changer… On est comme on est.
Je me mords la lèvre, troublée par les paroles de Pascale.
— T'as qu'à essayer, j'argumente, prise d'une inspiration subite. Mets toi dans la peau d'une autre pour voir comment c'est.
Julien déboule dans la cuisine.
Cheveux hirsutes.
Pas rasé.
Toujours en pyjama.
— J'ai des courbatures partout, clame-t-il, à qui veut l'entendre.
— Je vois que vous vous l'êtes donnée à fond, ricane Pascale.
— T'es encore là, toi? déclare Julien, sévèrement. On n'avait pas dit une semaine maximum?
Pascale est confuse.
— Salut, frangin…
Julien l’ignore.
Il fonce sur la machine à café.
— Je vois que tu t'es levé du bon pied, commente Pascale, avec ironie.
— J'ai fait un super rêve, précise-t-il.
— Quoi? lui demande-t-elle.
— Un rêve de cul… Putain que c'était bon!
Pascale écarquille les yeux.
Je suis figée sur place.
Je ne parle jamais comme ça.
Malgré des origines modestes, j'ai toujours essayé de contrôler mon vocabulaire.
Je ne raconte jamais de choses intimes ou personnelles.
Surtout pas à Pascale…
— Stop… Stop, je clame, dans l'affolement. C'est un peu trop d'informations pour un lundi matin. Allez, ne perds pas de temps à raconter n'importe quoi. Dépêche-toi d'aller t'habiller. Je te prépare ton café.
— Pas de stress, ma petite chérie, dit-il, avec sarcasme, en me fixant. Et puis, quoi? Un coup de peigne. Un coup de rasoir électrique. Trois minutes, à tout casser.
J'avale une gorgée de mon café tandis que Julien, encore dans les nuages, prépare le sien.
Pascale nous fixe de son poste d'observation.
Confuse, elle s’éclipse.
Huit minutes plus tard, mon mari est prêt.
Il ne s'est même pas tracassé de se raser ou de se donner un coup de peigne.
Il a juste enfilé le premier costume qui lui est tombé sous la main.
Sans cravate, il fait à peu près présentable.
La tenue vestimentaire est relativement libre dans la salle des marchés.
Personnellement, je préfère une tenue traditionnelle mais beaucoup de mes collègues, notamment les plus jeunes, viennent comme bon leur semble.
Antoine Binet, notre chef de service, n'a pas encore réagi à cette mode portée vers le laisser-aller.
Nous nous retrouvons dans le garage.
La grande porte automatique remonte lentement.
La lumière du matin s'infiltre dans l'espace obscur pour révéler nos deux voitures.
Deux véhicules identiques.
Deux Porsche 911 étincelantes.
La rouge, c'est la mienne.
La noire, celle de Mathilde.
Pour ne pas attirer l'attention, aujourd’hui, nous permutons nos clés.
Au début de notre mariage, lorsque Mathilde partait plus tôt, nous faisions la course tous les matins pour savoir qui arriverait en premier.
Je n'avais jamais réussi à gagner.
Cafés en main, prêts au départ, nous échangeons les dernières consignes.
En gros, nous comptons nous appeler en permanence.
Comme Julien porte une oreillette Bluetooth au travail, ce sera facile pour rester en contact discrètement.
Bise rapide sur la joue.
C’est parti.
Émue, je me glisse derrière le nouveau volant.
Le siège est parfaitement ajusté à ma taille.
J'appuie sur le bouton du démarreur.
Sorti en trombe devant moi, Julien est déjà loin.
Au siège de la GBF, je veux me garer à ma place réservée.
Mathilde a droit à un espace privilégié.
Une place numérotée à l'abri des intempéries et près des ascenseurs.
Comme de bien entendu, je trouve la 911 rouge, garée de biais.
Ça commence bien…
Je vais me garer, comme d'habitude, au dernier étage.
Lorsque je descends du véhicule, je vérifie nerveusement ma tenue.
