Julien gare la 911 noire dans le garage en faisant rugir le moteur une dernière fois.
La porte automatique se referme.
Je quitte l'habitacle étouffant du coupé sport.
Il est minuit passé.
Plutôt que d'aller prendre une douche, enfiler son pyjama et se glisser sous les draps, Julien illumine notre salon.
Il s'intéresse à notre chaîne stéréo haut de gamme, connectée à des enceintes Focal plus hautes que moi.
Il sélectionne un album vinyle.
Un de ses morceaux préférés.
L'allegretto de la Symphonie N°7 en A Majeur de Beethoven.
Huit minutes trente.
Exactement, le temps nécessaire…
Julien se dirige ensuite vers notre bar pour se servir une vodka.
Il ne me propose rien.
Je suis semblable à une potiche ou à une pute de luxe.
Je suis assise sur le bord du canapé.
Bien sage…
Les jambes serrées.
Les mains posées sur mes genoux.
Lorsque l'atmosphère est à son goût, il me dit:
— J'ai passé toute la journée à penser à ce soir. J'ai passé toute la journée à imaginer comment…. Comment j'allais te prendre.
Me prendre?
Quel mufle!
Ne peut-il pas parler d'amour?
De faire l'amour?
Est-il seulement capable d'amour?
Le même effroi, expérimenté la veille, s'empare de moi.
Cette fois-ci, je ne veux pas me faire prendre.
Je ne vais pas me laisser faire.
Je compte résister.
De toutes mes forces, s'il le faut.
— Tu ne peux pas faire ça, je lui dis sur un ton assuré. Je ne veux pas.
— Pourquoi?
— Parce que tu n'as pas le droit.
— Le droit? ironise-t-il.
— Oui.
— Bien sûr que j'ai le droit, ma petite chérie… Tu le sais autant que moi. Ton corps… Ton corps, là. Je peux le dire avec une assurance totale… Eh bien, il est à moi. Il est complètement à moi! T'es bien d'accord, non? Il s'agit de ma propriété.
— Non! Et moi? Que fais-tu de moi?
— Toi, tu es moi. Je suis toi. Ce que je vais te faire… Eh bien, ton corps va le faire pour toi. Je pense qu'il en a toujours rêvé… Je connais tes goûts, tu sais. Eh bien, ce soir…. Tu vas être comblée.
Subjuguée par ses arguments, je me mets à trembler.
Mes yeux s'embuent.
— Mais non, enfin… Je ne me suis jamais comportée comme ça, j'argumente, en haussant le ton.
— Ah ben, ça c'est de ta faute, ma vieille. Tu n'avais qu'à en profiter. La baise dans le couple marié, on ne demande pas la permission… À l'homme de se servir. C'est quand il veut… Mais, surtout… Comme il veut.
— Mais non, tu délires, enfin… Nous avons un couple basé sur l'égalité.
— L'égalité? Je ne crois pas trop, ma petite chérie… Je veux dire, tout ça… La maison. Les voitures. Les meubles. Les tableaux. C'est à qui?
— C'est à nous.
— C'est à moi! Tout est à moi. Avec ton petit salaire minable de trader… Tu ne penses pas pouvoir te payer tout ça, non?
— Mais, arrête… C'est affreux ce que tu dis!
— C'est la vérité… Écoute, depuis que je suis… Comme je suis… Je n'arrête pas d'y penser. Ne me demande pas le comment… Je vois bien que c'est la nature qui a corrigé une situation qui au départ était complètement anormale… Je suis l'homme. Tu es la femme. Avant, c'était faux… Maintenant, c'est la vérité… Alors, ce soir, la vérité triomphe. Tu es ma femme et tu vas faire ce que je veux.
— Non!
Prise de peur, je me lève d'un bond.
— Calme-toi, ma petite chérie… Tu sais bien que je ne veux pas te faire de mal. Bien au contraire… Je veux ton plaisir autant que le mien… Allez, laisse-toi faire… Laisse ton corps se libérer. Crois-moi, je le sais mieux que quiconque… C'est ce qu'il réclame.
