Je reste si longtemps cachée dans les toilettes que la préposée aux sanitaires vient frapper à la porte pour me demander si tout va bien.
Je lui réponds d'une chasse d'eau.
Lorsque je prends le chemin de la sortie, elle me dévisage avec suspicion.
Je reprends ma voiture.
Je retourne chez moi.
Lorsque je passe la porte d'entrée, je tombe nez à nez avec notre femme de ménage qui a le choc de sa vie en me voyant débouler.
Un cri de surprise à vous glacer le sang.
Cette africaine, entre deux âges, affiche généralement un air indolent mais assume plutôt bien ses responsabilités.
Elle nous évite autant que possible.
Après un mot d’excuse d’être entré sans m’annoncer, je la laisse en paix.
Elle a déjà fait notre chambre.
Je m'y enferme.
Je retire mes habits.
Après un brin de toilette intime, je change de culotte.
Vêtue d'un pantalon fin, d'un pull de cachemire et d'une paire de mules, je colle mon oreille à la porte.
Pas un bruit de l'autre côté.
Que fait cette femme noire toute la journée chez nous?
Qui est-elle?
D'où vient-elle?
Je ne lui ai jamais parlé.
Mathilde a tout arrangé par l'intermédiaire de ses parents.
Une combine pour exploiter des sans-papiers.
Je crois…
Je ne sais plus.
Je m'en fiche.
Ce n’est que le début de l'après-midi et je me sens complètement épuisée.
Je m'allonge sur notre lit en pensant à toutes les femmes seules qui habitent notre quartier.
La plupart ne travaillent pas.
Elles circulent ici ou là pour maintenir leurs foyers.
Si elles ont des enfants, elles micro-organisent leurs emplois du temps.
Puis, elles attendent sagement le retour de leurs maris.
Mathilde les appelait les veuves vertes.
Isolées.
Oubliées…
Perdues à jamais dans la verdure de la banlieue ouest.
Je compatis.
Un demi-sommeil m'enveloppe.
Je cherche à m'endormir dans l'espoir que le temps passe plus vite.
Je ne veux pas quitter notre chambre de peur de croiser la femme de ménage.
Je n'ai même pas le courage d'aller lui dire de rentrer chez elle.
Elle restera chez nous jusqu'à quinze heures.
C'est dans son contrat.
Quand Julien sera de retour, il faudra lui expliquer ma fuite.
J'anticipe sa colère.
Je me mets en boule.
En fœtus…
Moi qui ne croit pas en Dieu, je vais prier.
Prier pour que tout redevienne comme avant.
Lorsque je me réveille, il est dix-sept heures passées.
J'ai faim.
J'ai soif.
J'ai surtout envie d'uriner.
Soulagée, je me recoiffe.
J'ajuste ma beauté.
Le lit est défait.
J'ai honte de m'être couchée.
Je lisse nos couettes.
Je tends le couvre-lit à la perfection.
Je quitte notre chambre à coucher.
La voie est libre.
La maison est impeccable.
Je cherche Pascale.
Envolée…
Dans la cuisine, je me sers un verre de lait.
J'avale un toast de pain blanc.
Le réfrigérateur est quasiment vide.
Je m'installe devant l'écran géant du salon.
Un écran de soixante-quinze pouces.
Son surround.
Image UHD.
Connecté à l'internet.
Je l'allume pour me distraire.
Pour faire passer le temps.
Je zappe sans pouvoir me concentrer.
J'éteins.
Les magazines étalés harmonieusement sur la table basse ne m'attirent pas plus que cela.
Je n'arrive pas à me défaire de l'angoisse d'avoir quitté la GBF.
Me cherchent-ils?
Ont-ils essayé de m'appeler?
J'ai laissé l'iPhone de Mathilde sur la table de son bureau.
Ils vont bien réaliser, à un moment ou à un autre, que j'ai disparu.
Enverront-ils quelqu'un à ma recherche?
