En quittant la salle de réunion, je réalise combien Mathilde et moi formions autrefois un couple équilibré.
Mathilde avait l'allure d'une femme délicate mais son caractère projetait une force digne d'un mec.
Elle ne se laissait pas marcher sur les pieds.
Elle avait du tempérament.
On le remarquait immédiatement.
J'étais l'opposé.
J'avais une carrure physique masculine solide mais je projetais une image de mou.
J'étais trop poli.
Trop sympa…
J'étais dans le fond rien de moins qu'une nana.
On entend dire que les opposés s'attirent.
Il y avait autrefois une attraction commune chez nous.
Tant j'admirais la force mentale de Mathilde, tant elle appréciait mon côté facile à vivre.
Enfin, c'est ce que je me plaisais à croire.
La transmutation a fait de moi un être féminin en puissance.
Mon tempérament trop malléable est entré dans une carcasse trop douce et trop faible.
Tandis que, chez Julien, force physique et force mentale ont fusionné.
Il s'agit bien d'un Y par deux.
Je retourne vers mon bureau en tremblant émotionnellement.
Je suis noyée.
Louis me double dans le couloir, en m'observant du coin de l'œil.
— On se retrouve pour le lunch? Il faut que tu m'expliques ce qui se passe avec toi.
Il n'attend pas ma réponse.
Je me sens blêmir.
Ils voient tous à travers mon jeu.
Ils voient que je ne suis pas à la hauteur.
Cette pensée me terrifie davantage.
J'en ai presque des larmes aux yeux.
Mon émotivité naturelle, celle que dans le corps de Julien j'avais réussi à dissimuler, remonte à la surface dans un maelstrom hormonal.
Je suis cent pour cent émotive.
Le peu de raison que j'avais s'est envolé.
De retour derrière ma table de bureau, je réalise que je ne peux pas rester ici.
Je ne peux plus supporter cette ambiance.
Leurs paroles.
Leurs regards.
Surtout leurs jugements.
Je regarde ma montre.
Pas encore dix heures.
Profitant d'un moment où Mireille n'est pas à son poste dans le vestibule, je file vers les ascenseurs.
Je veux courir mais mes talons hauts me l’interdisent.
J'arrive à peine à marcher correctement.
La porte de l'ascenseur s'ouvre.
Je me mêle aux costumes sombres.
Je me faufile dans un coin.
Je baisse le nez comme si j'avais honte d'être parmi eux.
Heureusement, je ne croise personne du service.
Personne de mes anciens collègues.
Ils sont trop occupés dans la salle des marchés pour déambuler comme je le fais.
Ma place derrière mes écrans boursiers me manque.
Je n'y ai pas tellement pensé avant cela mais tout ce matériel informatique est comme un rempart.
Une carapace de tortue.
Une protection…
Je suis face à des écrans ou bien, occasionnellement, à parler avec des étrangers à travers une ligne téléphonique.
Je n'ai jamais été doué pour le contact humain.
Après le hall d'entrée, je file vers les parkings.
À l'instar d'une élève qui sèche les cours, j'ai un stratagème en tête.
Si l'on me questionne à la sortie, je vais évoquer un malaise.
Une urgence médicale…
Mais, personne ne s'intéresse à moi.
Après un second voyage en ascenseur, je me retrouve à l'air frais sur le toit du parking.
Le poids sur mes épaules s'éloigne.
C'est ma lâcheté qui me donne mal au cœur.
Je file à l'anglaise.
Une pleutre…
Une moins que rien.
Je ne suis vraiment pas faite pour ce métier.
Je retrouve le cocon de ma voiture.
Une fois les portières condamnées, je suis dans une petite bulle protectrice qui peut m'emmener où je veux.
Je cherche mentalement une destination.
Les visages de mes parents me viennent à l'esprit.
Surtout celui de ma mère, les bras ouverts devant la détresse de son enfant.
Mes parents sont presque toujours chez eux.
Ils habitent Montrouge.
Un immeuble à quarante minutes en voiture d’ici.
Puis-je y aller comme ça?
Dans le corps de Mathilde?
Ma femme ne leur parle presque jamais.
Ma famille est trop nulle pour fréquenter la sienne.
Un père, cheminot à la SNCF.
Une mère qui, dans sa jeunesse, faisait des ménages dans des bureaux.
De l'huile et de l'eau.