— Que veux-tu me faire?
— Comme je te l'ai dit, j'y ai pensé toute la journée… Eh bien, je veux… Je veux te goûter.
— Me goûter?
— Allons, viens là… Ne fais pas ta petite mijaurée. Regarde comme tu es belle. Tu as la tenue parfaite pour m'exciter. Je t'ai habillée comme dans mon fantasme.
Ses deux mains se posent sur le haut de mes épaules nues.
Le contact m'électrise.
D'un mouvement sec, il me repousse contre le coussin.
Il se place à genoux devant moi.
La situation ne fait qu'exacerber ma confusion.
J'ai en tête les paroles de son discours.
En effet, je ne suis pas moi-même.
Ce corps n'est pas le mien.
Il a tous les droits.
Car, si je revendique ce corps…
Si je me bats pour qu'il soit le mien.
Alors, je crains…
Eh bien, je crains de ne jamais pouvoir le quitter.
Julien glisse ses mains sous ma jupe.
Il agrippe le haut de mes collants pour, d'un geste rapide, les tirer vers lui.
Je ferme les yeux.
Je bascule la tête en arrière.
Je n'ai pas une once de force.
Je ne peux rien empêcher.
Je n'ai même pas de mots valables pour le stopper.
— Non, je t'en prie… Je t'en supplie… Arrête, s’il te plaît, je murmure pour la forme.
Julien tire sur mes hanches afin que mes fesses soient positionnées sur le rebord du fauteuil de cuir.
Il a ma culotte devant le nez.
Lentement, il approche son visage.
Ses mains sont partout.
Sur mes cuisses.
Sur mon ventre.
Sur mes seins.
Je ne vois plus rien.
Il n'est qu'une ombre.
Une masse de cheveux bruns qui dépasse d'une chemise blanche.
Il tire sur ma culotte.
Je suis nue de la taille aux pieds.
Julien prend le soin de me rechausser de la paire de talons hauts que j'avais quittée en arrivant.
Satisfait, il écarte mes cuisses de ses mains viriles.
Je ne peux pas résister.
Je n'imagine pas qu'un corps humain puisse être aussi faible.
Comme si Mathilde n'avait jamais fait un seul exercice physique de sa vie.
Comme si elle avait la force musculaire d'une gamine de huit ans.
Julien pose sa bouche contre ma toison.
Je ressens le moindre de ses soufflements.
De ses lapements…
De ses mordillements.
Il est aussi affamé devant ma chatte que devant son steak au restaurant.
Je visualise mentalement la scène que nous offrons.
Ma femme qui ouvre ses cuisses pour se faire bouffer le minou.
Oui…
Bouffer la chatte de Mathilde, j'en avais tellement rêvé.
J'avais tellement fantasmé de lui écarter les cuisses pour la domestiquer.
Maintenant, c'est lui qui le fait.
Il sait s'y prendre.
Il sait parfaitement situer mon bouton magique.
Il sait comment le traiter pour le faire chanter.
Bien vite, un raz-de-marée sexuel se déverse sur moi.
Des vagues profondes se brisent contre mes sens.
Julien prend tout son temps pour m'amener lentement au plaisir.
Du coup, il me contrôle.
Il sait exactement à quel point j'en suis.
Je vais jouir.
Je le devine.
Pour la première fois de ma vie, je vais jouir dans le corps d'une femme.
En étant cette femme…
Je ne peux plus m'empêcher de râler.
De vocaliser mon plaisir…
De chanter mon désir.
— Oui, c'est ça… C'est ça… C'est bon… Oui…
À l'instant où je pense approcher la joie, Julien stoppe ses efforts net.
Il se redresse.
L'arrêt est si brusque que mon plaisir retombe instantanément.
D'un seul geste, il parvient à me soulever et à me retourner comme une crêpe.
Je me retrouve à genoux avec le séant légèrement élevé.
