Environ une quinzaine de jours plus tard…
Un samedi, en milieu de matinée, pour être précis…
Mon aventure prend un tournant singulier.
Je suis en train de laver ma voiture.
Je suis assez fier du fait que je suis capable de la nettoyer en usant seulement d’un seau d’eau, d’une peau de chamois et d’un chiffon doux à lustrer.
Je rigole toujours en passant devant les centres de type Éléphant Bleu où les types gaspillent une citerne de flotte pour laver une Fiat 500.
Bref, j’en suis aux finitions lorsque, du coin de l’œil, je vois trois gamines, du côté de l’entrée de l’immeuble B, qui déboulent sur leurs vélos.
Je n’ose pas trop regarder parce que Chloé fait partie du groupe.
Par contre, j'entends leurs chuchotements.
Elles ne cessent pas de pouffer de rire.
J’imagine bien ce qui les fait tant rigoler:
— Le type, là-bas, c’est mon voisin de palier. Il a acheté ma petite culotte pour cinquante euros. (rires)
— Quoi ? (rires)
— Pour quoi faire ? (rires)
— Pour la renifler… et se secouer le zizi. (gros rires)
— C’est super dégoûtant… (rires)
— C’est un pervers… (rires)
— Ma maman m’a dit qu’on dit playmophile. (rires)
— Non, c'est pé-do-phile.
Et de pouffer de plus belle!
Voilà, le grand mot est lâché…
Pédophile.
Vont-elles le répéter dans tout le quartier si bien que ça finira par tomber dans les oreilles de leurs parents?
De tous les parents.
Des deux immeubles.
De tout le quartier.
— Louis Gorron. 7, rue des Acacias. Immeuble A. Septième étage. C’est un gros pédo… C’est la petite qui me l’a dit!
J’en suis à me flageller mentalement lorsque, comble de l’horreur, j’entends une bicyclette approcher.
— Bonjour…
Je me retourne avec autant de nonchalance possible.
C’est Chloé.
Elle est sur un vélo un peu trop petit pour elle.
Elle est habillée d’un pull et d’une jupe bleu marine.
Toujours son air sage.
Toujours sa petite frimousse timide.
— Qu’est-ce que vous faites?
Loin dans son dos, les deux autres copines nous observent.
— Ben, tu vois… J'astique ma voiture.
Meeeerde!
Mieux choisir mes mots.
Réfléchir.
Rester calme.
— Elle est belle, déclare-t-elle, en manipulant le médaillon caché sous son pull.
Il est vrai que je suis assez fier de ma Citroën C5.
Peinture métallisée noire.
Intérieur de cuir nappa noir.
Jantes 18 pouces.
Julie est peut-être la reine de notre intérieur mais la voiture, c’est mon domaine réservé.
La garder rutilante est l’une de mes activités préférées.
— Ma maman, elle lave jamais sa voiture…
Je me tourne vers l’emplacement de stationnement de la Twingo de Valérie.
Vide, comme d'habitude…
Quelle folie que de laisser sa fille sans surveillance.
— Ouais, ben… Faudra, qu’un jour, je lui donne un coup de main.
Mais, qu’est-ce que je suis con!
Dire des trucs pareils à la fille.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais? je lui demande, pour changer vite de sujet.
Chloé hausse des épaules.
— Rien. Mais demain… C’est mon anniversaire, m'informe-t-elle, en souriant.
— T’auras quel âge?
— Douze ans.
Mes poils dans le cou se dressent sous l’émotion.
Je réalise que je parle à celle qui me drogue de sa petite culotte.
Ma pourvoyeuse.
Mon dealer.
Sans rien ajouter, Chloé appuie sur son pédalier.
Elle s’éloigne comme si de rien était.
Je souffle intérieurement.
Pas de problème.
Pas de scandale.
Tout va bien.
Tout est cool.
Satisfait par l'état de mon véhicule, je vide mon seau d’eau sale dans la bouche d’écoulement.
Je range mes accessoires de nettoyage dans le coffre.
C’est alors que j’ai une idée complètement étrange.
Une impulsion bizarre…
L’absence de la voiture de Valérie m’informe qu’elle doit être au travail.
Il est presque onze heures.
Je me glisse derrière mon volant.
Je démarre.
L’idée folle s’est enracinée dans ma tête.
Je ne peux plus m'arrêter.
Je roule comme téléguidé.
Je roule comme si une main géante poussait ma petite auto.
Une demi-heure plus tard, je me gare dans le parking de la nouvelle galerie marchande du centre-ville.
C’est une première pour moi.
Personnellement, je préfère les espaces commerciaux en bordure de périphérie où le parking est gratuit.
Ce jour-là, même à cinq euros de l'heure, je me serais quand même arrêté.
Je note mentalement l’emplacement de ma voiture.
Je me dirige vers les accès.
Je suis juste vêtu d’un pantalon anthracite et d’un pull de laine foncé.
Rien pour me faire remarquer.
Un homme anodin dans une foule de badauds.
Je suis les flèches vers la galerie marchande.
En effet, tout a été réaménagé.