Pas moyen de les mélanger.
Depuis toujours, je leur réserve la soirée du mercredi.
Quelque soit l'heure de ma fin de service, je passe les voir.
Pour dire bonjour.
Pour parler…
Pour voir s’ils vont bien.
Malgré les remarques et les piques à ce sujet, je crois qu'ils admirent mon ascension sociale.
J'ai fait des études supérieures.
Je suis diplômé.
J'ai travaillé vraiment dur pour obtenir ce que je voulais.
C'est-à-dire, surtout du fric.
L'argent m'a toujours fasciné.
Il faut savoir que, encore plus que les riches, les pauvres n'arrêtent pas d'en parler.
Ce pognon dont est fait le monde, je voulais, très jeune, le comprendre.
Je voulais le dominer.
Je voulais le gagner.
Mon père, Roger, est communiste.
Par conviction.
Par réaction…
Par obligation.
Sa formule idéologique est simple.
Il suffit de prendre le pognon là où il est.
Mais, il est où ce blé?
La grande question que je me posais étant enfant.
Si on savait où il était, alors, pourquoi ne pas aller, immédiatement, s’en emparer?
Savait-on véritablement où il se cachait?
Pour celui qui le cherche, il n'y a qu'un seul métier possible.
Celui de la banque…
Mieux encore, celui de la finance.
Mon rêve de jeunesse était de travailler pour une grande maison comme la GBF.
Pour mon père, pareille prétention était un crime.
Une trahison sociale.
Pourquoi diable rejoindre le camp de ceux que l'on haïssait?
Pourquoi trahir ses origines?
L’objectif suffisait pour m'isoler davantage.
Dans ma minuscule chambre d'enfant, je me fabriquais un rempart de livres.
Un mur dressé devant moi…
Mon plan était solide.
Pour ouvrir la porte de la finance, il fallait savoir compter.
Les mathématiques étaient la clé.
Je n'étais pas spécialement doué mais j'avais pigé à mon entrée en sixième que c'était la matière la plus facile à dominer.
Après tout, le résultat était soit juste, soit faux.
Pas de zone grise.
Pour ne pas se tromper, il suffisait de trouver le chemin logique qui menait à la solution.
Les mathématiques étaient constantes.
Le prof avait beau changer d'une année à l'autre, les fondements et les règles demeuraient.
Ce qui n'était pas le cas des autres sujets qui semblaient fluctuer selon la volonté académique de l'intéressé.
J'avais également compris que, dans notre médiocre pays de France, les mathématiques étaient un ticket d’entrée admis par tous.
Si mes notes dans les autres matières étaient très moyennes, un dix-huit en maths les pulvérisait.
Tout m'était pardonné.
Cet apprentissage n'allait pas de soi.
Un véritable labeur, car je n’avais personne chez moi pour m'aider.
Des cours particuliers auprès d'un tuteur étaient hors de question.
Je ne pouvais réussir que par l'effort individuel.
Je m'y appliquais.
Je ne faisais pas l’exercice demandé par le professeur mais tous les exercices du chapitre.
Encore et encore, jusqu'à ce que le déclic se produise.
Mes copains jouaient au foot.
Ils écoutaient de la musique.
Ils couraient après les filles.
Seul derrière ma forteresse d'algèbre, je développais ma stratégie à coup d'équations.
Plus le milieu est modeste, plus les bonnes notes à l'école sont mal vues.
Vouloir progresser, c'est trahir tout son quartier.
Comment affronter cette absurde mentalité?
D'un côté, je devais tout faire pour réussir.
De l'autre, je devais tout faire pour ne pas m'en prendre plein la gueule.
Marcher sur un fil tendu au-dessus d'un abysse de médiocres.
Alors, je fermais les yeux.
Je me bouchais les oreilles.
Je baissais le nez.
Je n'étais pas trop sociable.
Je n'étais pas trop dans le coup.
Je n'étais pas trop aimé.
Je souffrais de honte scolaire lorsque le professeur montrait ma copie à la classe.
— Bravo, Julien… Vingt sur vingt. Vous voyez, vous autres crétins, que c'est à votre portée. Il suffit de travailler, bon sang!
Vingt années à Montrouge avant de pouvoir m'échapper.
Après mon baccalauréat S, j'ai pris un job pour préparer mes études.
Deux ans au McDonald's de la Porte de Vanves.