Vont-ils prévenir mon mari?
Le soir tombe vite.
La maison s'assombrit.
Je reste dans le noir…
Devant l'écran éteint.
Dans cette immense pièce lugubre.
Quelle idée d'habiter ici?
Cette maison était le choix de Mathilde.
Tout était le choix de Mathilde.
La moindre lampe.
Le moindre tapis.
La teinte de nos serviettes de salle de bain.
Elle a toujours tout décidé.
Qu'avais-je contribué à notre mariage?
Depuis que nous étions mariés, j'avais tout fait pour la satisfaire.
J'avais tout entrepris pour la rendre heureuse.
Pour lui faire plaisir, il suffisait de dire, oui.
Je n'avais pas envie de me rebeller.
Pas envie de partager mon point de vue.
En avais-je seulement un?
Si c'était ce qu'elle voulait alors j’étais forcément d'accord.
La question qui me taraude, à présent, est de savoir ce que je veux moi, vraiment.
Qu'est-ce que je veux dans la vie?
Qu'est-ce qui m'a poussé à vivre ici?
Chez elle?
Pour elle?
Était-elle si importante pour moi?
Pouvais-je m'en passer?
J'ai vécu des années seul lorsque j'étais étudiant et pendant ma formation.
Seul dans ma chambre.
Seul devant mon ordinateur de bureau.
Tranquille…
Paisible.
Je pouvais travailler.
Je pouvais jouer.
Je pouvais regarder des films.
Des films américains violents.
Des pornos.
J'ai toujours apprécié le X.
J'aime voir des images de femmes nues baisées devant une caméra.
La pornographie est variée.
Tant de possibilités…
Tous ces visages inconnus.
Indifférents.
Des corps qui vous offrent leur intimité.
Un porno est une protection sexuelle.
Un préservatif surpuissant.
Pour les deux côtés.
Pour les acteurs…
Pour les spectateurs.
Le plaisir solitaire est suffisant.
Il s'agit de se vider d'un trop plein d'énergie.
Décompresser, en regardant quelques minutes de baise.
Je reprends la télécommande.
J'allume l'écran.
Je me connecte au réseau.
Je clique sur l’icône de l'internet.
La toile offre toutes les images pornographiques imaginables.
Dans l'obscurité régnante du bunker de Mathilde, dans ce silence de tombeau, je sélectionne le premier clip que le site propose.
Une jeune femme blonde parle à sa collègue de bureau, une rousse bandante.
Elles viennent de rencontrer deux types plutôt bien bâtis dans une foire exposition.
La copine est mal à l'aise.
Elle veut retourner à l'hôtel.
La blonde a encore envie de s'amuser.
Tout va très vite.
Le banal du quotidien est coupé.
Les clips ne dépassent pas les huit minutes, temps nécessaire pour un mec ordinaire de sortir sa queue, d'entrer dans le mouvement et de se masturber.
Huit minutes pour se libérer l'esprit.
Pour quitter ce monde à la con.
Sur un écran de presque deux mètres de diagonale, c'est impressionnant.
L'image 4K est parfaite.
Plus grande que nature…
La blonde est avec les deux hommes dans une chambre.
Elle joue l'innocente.
Elle hésite.
Elle n'a jamais eu pareille aventure de sa vie.
L'homme l'embrasse.
Alors qu'il la tient contre lui, le deuxième type s'est glissé derrière elle.
D'abord choquée puis séduite, elle reçoit les baisers des deux.
Déjà trois minutes dans le clip, ils sont nus.
La fille est bien fichue.
La vingtaine, à peine…
Les mecs sont du genre à passer leurs journées chômées dans un club de fitness.
Tous les trois sont intimement épilés.
Des sexes propres.
Entretenus…
Lustrés.
Beaux.
La caméra approche de la bouche de la fille qui suce, tour à tour, les deux queues magnifiques.
Et le corps de Mathilde devant tout ça?