J'entends sa ceinture qu'il défait.
Je devine le pantalon qu'il abaisse.
Il se place derrière moi.
Je suis trop choquée par ce changement de position pour réagir.
Je ne sais même pas anticiper l'instant où son sexe dressé s'enfonce dans ma chatte trempée.
J'en ai le souffle coupé.
Un râle violent s'échappe de ma gorge.
Cette fois-ci, Julien se met à me pomper avec férocité.
Il y va de toutes ses forces.
De toute sa fougue.
J'entends les claquements sonores de nos corps qui s'entrechoquent.
Pas question d'être tendre.
Il n'est plus question de mon plaisir.
Julien veut jouir.
Il veut jouir en moi, le plus violemment possible.
— Putain, ma salope, expectore-t-il, d'une voix survoltée. Je te prends comme une belle salope… Dis-moi, que t'es une salope… Dis-le-moi… Dis-le…
Julien me tire rudement par les cheveux.
Je n'ai pas la force de dire autre chose que:
— Je suis une salope… Je suis une salope.
— Oui, t'es une belle salope… T'es ma salope. Encore… Dis-le-moi… Dis-le plus fort.
— Je suis ta salope… Ta salope.
Son orgasme explose en moi.
Son sperme chaud jaillit dans l'abysse de mon con.
Une décharge énorme…
Une décharge profonde.
L'instant d'après, il s'écroule sur mon dos.
Il y va de tout son poids.
Je peux à peine respirer.
Son sexe se contracte une dernière fois.
Il se retire dans un glissement humide.
Je suis incapable de bouger.
Je sens l'air frais sur mes fesses.
La transpiration qui s'évapore.
— Regarde-moi, ma chérie…
Je tourne le visage vers lui. Julien a sorti son iPhone. Il vient de me photographier en l’état.
Le morceau de la Symphonie N°7 s'achève bientôt.
Huit minutes.
Je reprends une position décente.
Je tire sur ma jupe pour cacher ma toison.
Femme abusée, je me pose subitement la question de notre condition dans nos sociétés.
On fait grand cas de l'Islam et de sa vision barbare de la femme.
Sommes-nous tellement supérieurs?
Oui, évidemment…
Opinion d’intellectuels des beaux quartiers.
Pensez-vous…
Les droits de la femme.
La liberté sexuelle.
L’avortement.
Honnêtement, avons-nous évolué ?
La femme demeure tributaire du mari.
Où vivre.
Comment.
Avec combien de fric par mois.
La femme a trois utilités.
Porteuse d'enfants.
Bonne à tout faire.
Sac à bites.
Est-elle libérée?
Tu parles, Charles…
La plupart du temps la femme subit toutes les contraintes du foyer et les appétits sexuels de celui qui partage sa vie.
Julien a tous les droits sur moi.
Tout comme, autrefois, j'avais tous les droits sur Mathilde.
Pourquoi n'en avais-je pas profité?
Quel con…
Julien n'a pas hésité.
Je repense à la gorge profonde qu'il m'a infligée.
Le fantasme d'un homme?
Le fantasme d'une femme?
Ou le fantasme hybride d'un être qui ne sait plus qui il est.
Pour lui, c'est comme si j'avais disparu.
Je n'existe plus.
Il ne voit que le corps de femme soumise.
Son propre corps de surcroît.
Sa propriété…
Il peut alors en disposer comme bon lui semble dans des séances illimitées d'auto-plaisir.
Une fois dans notre grand lit, lavée des débordements de Julien, je cherche à m'endormir.
Je me pose le pourquoi du comment.
Qui est capable de permuter ainsi des corps?
Pas la science, tout de même…
Il n'y a rien de rationnel dans ce qui m'arrive.
Nous sommes bien à l'extrémité de la ligne tracée par Joseph, le père de Mathilde.
Il s'agit d'un acte irrationnel.
Un acte cent pour cent émotif.
Pour cela, il faut un pouvoir.