Assez pour épargner un petit pécule.
Ces deux années, c'était peut-être mes plus libres.
Je me transformais en jeune homme.
Je gagnais mon premier argent.
J'achetais mes premières actions.
Mon premier portefeuille boursier.
Mon père était choqué que je soutienne par mon travail une multinationale impérialiste.
Il était horrifié que j'investisse mes économies dans ladite société.
Conservateurs par immobilisme, mes parents n'ont jamais bougé.
Mon père est en pré-retraite.
Ma mère l'épaule dans son oisiveté.
Ils vivent de rien.
Dans le fond, ils ont, sans le savoir, la richesse de se contenter de peu.
Malgré les commentaires incessants sur l'injustice du système et sur la misère sociale, ils sont heureux.
Je soupire en regardant mes belles mains sur le volant.
Mathilde, débarquer chez eux?
Comme ça, sans prévenir...
Pas possible!
Mathilde était d'un autre monde.
Une autre planète.
La banlieue Ouest.
Le Vésinet.
Une école privée chez les sœurs.
Une école de commerce prestigieuse, d'abord à Paris puis à Londres pour son Master.
Plus tard, un MBA à Oxford.
Le pedigree royal.
L’intelligence…
La beauté.
La noblesse.
Marie-Antoinette, souveraine de France.
Assez noble pour faire courber l'échine à n'importe lequel de ses sujets.
Lors de leur première rencontre, mon père n'avait pas pu s'en empêcher.
Devant Mathilde, il avait ôté sa casquette.
Il avait baissé le nez.
D'instinct, comme s'il saluait une marquise.
Une comtesse.
Une reine.
Après, il détestait son obséquiosité.
Il s'en voulait du respect qu'il lui avait exprimé.
Son fils était chez les riches.
Son fils était chez l'ennemi.
Assez pour le rendre barjot.
Je soupire derechef.
Je démarre le moteur de la 911.
Je quitte le parking de la GBF.
Vais-je rouler vers Montrouge?
Non.
Je ne peux pas.
Retourner chez moi, alors?
Le bunker triste et froid me déprime.
Pascale, souris de maison, y traîne très certainement.
La femme de ménage, aussi.
Je me pose la question de savoir ce que font les femmes mariées lorsque leurs maris sont au travail.
Du shopping, à priori…
L'idée d'un centre commercial animé m'emballe.
Des gens.
Des visages inconnus.
De la lumière vive.
De la musique.
Je prends la route en direction de Viroflay.
Le nouveau centre commercial Stendhal est en bordure de l'A86.
Je n'y ai encore jamais mis les pieds.
J'ai juste vu les affiches publicitaires racoleuses.
Une jeune femme emperruquée à la Pompadour, au décolleté profond, sortie d'un bal à Versailles qui, dans une bulle, style BD, déclare en se marrant:
— Moi, ce que j'aime, c'est dépenser.
Une demi-heure plus tard, je gare la Porsche noire dans le parking du centre commercial.
Fin février, il fait un froid de canard.
Je m'enveloppe du manteau de Mathilde et de son grand pashmina coloré.
Lorsque je passe devant les vitrines extérieures, je vois ma silhouette.
Je suis séduisante.
Visage attirant.
Regard séducteur.
Légèrement décoiffée.
La galerie marchande est quasiment déserte.
Les enseignes sont en démarrage lent.
Rien d'anormal pour un lundi, en fin de matinée.
On arrange le stock.
On s'occupe du réassort.
On réceptionne les livraisons.
Je fais une fois le tour complet avant d'arriver devant l'entrée du lieu idéal pour me terrer.
Un complexe de salles de cinéma…
La première séance est à onze heures.
Sans réfléchir, j'achète un billet.
Un film d'action.
Un film américain hyper-violent du genre que Mathilde refuserait d’aller voir.
J'ai besoin de cette évasion.
S'échapper est la mission première du cinéma.
S'échapper de sa vie, pour ne plus y penser.
J'entre dans la grande salle encore allumée.
Je ne suis pas seule.
Quelques rangs devant moi, trois jeunes sont installés.
Des étudiants ou des lycéens qui sèchent les cours comme moi.
Ils parlent à voix basse.
Je m'installe au milieu de la salle.
L'endroit est bien chauffé.
J'ôte mon manteau et mon écharpe que je dépose sur le siège à côté.
L'espace vide me rassure.