Ce corps féminin?
Comment réagit-il devant ces images sexuelles fabriquées pour un public masculin?
Curieuse, je glisse la main entre mes jambes.
J'écarte les cuisses pour sentir ma vulve sous mes doigts.
Elle est à peine humide.
Rien à voir avec l'expérience de la salle de cinéma.
Je frotte délicatement mes lèvres.
À l'écran, la fille est prise en levrette par le premier.
Il veut la sodomiser.
Elle feint de refuser mais écarte sans hésiter son beau cul.
En gros plan, la queue énorme de l'homme pénètre son anus.
Le second type approche sa queue de sa bouche qu’elle suce avidement.
Les images qui normalement m'auraient immédiatement fait bander, n'ont pas le même effet.
Mon corps n'arrive pas à démarrer.
Même après six minutes, lorsque la fille accepte la double pénétration, mon corps demeure frigide.
À cette vitesse, je n'arriverai jamais à me synchroniser sur les orgasmes des deux mâles qui se déclencheront dans les dernières trente secondes.
Ces types vont vider leurs couilles dans cette belle salope.
Ils se retireront ensuite pour nous laisser admirer le jus crémeux couler lentement des deux orifices.
Gâteau à la crème pour les initiés.
Pas moyen d'y arriver.
Je retire ma main de mon intimité.
Ces trois acteurs me déplaisent.
J'éteins l'écran.
Je me retrouve comme avant dans le tombeau obscur de mon angoisse.
Me redressant difficilement, je prends la décision d'allumer les lampes du salon.
Une lumière vive tombe des projecteurs installés aux plafonds.
La lumière redonne un peu de gaieté à nos murs gris couverts de tableaux trop grands et trop abstraits.
J'entends un bruit de moteur.
La porte du garage.
Julien est de retour.
J'ai un instant de panique.
Tout est en ordre.
Je vais à sa rencontre.
Lorsqu'il me voit face à lui dans l’entrée, il grimace de déception.
Pas un bonjour.
Pas un baiser.
Même pas une bise sur la joue.
Il accroche son imperméable.
Il jette ses clés dans le vide poche.
Tout en se déplaçant vers le salon, il me demande froidement:
— Qu'est-ce qui s'est passé?
Plutôt que de tout lui expliquer.
Plutôt que de décrire les détails de ma journée.
Je ne peux que dire:
— Je suis désolée, Julien… Je n'ai pas pu.
Il ôte la veste de son costume qu'il dépose sur le canapé.
Je réalise que c'est la première fois depuis toute cette histoire que je l'adresse par son prénom.
— T'as préparé mon dîner? me demande-t-il.
— Un dîner?
— Si t'étais ici toute la journée… Parce que, j'imagine bien que t'es venue te terrer ici… Alors, t'as eu le temps de faire des courses, au moins. Le ménage… Un dîner. C'est pas trop demander, non?
— C'est lundi… La femme de ménage est passée.
— En gros, t'as rien glandé de la journée!
— T'es fâché?
— Fâché? Moi? Non… Bien sûr que non, ma petite chérie. Que vas-tu imaginer?
Son ton ironique n'a rien pour me rassurer.
— Et toi, c'était comment ta journée? je lui demande, plus anxieuse que jamais.
Julien s'écroule dans le grand fauteuil de coin.
— Moi, plutôt bien… Très bien, même. J'adore l'ambiance de la salle des marchés. Honnêtement, je n'ai pas vu le temps passer… Je vais te raconter… Mais, avant… Prépare-moi un whisky, s'il te plaît.
Sans rien ajouter, je file vers notre coin bar.
Mathilde a toujours apprécié les alcools forts.
En whisky, elle ne boit que du Macallan Estate à deux cent euros la bouteille.
Je reviens avec le verre, sans glaçons.
Julien me le prend des mains.
Il m'observe.