Un pouvoir mystique autorisé par une religion ou par une secte.
Qui en est l'agent?
Pas un prêtre, assurément…
Notre religion catholique a délaissé le surnaturel depuis longtemps.
Elle est devenue cartésienne, ce qui n'a fait que l'affaiblir un peu plus.
Non, il s'agit d'une religion plus puissante que cela.
Laquelle?
Je dois faire des recherches.
Me plonger dans des livres…
Il doit y avoir une explication.
Julien, sortant de la douche, me réveille.
Déjà, mardi matin…
Il est tout dégoulinant d'eau avec une serviette minuscule autour de la taille.
— Debout la belle au bois dormant, me dit-il.
Je me penche vers mon iPhone sur la table de nuit.
— Il est quelle heure?
— Sept heures.
— Pourquoi tu me lèves si tôt?
— Je suis en pleine forme. Si tu vois ce que je veux dire…
Julien fait tomber sa serviette de bain afin d'exhiber son sexe viril, tendu vers moi.
— C'est fou mais une queue de mec, ça n'arrête pas de bander.
— C'est peut-être pas le moment, je réponds, encore déboussolée.
— Allons, Mathilde…
— Je ne suis pas Mathilde… Je suis Julien. Je suis ton mari.
— Tu dis vraiment n'importe quoi, ma pauvre.
— Mais…
— C'est moi, Julien… Je suis ton mari. Je t'assure, tu parles comme une folle. Je vais finir par te faire enfermer si tu continues ça.
— Je ne suis pas folle!
— Alors, tu sais ce qui est bon pour toi.
Il approche sa verge à dix centimètres de mon visage.
— Si tu me la mets dans la bouche, je t'assure que je vais la mordre.
— Pourquoi tant d'agressivité, ma petite chérie?
— J'en ai assez de toi!
Mon commentaire ne semble pas l'émouvoir.
Il ramasse la serviette pour continuer à se sécher vulgairement entre les jambes.
— C'est bon pour cette fois, petite coquine, s'amuse-t-il. Si tu ne veux pas me faire ce petit plaisir matinal, fais-moi au moins des œufs brouillés et des toasts. Allez, bouge toi les fesses, cocotte… La journée a commencé.
Julien retourne vers la salle de bain en sifflotant.
J'attrape ma robe de chambre et mes mules.
Je descends vers la cuisine.
J'allume les lampes.
Le poste de radio.
En effet, une nouvelle journée commence.
J'ai la présentation aux Coréens à dix heures.
J'ai le temps de me préparer.
Contente à l'idée que Julien va déguerpir sous peu, je lui prépare le petit-déjeuner qu'il m'a commandé.
Je prends soin de m'appliquer.
J'aime être dans cette cuisine bien équipée.
Julien arrive vingt minutes plus tard.
Contrairement à la veille, il est bien habillé.
Il a même mis du gel dans ses cheveux, coiffés vers l'arrière.
Il a tout du Golden Boy de cinéma.
Il a même glissé une pochette colorée à son costume, détail vestimentaire nouveau pour moi.
Il s'installe au comptoir tandis que je dépose l'assiette devant lui.
Il ne dit pas merci.
S'attend-il, chaque matin, à recevoir pareil traitement de faveur?
Il avale trois bouchées puis câline son café.
— Ça va aller, aujourd'hui? s'inquiète-t-il.
— Oui.
— Ne foire pas ma présentation. Je t'en ai encore jamais parlé mais ça fait six mois que je travaille à prendre le job de Guillon… Tu comprends peut-être mieux pourquoi il me met la pression. Mais, c'est comme ça qu'on avance dans la boîte. Tu vises le prochain échelon et tu fais tout pour canarder le mec qui bloque le passage… J'ai pas encore trouvé l'arme ultime pour le torpiller. Je sais aussi qu'il ne me fera pas de cadeaux… Alors, maintenant que tu es… Je veux dire… Maintenant que c'est ta responsabilité, tu n'as pas le droit à l'erreur. La présentation aux Coréens tu me la fais aux petits oignons… Tu verras, c'est pas sorcier. Lis bien le document dont je t'ai parlé… Entraîne-toi un peu avant d'y aller… Et puis, habille-toi un peu sexy, aujourd'hui. Les Coréens raffolent des femmes blondes. Souris beaucoup… Sois sympa avec eux… Décoince-toi… Je me souviens, la dernière fois avec les Coréens, on est allé dîner… Le big boss n'a pas arrêté de se coller à moi.