Je patiente.
Un couple de retraités s'installe vers l'arrière.
La lumière baisse doucement avant le long chapelet des publicités.
Chaque spot bruyant chasse de mes pensées le stress de la matinée.
Je n'ai plus à penser à David.
À Louis.
À Mireille.
À leur chef arrogant.
À l'espace de travail de Mathilde avec son portrait surréaliste de Mae West.
Je suis bercée par le son en surround.
Des images colorées en haute définition.
Des visages à l'écran qui rigolent.
Des acteurs pour le café.
Pour les sucreries.
Pour la téléphonie mobile.
Le film démarre aussitôt après.
L'écran devient plus large.
Un logo de distributeur.
Je me relaxe enfin.
Une bonne dizaine de minutes dans le film, il arrive.
Je ne l'ai pas anticipé.
Je n'ai même pas pensé qu'une chose pareille puisse m'arriver.
Un homme se pose dans le siège juste à côté de moi.
Un spectateur…
Dans une salle quasiment vide.
Il prend le fauteuil juste à ma droite.
Je lui jette un coup d'œil curieux.
Un homme d'âge mûr.
La quarantaine.
Pas un sale type.
Pas un clodo.
Pas un loubard.
Un type ordinaire.
En costume.
Chemise blanche ouverte.
Il garde son imperméable plié sur le bras.
Je ne peux plus suivre le film.
Je suis complètement troublée.
Sans bouger, lui aussi fixe l'écran.
Je suis bouleversée par sa présence.
Un homme.
Un inconnu.
Dans une salle obscure.
À côté d'une femme.
Un dragueur.
Un lundi.
En milieu de journée.
Qu'espère-t-il?
Que fait-il?
N'a-t-il pas de travail?
N'est-il pas occupé à gagner sa vie?
À gagner du fric?
Je suis une statue.
Je ne peux pas bouger.
Je peux à peine respirer.
Afin de protéger mon espace, je me suis légèrement inclinée vers le côté opposé.
Je veux être invisible car mon cerveau est complètement chamboulé.
Un homme qui accoste une femme en silence.
Que va-t-il faire?
Que doit faire une femme dans cette situation?
Elle se lève?
Elle hausse la voix?
Elle prend un autre siège?
Elle quitte le cinéma?
Elle va se plaindre à la direction?
Cet homme, que fait-il?
Il ne fait rien.
Il ne bouge pas.
Il regarde le film.
Moi aussi, je regarde le film.
Des armes à feu.
Des morts violentes.
Du sang…
Des tripes.
De longues minutes s'écoulent ainsi.
Sans bouger.
Sans broncher.
Je cherche à retrouver le fil de l'action.
Je devine un léger mouvement de sa part.
En bougeant, il est maintenant légèrement penché sur l'accoudoir entre nous.
Sa main gauche est offerte.
La paume est tournée vers le haut.
Sa main est clairement de mon côté.
À peine un ou deux centimètres au-delà de la ligne invisible qui nous sépare.
Il attend une réponse.
Un geste…
Que fait une femme dans cette situation?
Que ferait Mathilde?
Mathilde n'aime pas le cinéma.
Elle le déteste même.
Un truc pour les ploucs qu'elle dit.
Pour les attardés mentaux…
Mathilde n'a jamais eu ce type d'expérience.
Alors, que ferait une femme ordinaire?
Une femme seule, de banlieue.
Un lundi midi.
Dans une salle de cinéma d'un centre commercial à regarder un film qui n’est pas pour elle.
Ce genre de femme doit chercher de la compagnie.
Un contact.
Un sexe…
Celui que l'homme cache sous son imperméable.
Le courage de l'attouchement.
Écarter les cuisses.
Guider sa main.
Se pencher vers lui pour…
Mettre sa bite exposée dans ma bouche.
Enfoncer sa queue au fond de ma gorge.
Sans contraintes.
Sans remords.
Un geste fantasque…
Impossible.
Gratuit.
Qui oserait?
Comment cet homme peut-il imaginer que cela puisse fonctionner?
Qu'espère-t-il vraiment?
Est-il dans un tel désarroi qu'il n'a plus que cela?
J'entame un compte à rebours mental.
À zéro, je vais me lever.
Je vais prendre mon manteau.
Mon écharpe.
Mon sac à main.
Me lever.
Partir…
Dix.
Neuf.
Huit.