Mon cœur se met aussitôt à palpiter.
Je longe l'allée bordée de véhicules sans croiser personne.
J'utilise la carte de Mathilde pour accéder au bâtiment.
Je suis nerveuse…
En public, je crains d'être démasquée.
Comme si les caméras de surveillance avaient des filtres supplémentaires qui révélaient la moindre supercherie.
Je regarde le badge autour de mon cou.
La photo de Mathilde…
Elle ne sourit pas.
Je lis son nom de jeune fille.
Mariée, elle avait refusé de le changer.
Mathilde de Lombarès.
Son matricule…
La puce électronique qui sert de sésame.
Dans le hall d'accueil, je ne rencontre aucune difficulté.
Les jeunes femmes à la réception sont déjà bien occupées.
L'angoisse redouble lorsque je réalise que, si je connais son étage, je ne sais pas exactement où se situe son bureau.
Durant le trajet en ascenseur, je salue tous ceux que je rencontre.
Je note que quelques-uns sont surpris de mes politesses.
À l'étage, un plan avec les bureaux des collaborateurs m'aide à trouver le mien.
Je sais que Mathilde partage avec deux de ses collègues une assistante qui s'appelle Mireille.
Une jeune femme assez ordinaire d’apparence mais à l'allure efficace.
En passant devant son espace de travail, je la salue d'un chaleureux:
— Bonjour Mireille… Vous allez bien ce matin? Avez-vous passé un bon week-end?
Mireille lève le nez, interloquée.
— Bonjour Mathilde, me répond-elle, une fois la surprise passée. Vous… Vous êtes rudement de bonne heure, aujourd'hui. Louis et David ne sont pas encore arrivés. Est-ce qu'il y a quelque chose que je dois savoir?
Elle affiche une grimace inquiète.
— Non… Rien. Merci.
— Vous… Vous avez besoin de quelque chose?
— Non, merci.
Le bureau de Mathilde est très grand.
Une pièce de coin avec une belle vue côté nord-ouest.
Un espace avec des canapés en cuir.
Sur les murs, des tableaux modernes dont, encore, une lithographie de Dalí.
Il s'agit d'un portrait de femme avec un masque rouge sur le visage.
Un portrait de Mae West.
Si on approche de près, on découvre que c’est une pièce.
Les yeux sont des tableaux accrochés au mur coloré.
Sur le nez, une horloge…
Le symbolisme m'échappe complètement.
Je m'installe derrière la grande table de verre.
La stratégie définie la veille est claire.
Je vais faire de la présence.
Noter ce qu'on demande de moi.
Tout rapporter le soir à la maison afin qu'on s'en occupe à deux.
Julien m'a promis une semaine calme.
Pas de grands événements.
Rien de particulier…
De mon côté, je compte garder la tête basse.
Ne pas trop parler.
Ne pas me faire remarquer.
Je démarre l'ordinateur de Mathilde.
Je pianote le code à quatre chiffres que Julien m'a donné.
Du classique.
Pas mal de dossiers et de sous-dossiers sur le bureau virtuel.
Dans le coin droit de l'écran, l’un d’eux attire ma curiosité.
Il s'intitule Mister X.
Je double-clique dessus.
Le dossier réclame un mot de passe.
J'essaie le code à quatre chiffres, sans succès.
J'essaie de deviner.
Une date de naissance…
Une combinaison de départements.
Rien.
J'ouvre mon iPhone pour y dénicher un aide-mémoire caché.
Julien a tout nettoyé.
Il ne reste que les contacts usuels.
Pas de cache…
Pas d'historique de navigation.
Pas de messages instantanés.
Même pas de mails.
Lavage complet.
Je garde le téléphone à portée de main parce que j'anticipe qu'il va sonner assez vite pour que je vienne à son secours.
Je regarde ma montre.
Au sous-sol, les échanges sont lancés.
Après une bonne demi-heure, toujours pas d’appel.
Julien semble se débrouiller.