— C'est vrai? Comment?
— Il commence par approcher une main, tu vois… En parlant, comme si de rien était… Une main sur le bras. Une main sur le genou… Pour voir comment tu vas réagir.
— Tu l'as laissé faire?
— C'est un gros client…. J'étais bien obligée. C'est normal… C'est des mecs, quoi. Alors, si ça t'arrive aujourd'hui, t'affole pas… Ça ne va jamais plus loin… Après, ils passent la soirée dans un bordel avec des putes à leur taille, si tu vois ce que je veux dire… Comme ça, le voyage à Paris n'est pas pour rien.
— Vraiment?
— T'auras que des types en face de toi… Alors, reste féminine… Pas de pantalon aujourd'hui. D'ailleurs, je t'ai sorti une tenue sur le lit.
Julien regarde sa Rolex en or blanc, celle que Mathilde m'avait offerte l'année dernière pour nos cinq ans de mariage.
— Bon, je dois filer.
Il laisse tout en plan.
Il fait le tour du comptoir.
Il dépose un baiser éclair sur mes lèvres.
Il se hâte vers le garage.
Je débarrasse en entendant le moteur de la Porsche rugir.
Un crissement de pneus.
Il est déjà loin.
J'ai une heure entière pour me préparer.
Je compte reprendre mon poste comme il faut.
Ne pas me laisser impressionner.
Après tout, j'ai toujours aspiré à monter dans les étages.
Avancer dans les rangs…
Prendre des initiatives.
Confronter les clients.
Partager mes idées.
Je m’imagine déjà entourée par tous ces Coréens qui avalent mes paroles, tout en déshabillant mes formes féminines.
L'idée m'inquiète.
L'idée m'excite.
Moi aussi, je peux obtenir des résultats.
J'arrive au bureau à neuf heures pile.
J'ai enfilé la robe que Julien m'a préparée.
Je me trouve très belle dans cet ensemble beige clair.
J'ai coiffé mes longs cheveux en arrière tenus par un bandeau assorti.
Des bijoux discrets.
Mathilde n'a pas les oreilles percées.
Elle use de clips pour ses boucles d'oreille.
Je sens la pression constante sur mes lobes.
L'inconfort est stimulant.
Je porte des bas pour changer.
Un porte-jarretelles assez affriolant.
Une grande culotte de soie fine quasiment transparente.
Ma femme a clairement une passion pour le contact de la soie.
Rien à voir avec la simplicité de mon attirail d'antan.
J'achetais le modèle de base.
Toujours le même…
Cent pour cent coton blanc.
Traversant l'étage, je salue tout le monde d'un grand sourire chaleureux.
La nouvelle Mathilde doit plaire.
Je veux plaire.
Je pense que Mathilde s'est trompée d'attitude.
On peut avancer dans ce monde tout en souriant…
En se montrant agréable envers les autres plutôt que de les mordre en chien méchant.
Lorsqu'elle me voit de loin, Mireille approche.
Elle m'aide avec mon manteau beige.
— Que s'est-il passé, hier? me demande-t-elle, en guise de bonjour. On vous a cherché partout.
— Je suis désolée. Une histoire de famille pas possible.
— Oui, c'est ce que nous a dit votre mari. Il est passé nous rassurer.
— Jusqu'ici?
Pas ce que Julien m’avait dit.
— Dites-moi, il est… Il est un peu spécial, lui.
— Comment ça?