Je reste sottement devant lui, debout à attendre ses ordres comme une vraie bonniche.
Il avale une rasade avant d'ajouter:
— Tu vois, ton truc… Je pensais que ça allait me raser. Je veux dire, c'est assez routinier… Put… Call… Hold… Une bande de singes pourrait faire la même chose. Non, ce qui m'a plu, c'est le tempo… La vitesse de réaction.
— C'est vrai.
— Bon, il faut que je décroche, dit-il, en avalant son verre d'un trait. Le soir quand je rentre, j'ai besoin de me changer les idées. J'ai envie d’avoir ma femme dans la cuisine avec un dîner tout préparé. J’ai pas fait de pause à midi… Je crève la dalle. Alors, tu peux comprendre ma déception.
— Je… Je vais te préparer un truc.
— Laisse tomber. Pas le temps… On sort. Mais toi, tu ne sors pas comme ça. Viens, je vais t'aider à te préparer.
Julien se lève.
Il me tire par la main.
On remonte vers notre chambre.
J'ai envie de partager un peu de ma journée au bureau.
Je lui dis:
— Ton chef… Je ne connais pas son nom… Il voulait un papier sur… Je ne sais plus trop sur quoi.
— Guillon… Étienne, de son petit nom. T'en fais pas pour lui. Juste un con parmi d'autres cons. Mais, tout de même, de ne pas savoir où tu étais, ils étaient sérieusement inquiets… Ils ont fini par se souvenir que j'existais. Mireille m'a appelé. Marrant, non? C'était bizarre de lui parler comme ça. J'ai improvisé une urgence familiale… Un proche mourant à l'hôpital.
— Qui ça?
— J'ai dû broder… J'ai opté pour la vieille tante de Bretagne. J'ai raconté que nous étions très proches.
— C'est un peu vrai, non? Nos vacances…
— La tante de Morlaix? Non, tu vois… La vieille peau, j'en ai rien à cirer.
Julien me place devant mon placard.
Tout en continuant à parler de sa journée, il me déshabille comme on déshabille un mannequin de cire.
En moins d'une minute, je suis nue.
Par réflexe, je me couvre la poitrine et le pubis.
Julien me trouve des habits.
Il agrafe un soutien-gorge particulièrement serré.
Un Wonderbra noir qui pousse ma poitrine vers l'avant.
Un accessoire qui accentue mon décolleté.
Il m'aide ensuite à enfiler une culotte noire en Spandex qui moule mes fesses.
Je ne savais même pas que Mathilde avait ce genre d'articles dans ses placards.
Ensuite, j'enfile des collants noirs brillants.
Ceci fait, il m'installe devant la coiffeuse.
Il me démaquille.
Il me recoiffe rapidement.
Il me remaquille lourdement.
Il m'aide à enfiler une robe rouge, très échancrée, hyper courte, qui tombe au ras de mes fesses.
Il me chausse d'une paire de Louboutin noires à talons particulièrement élevés.
Il ajoute un peu de bijouterie avant de conclure en m'aspergeant d'un parfum que Mathilde ne portait jamais.
Un truc qu'on lui avait offert il y a des années…
Chloé.
Je découvre devant le miroir ma transformation.
Sa création.
Je ne suis plus Mathilde.
Je suis une femme nouvelle.
Une femme sexuelle…
Une femme qui doit inspirer un désir concupiscent.
Je frissonne légèrement en me découvrant.
Je suis Mathilde fantasmée.
Celle qui habitait ma tête sans jamais pouvoir exister.
Julien m'admire.
Curieusement, je suis fière de voir chez lui ce même désir.
Cet appétit...
Nous prenons la Porsche noire.
Il conduit.
Nous filons à toute vitesse dans la nuit vers Paris.
Julien ne parle pas pendant le chemin.
Il se contente une fois ou deux de poser sa main libre sur le haut de mes collants noirs.
Lorsqu'il me demande de l'aider à le diriger, je devine l'endroit où il veut m'emmener.