Pour m'occuper, je me mets à lire les dossiers récents sur lesquels travaillait Mathilde.
Je comprends un mot sur deux.
Beaucoup d'anglais…
Des termes financiers techniques.
Des expressions nouvelles.
Je réalise que je ne sais pas très bien ce que fait ma femme de ses journées.
On parle du boulot comme le font tous les couples mariés.
— Ça va, au bureau?
— Oui, tout va bien… Et toi?
— Oui, ça va aussi… La routine, quoi.
C'est quoi sa routine?
Notre immeuble de la GBF traite des opérations boursières et, en priorité, de la bonne exécution des ordres passés par les réseaux de toutes nos agences et de tous nos clients.
Les serveurs informatiques ne sont pas sur place mais on croise beaucoup de techniciens dans les étages intermédiaires.
Les centres de données sont du côté de Rouen.
La grande direction de la GBF a son siège à Paris, boulevard Haussmann.
Mathilde s'occupe de la piscine noire, la Blackpool, c'est-à-dire la bourse interne de la GBF.
Si vous êtes client, vous avez peut-être l'impression que les transactions se font à l'ancienne avec des intervenants extérieurs sur des marchés au comptant de type bourse de Paris, Euronext.
Étant donné la taille de la GBF et de la multiplication presque exponentielle des ordres clients, une grande partie des échanges se font en interne.
En secret…
Imaginez un logiciel maison qui exécute les échanges entre deux clients sans jamais sortir de la banque.
Cette Blackpool, cette piscine noire, est complètement opaque.
Traders du back-office, nous ne savons même pas comment elle fonctionne.
Nous savons seulement qu'elle rassemble des masses d'informations en amont.
L'algorithme hyper-pointu peut anticiper le marché, voire le devancer.
Nous avons de temps en temps un signe qui flashe sur nos écrans et qui indique un contre-mouvement dont nous pouvons profiter.
Mathilde est au secret du comment et du pourquoi.
Elle connaît la formule magique qui permet à la GBF grâce à sa piscine noire d'être toujours en avance sur ses clients, d'anticiper le marché et de gagner des fortunes sur leurs dos.
Pour les novices, le marché boursier est comparable à un Las Vegas spéculatif.
Les clients jouent sur l'avenir dans le but de s’enrichir sans savoir de quoi demain sera fait.
La GBF n'est qu’un casino parmi d’autres.
Trader, je ne suis qu'un croupier, complètement insignifiant.
La banque possède des centaines de tables de jeu variées et des centaines de croupiers.
Théoriquement, le jeu est surveillé par l'AMF, le gendarme de la bourse.
Pour empêcher les manipulations.
La triche, quoi…
Il y a tellement de produits financiers et de tels volumes d'échange, qu'il est impossible de contrôler chaque transaction.
Le gendarme ne peut pas voir tous les échanges.
Il ne peut surtout pas voir ceux à l'intérieur des piscines noires.
C'est top secret…
Je vous rassure, toutes les banques font la même chose.
À la GBF, toutes les transactions passent par la Blackpool qui dans un millionième de seconde décide quoi en faire.
Les logiciels et les algorithmes, c'est ce que le service de Mathilde gère.
Si personnellement j’en ai une vague idée, je ne connais rien de la formule secrète.
De ses deux collègues, Louis arrive le premier.
Lorsqu'il passe la porte de mon bureau, je me lève mécaniquement.
Je l'ai déjà vu une dizaine de fois au Sparx, le bar de Rueil où nous traînons parfois après le travail.
Je l'ai aussi croisé lors de soupers entre collègues à Paris.
Une fois debout, je peste de m'être levée.
Je sais que Mathilde ne bouge jamais pour ce genre de mec.
Il me dévisage un instant comme si quelque chose clochait.
— T'es bien fraîche et matinale, dis-moi, commente-t-il de sa voix de bourgeois snobinard.
Il s'approche de moi.
Puisque je suis debout, nous échangeons une bise coutumière.
— Bon week-end? je lui demande, pour meubler.