— On en parle plus… Vous voulez un café?
— Non, merci. Je vais réviser ma présentation. Vous ne me passez que les urgences. J'ai un peu le trac.
— Pour vous, Mathilde… Ce sera un jeu d'enfants.
— On verra… Merci, Mireille. Merci à vous pour tout ce que vous faites pour moi.
Mireille ouvre de grands yeux étonnés comme si je venais de dire quelque chose de travers.
Je ne reste pas sur place pour la questionner.
Je m'installe derrière mon bureau.
Je retrouve les affaires abandonnées la veille.
L'ordinateur est sombre.
J'agite la souris.
L'écran s'éclaire.
Le logo de la GBF.
Le code d'entrée.
Je retombe dans l'univers virtuel de Mathilde.
L'espace d'accueil avec ce mystérieux dossier en haut à droite de l'écran.
Mister X.
Mystère X?
Je fais une nouvelle tentative pour vaincre le mot de passe.
Au bout de trois essais infructueux, il se bloque.
Je dois attendre deux heures avant de pouvoir recommencer.
Par contre, je trouve la présentation Powerpoint pour aujourd’hui.
J'ouvre le document Word.
Je commence à lire.
Tout est en anglais.
Le détail que je n'avais pas anticipé…
Mon anglais est vraiment très moyen.
Rien à voir avec Mathilde qui parle couramment, diplômée d'un collège en Angleterre, puis étudiante à l’université d’Oxford.
Chez moi, l’anglais c'est laborieux…
Je lis un peu.
Pour mon activité dans la salle des marchés, je dois juste connaître quelques mots techniques.
Pas question d'ouvrir la bouche…
J'ai un accent à couper au couteau.
Justement, ça ne va pas être de la tarte.
Pour ne rien arranger, Mathilde use d'une variété d'acronymes pour réduire la longueur de son texte.
Des trucs comme HTF.
Je connais celui-là qui veut dire High Trade Frequency.
J'en déchiffre d’autres en faisant des recherches par internet mais je perds trop de temps.
L'heure tourne...
J'ai à peine couvert un tiers de la présentation.
Je commence à transpirer à grosses gouttes…
Si bien que cinq minutes avant d'y aller, j'ai des auréoles humides sous les aisselles.
— On y va?
David, sur le pas de la porte.
— Guillon a baladé les petits jaunes à travers les étages pendant une heure, précise-t-il. Ils sont chauds pour ton grand numéro.
Il se met à renifler ouvertement.
— C'est quoi cette odeur bizarre?
L'odeur de mon angoisse!
Je fais semblant de ne rien remarquer.
Je prends mon papier.
Allons, ce n'est jamais qu'un mauvais moment à passer.
Lorsqu'on arrive à la grande salle de réunion, ils sont tous là.
Une dizaine de Coréens.
Que des mecs…
Tous vêtus de costumes sombres.
Tous en chemises blanches.
Tous avec la même cravate.
Ils portent le sigle de leur banque sur le revers.
On dirait des clones ou des robots Made in Korea.
Après la visite chez les techniciens, deux assistantes d'étage, deux stagiaires très séduisantes, servent du café, du jus d'orange et de l'eau minérale.
Les Coréens parlent entre eux.
Louis et David se sont installés au fond de la salle.
Guillon est devant le grand écran vidéo à m'attendre.
— OK, Mathilde… À toi de les épater. Ça va mieux, après hier? Tu m'as l'air un peu nerveuse.
— Ça va…
— T'as le Powerpoint? me demande-t-il, inquiet, en voyant le papier dans ma main.
— Merde, j'ai oublié le stick USB.
— Mais, qu'est-ce que tu fous, bordel? Dépêche-toi d'aller le chercher!
Je sprinte vers mon bureau.
Je redémarre l'ordi.
Je cherche furieusement un stick USB dans le tiroir.
J'en trouve un.
Je glisse le fichier sur l'idéogramme à l'écran.
Je repars en courant.