Un restaurant que Mathilde avait d’office détesté lorsque je lui en avais parlé après avoir lu un article dans un magazine masculin.
Le restaurant, à deux pas de la vieille bourse de Paris dans le deuxième arrondissement, s'appelle O.T. SET.
Julien, qui a conduit à tombeaux ouverts, freine brusquement devant le voiturier.
Ma transformation en femme de la nuit a été longue.
Il est déjà dix heures du soir.
Le lieu est bondé.
Nous patientons quelques minutes avant qu'une table se libère.
L'endroit est sélect.
Beaucoup de boiseries sombres…
Sur les murs des photos de champions masculins de la boxe et des courses automobiles.
Un restaurant pour couples.
Pratiquement que des tables pour deux.
Des hommes élégants de tous les âges sont invariablement accompagnés de jeunes femmes qu'ils veulent exhiber.
En traversant la salle, je sens les regards posés sur moi.
Les hommes qui me déshabillent.
Qui me comparent à celle qu'ils ont devant le nez.
Je n'ose pas regarder.
Nous nous installons à une table en bordure.
Julien semble ravi de l'ambiance.
Il s'empare de la grande carte.
Il n'y a qu'un seul menu par table.
Dans ce lieu, la femme n'a pas le droit de choisir son plat.
L'homme décide pour elle.
Pendant que Julien étudie les mets proposés, je regarde discrètement autour de moi.
Dans un coin, quelques tables à trois.
Là, un homme et deux femmes.
Autour des autres, deux hommes et une femme.
J'observe ces femmes en les projetant dans une version du porno de l’après-midi.
La double pénétration qui les attend.
La jeune serveuse moulée dans une petite robe noire vient prendre notre commande.
Julien a très faim.
Une douzaine d'huîtres pour commencer.
Un steak, très saignant, accompagné de quelques légumes poêlés.
Le tout arrosé d'un grand verre de Bourgogne.
— Pour madame? lui demande la serveuse, sans me regarder.
— La mousse de saumon et l'assiette fine… Un verre d'eau minérale.
— Merci, monsieur. Un apéritif, pour vous?
— Un verre de vodka glacé… Un double… Merci.
La jeune femme s'éloigne en roulant des hanches.
Julien se régale de son départ.
Il attend son verre de vodka avant d'entamer la conversation.
Il savoure une première gorgée égoïstement.
— Alors, explique-moi... Dis moi tout ce que tu as fait et, surtout, pourquoi tu es partie sans rien dire à personne.
— J'ai… J'ai… J'ai un peu paniqué… Je ne comprenais rien à ce que ton chef disait.
— Allons, Mathilde, tu ne peux pas saborder une carrière que j'ai mis des années à bâtir.
— Je ne…
— Demain, tu y retournes et tu te rattrapes. Pas question de merder comme aujourd'hui.
— Tu as…. Euh, je veux dire… J'ai une présentation à faire avec des Coréens.
— Les Coréens?! Ils sont arrivés?
— Oui.
— Merde, j'avais complètement oublié ça… Bon, c'est pas sorcier. Sur mon ordinateur, il y a un dossier avec le titre New Volatility Crunch Algos in Blackpool Trading… Un Powerpoint et un fichier Word. Tout y est… T'as qu'à le lire une ou deux fois avant la présentation… Tu sais démarrer un Powerpoint?
— Oui… Je crois.
— Tu mets une copie sur un stick USB que tu branches sur le projecteur de la salle de conférence.
— Ils seront combien?
— Une dizaine, je pense. La GBF veut s'associer avec eux. Peut-être un jour, les racheter… On veut leur montrer comment on monte une piscine vraiment rentable. T'en fais pas des détails. Tu répètes ce que j'ai déjà écrit. Si tu réussis la présentation, Guillon sera ravi. Il te fichera la paix jusqu'à vendredi. À la limite, il y aura peut-être un lunch ou deux avec les Coréens… Ils ne sont pas trop bavards… Tu te laisses pas trop draguer, hein?