Sept.
Six.
Cinq.
Quatre.
Trois.
Deux.
Un.
Zéro.
Je me lève.
Non…
Je suis toujours assise.
Toujours transie.
Je vais recommencer à compter.
Ce coup-ci, ce sera le bon.
Décompter jusqu'à zéro, me lever et ensuite partir de la salle.
Tout simplement.
Quitter le cinéma.
Aller ailleurs.
Prendre un café.
Acheter un sandwich.
Dix.
Neuf.
Huit…
Je perds le fil de ma pensée.
La main mystérieuse s'est encore avancée.
Elle est très proche.
Vingt centimètres au-delà de la frontière.
Elle ne me touche pas.
Elle est là.
En surplomb…
Au-dessus de ma cuisse.
L'homme avance.
Il progresse.
Il veut ce que j'ai entre les jambes.
Il veut mon trésor intime.
Et moi?
Est-ce que je veux le partager?
Est-ce que je veux le protéger?
Comment réagit mon corps devant cette lente attaque psychologique?
Je suis figée comme avant.
Je suis penchée sur le côté opposé, incapable d'aller plus loin.
Je n'ai pas les jambes croisées.
Juste droites.
Normales.
Ma jupe…
Mes bas.
Ma culotte.
Et puis, à l’intérieur, le mystère…
Cette toison d'or.
Cette fente délicate que j'ai admirée la veille.
Cette entrée.
Non…
Je ne suis pas Mathilde.
Je suis dans Mathilde.
Si Mathilde écarte ses cuisses pour un étranger, ce n'est pas moi.
C'est elle!
C'est ma salope de femme qui se comporte comme une traînée.
L'idée provoque un courant électrique puissant.
Un courant érotique incontrôlable…
Sans le vouloir, sans être capable de l'empêcher, je sens des sucs aphrodisiaques qui s'épanchent de mon vagin.
Je suis effrayée à l'idée que tout cela m'excite.
Je suis contente d'être prisonnière de ce fauteuil de cinéma.
Incapable de bouger.
Incapable de parler.
Le regard rivé sur des images que je ne vois pas.
Mes sens sont éveillés comme jamais.
Mon cœur bat très fort.
Je me sens vivre.
Non…
Ce n'est pas bien.
Je vais me lever.
Partir…
Compter à rebours.
Trop tard…
La main de l'homme est sur mon genou.
Elle ne bouge pas.
Elle est là.
Elle est posée.
Doucement.
Sans brutalité.
J'ose enfin un coup d'œil direct.
Il regarde toujours le film mais il a tourné son visage légèrement vers moi.
La luminosité d'une séquence plus claire me permet de découvrir ses traits.
Un visage plaisant.
Des traits virils.
Une barbe de trois jours.
Une eau de toilette agréable.
Une légère odeur de tabac.
Lentement, il se tourne vers moi.
Pour me regarder.
Pour mettre ses yeux au fond des miens.
Pour y trouver de l'acquiescement…
Peut-être, une reconnaissance.
Je dois avoir la tête d'un petit oiseau blessé.
Une pauvre petite bête toute affolée.
Perdue dans un jardin interdit.
— Je suis désolée, je lui dis, assez fortement, pour être sûre d'être entendue.
Prenant mon manteau, mon écharpe et mon sac à main, je me lève brusquement.
Une fois levée, je ne peux plus me retourner.
Je remonte l'allée dans l'obscurité.
Lorsque je sors dans la lumière du foyer, je manque d'équilibre.
Un vertige…
Je parviens tout juste à traverser le hall.
Je me retrouve dans l'allée de la galerie marchande.
Je devine que l'homme ne va pas me suivre.
Il est allé aussi loin qu'il le pouvait.
Probablement tout ce qu'il recherchait.
Le défi de me toucher.
Le challenge de savoir s'il était capable d'effleurer une femme, seule, dans une salle de cinéma.
Tester son courage…
Ressentir des émotions.
Vivre, lui aussi.
Je vois l'entrée des toilettes publiques.
Je m'y réfugie.
Une femme noire garde l'entrée derrière sa petite coupelle emplie de quelques pièces de monnaie.
Je trouve une stalle vide.
Je m'y enferme.
Je soulève ma jupe.
Je baisse ma culotte.
J'écarte les cuisses.
Je glisse un doigt le long de ma fente.
Elle est ruisselante.