Lorsque je reviens dans la salle, je suis littéralement en nage.
Des gouttes perlent sur mon front.
Guillon a l'air horrifié par mon allure.
Il ne fait pas de remarque.
— Dépêche-toi de commencer… Je t'assure! Vraiment…
Je branche le stick à la connectique de l'écran qui s'allume en affichant le logo de la GBF.
Il n'y a pas de pupitre ce qui m'oblige à garder mes papiers dans la main.
Installé sur le côté, Guillon semble étonné de me voir utiliser des notes.
Mathilde aurait tout appris par cœur.
Elle a un don pour parler en public.
Je suis tout l'opposé.
Toujours cette profonde timidité qui me mine depuis mon enfance.
Touchant discrètement le bord de ma lèvre supérieure, je sens l'humidité qui s'y forme.
Mon soutien-gorge me serre la poitrine.
J'ai envie de tirer dessus.
De l'arracher…
Enfin, je me lance.
J'appuie nerveusement sur le bouton de la télécommande.
La première image de la présentation remplace le logo de la GBF.
Guillon invite en anglais les visiteurs à s'installer autour de la table.
Les Coréens obéissent immédiatement.
Il y a clairement un ordre de rang.
Les plus hauts gradés prennent les places de devant.
Les simples collaborateurs s'installent vers l'arrière.
Les portables sont posés devant eux.
Je commence en m'éclaircissant la gorge.
— Good morning, ladies and gentlemen…
Quelle conne!
Les petits rires des Coréens m'instruisent de ma bévue.
Les jeunes stagiaires ont quitté la salle.
Il n'y a que des hommes devant moi.
Treize en comptant ceux de mon service.
Pas une seule femme…
À part moi, l'imposteur.
— Sorry, gentlemen…
Je feins d’en rire.
Du coup, plus personne ne rigole.
— Welcome to GBF… It is… heu… good.
Je suis paralysée par ma nervosité.
Je réalise que je dis n'importe quoi.
Guillon n'arrête pas de serrer les dents.
Il se méfie déjà.
Aujourd'hui, ce n'est pas moi qui vais le torpiller, c'est lui qui me verra couler toute seule.
Je me mets à lire le texte de Mathilde, en avançant les images à contretemps.
Je parle anglais comme un élève de sixième.
Je lis très mal un texte qui, pour moi, n'a même pas de sens.
Je trébuche sur des mots incompréhensibles.
Je recommence deux fois le même paragraphe après avoir éructé une série de:
— Sorry… Sorry…
La sueur ruisselle.
Elle coule de l'arrière de mon crâne…
Le long de mon dos.
Jusque dans mes sous-vêtements.
Mon entrejambe est particulièrement inconfortable.
J'ai une envie furieuse de me gratter.
Je chasse mentalement les sensations désagréables pour me concentrer sur les mots.
J'en suis à la moitié de mon exposé lorsque j'entends une expression agitée d'un Coréen.
Un type du fond se lève d'un bond.
Il me montre du doigt.
Il ne désigne pas mon visage mais pointe vers mes jambes.
La réaction collective est assez forte pour m'empêcher de continuer.
D’autres se lèvent.
La salle entière regarde mes pieds.
Alors, moi aussi je penche le nez pour découvrir avec horreur que mes jambes sont rouges de sang.
Au même instant, tous ces étrangers s’emparent de leurs smartphones pour se mettre à me filmer.
Je suis complètement sidérée par ces longues traînées rouges le long de mes jambes blanches.
Guillon, Louis et David sont pétrifiés.
Des statues de marbre…
Leurs bouches ouvertes, tant ils sont incrédules devant mon numéro infâme...
Posant une main sur le devant de ma robe, je réalise ce qui m'arrive.
J'ai mes règles.
Mes premières règles…
Je ne sais pas quoi faire.
Je suis complètement tétanisée.
Je n'entends que les rires grossiers des Coréens particulièrement divertis par mon spectacle dégradant.