Julien me sourit avant d'avaler d'un trait le reste de sa vodka.
Je jette un regard circulaire tandis que ses huîtres arrivent.
Il y a justement un couple d'asiatiques dans mon angle de vision.
Un homme très âgé, grisonnant, plutôt épais, et une jeune femme minuscule qui, avec sa frange et son visage lisse, me donne l'impression d'avoir quatorze ans.
Julien attaque ses huîtres tandis qu'un serveur noir dépose devant moi une assiette couverte d'une minuscule portion de mousse au saumon.
O.T. SET ne sert jamais de pain.
Le restaurant, élaboré pour une clientèle masculine, cache dans son enseigne sa raison.
D’après l’article que j’avais lu, O.T. SET voulait dire Over Time Set.
Le groupe qui fait des heures supplémentaires.
Les hommes qui n’ont pas peur de bosser.
O.T. SET, lu à l’envers, c'est aussi TESTO.
Testostérone…
L'hormone mâle.
Tous les plats servis à ces messieurs favorisent sa production.
Les plats féminins sont bourrés d'œstrogène.
Saumon d'élevage.
Volaille de batterie.
Produits laitiers.
La petite asiatique boit justement un grand verre de lait.
Lorsque Julien a terminé avec ses huîtres, on lui amène son vin rouge et sa pièce de bœuf énorme.
Au moins cinq cent grammes d'une viande particulièrement sanglante.
Il l'attaque sans attendre que je sois servie.
Il mange vite sans se tracasser des bonnes manières.
Je remarque qu'il jette des coups d'œil vers la table à notre droite.
J'examine, à mon tour, le couple voisin.
À quelques mètres de nous, un homme de nos âges est en compagnie d'une jeune femme rousse particulièrement ravissante dans une robe émeraude soyeuse très moulante.
La femme a l'air enjouée.
On les entend rigoler.
— Tu ne trouves pas ça bizarre, je lui dis, enfin.
— Quoi, ma petite chérie?
— Ce qui nous est arrivé… Tu crois pas qu'on devrait aller voir un médecin ou un spécialiste?
— Ne sois pas ridicule! Je ne vais pas aller chez un toubib pour raconter une histoire aussi tordue. De quoi, j'aurais l'air? Écoute, c'est assez fantastique, je te l'accorde… Mais, quoi? On fait avec… Ne lutte pas… N'en fais pas un truc émotif… Au contraire, use de toute ta tête pour affronter le moment. Moi, c'est ce que je fais. Pas question de laisser une seule émotion me dominer.
C'est un peu une rengaine chez Mathilde et dans sa famille.
Son père, Joseph, a une théorie assez avancée sur le sujet.
Lorsqu'il trouve une oreille sympathique, il l'explique en tirant un trait sur une feuille de papier.
Du côté droit, il écrit Raison.
De l'autre, il écrit Émotion.
Selon lui, chaque être humain est né à un endroit de la ligne.
Le pourcentage de son caractère.
Par exemple, au milieu, ce serait cinquante-cinquante.
Autant d'émotion que de raison…
Puis aux extrêmes, il y a l'homme cent pour cent raison et, à l'opposé, le type cent pour cent émotion.
Il suffit de côtoyer quelqu'un pour savoir où il est placé.
Pour le père de Mathilde, l'émotion est synonyme de poison.
Toutes ces choses qui vont contre la raison comme, par exemple, la religion ou les idéologies ou simplement les gens cons qui ne comprennent rien à rien.
Les pauvres, notamment…
Un véritable être humain doit vivre de raison.
Le moyen d'évoluer le long de la ligne c’est par le travail.
La carrière…
L'effort individuel.
La paresse, intellectuelle ou physique, tire l'humanité vers le détestable extrême.