— Tu te souviens de ce que je te disais vendredi? Eh bien, t'avais raison… C'est exactement ce qui s'est passé. Beaucoup de mercis, très chère beauté.
Louis appelle Mathilde, beauté.
Il lui avait même offert pour son anniversaire la bande dessinée de Hubert et Kerascoët.
Je l'avais lue avec beaucoup d'intérêt.
Mathilde ne l'avait même pas ouverte.
Louis quitte mon bureau sans que je comprenne un mot de ce qu'il a dit.
Du coup, pour m'occuper et cacher ma nervosité, je décide d'appeler Julien.
Après une deuxième sonnerie:
— Quoi?
— Euh… C'est moi, je balbutie.
— Écoute, ma petite chérie… Je suis plutôt occupé.
— Tu te débrouilles?
— C'est pas trop compliqué… Et toi, ça va?
— Louis m'a parlé d'un truc et je n'ai rien compris. Quelque chose que tu lui as dit vendredi… Apparemment, c'était bon.
— En effet, tu ne pourrais pas comprendre. T'en fais pas… C'est pas important… Allez courage, ma puce. On fera le point, ce soir. Ciao…
Il raccroche.
Une demi-heure après, David, le second collègue de Mathilde, arrive à son tour.
Nettement plus âgé, je le connais pour lui avoir serré la main une ou deux fois.
En le voyant, je pense à la bise.
Bise ou pas?
Cette fois-ci, je ne me lève pas.
Il ne fait que me saluer d'un geste distant.
Ma fébrilité est difficile à cacher.
Je ne suis pourtant pas un espion.
Pas de masque en caoutchouc à la Mission Impossible.
Je ne me fais pas passer pour Mathilde.
Je suis Mathilde…
Ils n'ont qu'à me prendre comme je suis.
Ils n'ont qu'à m'honorer du même respect.
Je dois surtout me calmer.
Je réalise que je mets trop mes ongles à ma bouche.
Je n'arrête pas de me toucher les cheveux.
Et puis, j'ai une envie terrible de faire pipi.
Je ne sais même pas où sont les toilettes.
Décidée, je me lève dignement.
Une fois dans le couloir, je pars vers la droite.
J'évite les regards de tous ceux qui, après neuf heures, entament leur journée.
Au fond du couloir, je vois une porte avec l'idéogramme recherché.
Je stoppe à la dernière seconde.
Un grand H...
Les toilettes des hommes.
Pas d'autre porte, à côté.
Je rebrousse chemin.
À hauteur du poste de travail de Mireille qui est en ligne à parler, j'ai droit à un petit geste amusé de sa part qui me pointe dans la bonne direction.
Au bout de l'autre couloir, je trouve l'endroit recherché.
Les toilettes des femmes dans un lieu public, voilà une expérience qui vaut bien le détour.
En poussant la porte, j'ai le cœur qui bat anormalement vite.
Heureusement pour moi, il est désert.
Je trouve une stalle.
Je ferme la porte avec le loquet.
Je remonte ma jupe.
Je baisse ma culotte fine.
Uriner n'offre plus de surprise.
Un peu de papier…
Je me rhabille.
Je me rince les doigts.
M'observant dans le miroir, je découvre que mon rouge à lèvres a bavé sous ma bouche.
Je me suis probablement mordu la lèvre inférieure de nervosité.
Mince.
Quelle gourde.
J'ai laissé mon sac à main dans le bureau.
Je prends une serviette en papier que j'humecte.
Je cherche à corriger le trait lorsque la porte des toilettes s'ouvre.
Mireille…
— Vous… Vous n'oubliez pas votre réunion de neuf heures, me lance-t-elle.
Je regarde ma montre.
Il est neuf heures dix.
— Mince… Merci, Mireille. J'y vais.
Mireille me sourit avant de se glisser à son tour dans une des stalles.
Dans le reflet du miroir, je vois qu'elle laisse la porte un peu ouverte.