Ses enfants ont été élevés selon ce principe.
Chez les De Lombarès, la moindre émotion est condamnée.
Pas de romans.
Pas de cinéma.
Pas de télévision.
Pas d'imagination.
La raison domine.
La science.
Le droit.
Les faits.
Tout ce qui est prouvé.
Julien avale en silence son énorme morceau de viande pendant que je grignote mes trois fines lamelles de poulet accompagnées d'une mini purée de carottes et de céleri.
Lorsqu'il a terminé de manger, il prend un moment pour me regarder au fond des yeux.
Il pose la main sur la mienne.
— Ah, ma petite chérie… Que c'est merveilleux.
— Quoi?
— Mais toi, ici… Comme ça… Tu ne sais pas l'effet que tu me fais… Non, plutôt l'effet que je me fais, à moi-même.
Il se met à rire grassement de son bon mot.
— Ça n'a pas de sens… Tu le sais… C'est complètement irrationnel.
— Au contraire, je crois que ça a beaucoup de sens… Encore hier, je ne comprenais pas… J'étais déboussolé. Tout comme toi, peut-être… Mais là, je commence à comprendre.
— Comprendre quoi?
— Pourquoi on est comme ça, maintenant.
— Pourquoi?
— Parce que c'est dans la nature des choses… C'est ce que dicte la raison.
— La raison? Mais, non! C'est tout l'inverse… Ça n'a pas de sens!
— C'est ce que tu crois… Mais, tu verras… Tu comprendras un jour, toi aussi.
Julien se lève brusquement.
— Tu vas où?
— Je vais pisser.
Julien se dirige vers les toilettes en me laissant dans l'interrogative.
Je jette un coup d'œil aux alentours.
L'Asiatique se lève.
Il tire la petite par la main.
Me tournant vers la gauche, je vois que notre voisin est également parti.
La jeune femme rousse en robe verte observe la salle.
Nos regards se croisent.
Je lui souris.
Elle me le rend mais je devine, à la moue qui s’ensuit, qu'elle me dit:
— Toi et moi, cocotte… Ce soir, on passe à la casserole.
Lorsque Julien revient à table, il commande juste un expresso et l'addition.
Il ne me demande pas mon avis.
La jeune femme dépose le café et le porte-addition.
Je remarque que Julien sort la carte de crédit à mon nom.
En plus de ça, c'est moi qui paye!
La jeune serveuse retourne vers la caisse pour chercher l'appareil à règlement.
Julien se penche vers moi pour murmurer en confidence:
— Quand j'étais aux toilettes… Y'avait le type de la table à côté. On était tous les deux devant un pissoir. Et là, je sais pas... J'ai fait un compliment sur la femme avec lui. La rousse, à ta gauche… Et puis, je ne sais pas ce qui m'a pris… Je lui ai dit que s'il était intéressé... Un soir… Nous pourrions échanger.
— T'es malade!
— Je disais ça pour rigoler… Pour voir comment il allait réagir.
— Comment il a réagi?
— Il a un peu ri comme si je venais de raconter une blague... Il n'a rien dit. Mais, pendant que je me séchais les mains, il a sorti sa carte de visite.
— Quoi?!
— Il m'a donné ses coordonnés.
— T'es pas sérieux.
— T'affole pas, Mathilde… Je ne vais pas l'appeler.
— T'as gardé sa carte?
Julien tapote sa poche revolver, en me souriant.
L'observant de près, je ne me reconnais plus.
Ce n'est plus mon visage d'avant.
Pendant que Julien avale son café avec satisfaction, je vois Mathilde qui remonte à la surface comme si ses traits traversaient lentement sa peau.
Le nouveau Julien se transforme…
Du coup, j'imagine que le même phénomène se produit chez moi.
Lentement, nos visages se métamorphosent.
Comme s'il devinait mes pensées, Julien pose une main sur la mienne pour me rassurer d'un:
— T'es belle, tu sais.