Elle remonte sa jupe.
Elle baisse ses collants.
Je découvre ses jambes blanches particulièrement fines.
Un flash de touffe pubienne marron…
Je suis complètement fascinée.
Mireille penche le nez vers le sol.
J'entends son urine couler.
Le son intime me choque.
Je file aussi vite que possible.
Dans le couloir, une rougeur monte à mes joues.
Mon cœur monte dans les tours.
Je déglutis.
Je ne sais pas où aller.
Je retourne en hâte vers mon bureau.
Au passage, un inconnu me fait signe du doigt.
Je me retourne pour voir si c'est bien moi qu'il apostrophe de son geste.
Étant seule dans les parages, j’avance vers lui.
J'entre dans la salle de réunion.
Assis sur un coin table, l'homme a cinq collaborateurs en face de lui dont Louis et David.
Que des hommes…
Tous sont assis.
La réunion de neuf heures.
Le chef de Mathilde pointe du nez un fauteuil libre.
Je demeure figée.
— Allez… Qu'est-ce que tu fiches, Mathilde? J'ai pas toute la journée.
Le plus âgé de nous tous, cet homme en costume gris trois-pièces absolument impeccable m'inquiète aussitôt.
Visage sévère…
Yeux d'acier.
Il n'a pas l'air commode.
— Ça va? me demande-t-il, en observant mon visage.
Mes joues rouges doivent trahir mon inconfort.
— Oui, ça va, je murmure, faiblement.
Je me glisse dans la place libre.
Je suis aussi angoissée qu'une élève de primaire qui, n'ayant pas appris un mot de sa leçon, craint l'interrogation orale.
Le chef de Mathilde se met à parler en usant de paroles saccadées, entremêlées de termes techniques dont la plupart sont en anglais.
Je ne comprends pas un seul mot.
Les autres opinent de temps en temps.
Louis pose des questions.
Ils parlent surtout de Block Trading et de High Trading Frequency.
L'annonce finale tombe brutalement:
— Bon, demain, on aura les Coréens… Mathilde nous fera sa présentation habituelle.
Au nom de Mathilde, je deviens aussi rouge qu'une pivoine.
Le prof vient de m'appeler au tableau. Il embraye, tout en me fixant:
— Mathilde, tu vas… blabla… blabla…
L'homme me parle mais je suis incapable d'écouter.
Ses paroles sont complètement bloquées par mes émotions.
Je suis terrifiée à l'idée qu'il me pose une question ou me demande un détail.
Je cherche dans ma tête la meilleure parade.
Jouer l'indifférence?
Lui dire que j'ai bien compris?
Je suis sauvée lorsqu'il claque subitement dans ses mains.
De sa gestuelle, il nous informe que la réunion du matin est terminée.
J'ai de la sueur dans le cou.
Dans le dos…
Partout.
Au moment où je vais quitter la pièce, l'homme me tire familièrement par le bras.
— Ça va, toi? T'as pas l'air dans ton assiette.
— Oui, ça va, je réponds, à mi-mots.
— Tu seras à la hauteur demain? Je ne te dis pas combien c'est important… Ils viennent de loin, tu sais. Tu dois faire super impression. Pas question de me rater ça.
— Merci de me mettre encore plus la pression, je lui dis, sur un ton qui se veut ironique.
L'homme fronce des sourcils.
— T'es sûre que ça va, Mathilde?
— Ça va aller… Pas de problème, je déclare, plus fermement.
Je le fixe cherchant à imiter le regard résolu que sait utiliser Mathilde.
Cela semble le satisfaire.
— Tu m'as fait ton papier sur les nouvelles règles de Trade-at?
— Euh, il… Il est quasiment prêt… Je te le glisse sous les yeux très vite.
— Aujourd'hui, sans faute. OK?
J’opine en souriant un peu bêtement.
Je devine qu'il n'est pas complètement convaincu.
Je ne suis pas la Mathilde qu'il connaît.
Il a parfaitement raison.