L’ancien pâté de maisons est méconnaissable.
À l’intérieur, rien de bien novateur.
Les mêmes enseignes que l’on retrouve partout.
L’endroit est bien rempli.
Un beau succès.
Une fois dans l’espace, mon énergie impulsive commence à baisser.
Mon courage s’évapore.
Je tombe fortuitement sur un panneau avec la liste des boutiques par ordre alphabétique.
M…
M comme Marionnaud...
C'est à deux pas de là.
Mon cœur se met à battre.
Il est encore temps de rentrer à la maison.
Prendre la voiture.
Filer.
Mais, rien à faire!
J’avance vers l’enseigne lumineuse en me répétant mentalement.
— T’es fou! T’es dingue! T’es malade! T’es complètement malade! Arrête! Fais pas ça! Arrête!
Rien ne peut m’arrêter.
Je suis obnubilé.
Je suis dans un état second.
Lorsque j’entre dans la parfumerie, je la vois aussitôt.
Valérie est derrière un comptoir à l’autre extrémité de la boutique.
Elle parle avec une cliente.
Elle porte une blouse blanche qui lui donne une allure d’autorité.
Avec ses cheveux tirés en arrière, elle me rappelle une assistante médicale, à l'accueil, pour un examen en profondeur...
De la prostate.
Dans son espace professionnel, Valérie m’intimide encore plus.
Je lui trouve même une petite touche d’agressivité.
— Je peux vous aider?
Mon chemin est barré par une jeune femme, elle aussi en blouse blanche.
Petite.
Basanée.
Le cheveu épais et frisotté.
Du genre, cauchemar colonial de troisième génération.
Jolie, mais trop maquillée.
Trop parfumée.
Beaucoup trop typée à mon goût.
— Je jette un coup d’œil, je lui réponds, un peu sur la défensive.
Pas question de me laisser passer...
— Nous avons reçu la nouvelle gamme Clarins pour hommes, je…
Je ne la regarde même pas.
Par contre, Valérie est libérée de sa cliente.
C’est le moment ou jamais.
Je fonce!
La beurette s’écarte devant mon impolitesse.
Je suis une locomotive lancée à pleine vapeur.
Rien ne peut plus m’arrêter.
Valérie me voit approcher.
Pas une réaction.
Pas un sourire.
Juste un regard, à peine étonné.
Je me poste devant son comptoir.
Arrivé en gare, je suis brutalement incapable de parler.
La collègue de Valérie s’approche discrètement pour voir si je ne présente pas un danger.
— Bonjour, monsieur... Puis-je vous aider?
Le ton professionnel de Valérie me déstabilise.
Elle joue.
Elle joue encore avec moi.
Son jeu de rôle relâche un peu la tension nerveuse qui me bloque.
— Bonjour, madame, je lui dis, encore relativement serein. Voilà, je cherche… Je cherche un parfum. En fait, c’est pour faire un cadeau.
— Pour un monsieur ou pour une dame?
Rassurée par l’échange courtois, la collègue s’éloigne pour aller voir ailleurs.
— Une dame… Euh, non, en fait… Une jeune femme… Non, une jeune… fille… Une fille.
En disant ce mot, je sens un flux électrique me traverser le corps.
Je suis branché sur un courant à haut voltage qui remonte de sous mes pieds.
— Quel âge a cette jeune fille? demande Valérie.
Je vous jure, le courant vient d’augmenter de trente mille volts.
— Euh, douze… Douze ans.
Je marque une pause pour déglutir, avant d’ajouter.
— C’est pour son anniversaire… Demain.
Là, c’est carrément la chaise électrique.
Je trépide, à mort.
De son côté, Valérie ne bouge pas d’un cil.
Pas une réaction.
Pas un rictus.
Pas un battement de paupière.
Toujours le même beau visage.
Ses grands yeux bleus.
Son nez bien aligné.
Ses lèvres bien dessinées.
— Je crois que j’ai exactement ce que vous recherchez, me répond-elle, en s’éloignant.
Je suis au bord de la syncope.
J’ai le sentiment que la tornade intérieure qui me déchire se lit sur mon visage.
Je tourne la tête.
La collègue de Valérie m’observe à distance avec un regard de mépris.
Sait-elle?
Que se racontent les vendeuses pendant les temps morts?
Elles parlent de leurs vies personnelles.
De tous les petits détails qui remplissent le quotidien.
— Tu sais quoi... Mon voisin, c’est un pédophile. Il a osé acheter la petite culotte de ma fille.
— Non... Et qu’est-ce que t’as fait? T’as appelé les flics?
— Non, je lui ai refilé la mienne... Mon string! Chez lui, en plus! Pendant que sa connasse de bonne femme allait chercher les amuse-bouches...
— Ton string?! Mais, t’es complètement barge!
Et les deux femmes d’éclater d’un gros rire graveleux.
De se bidonner.
De pouffer à se tordre.
Et la collègue d’ajouter sans hésiter:
— Attends, que je raconte ça aux copines.
Le retour de Valérie brise mon rêve éveillé.
Elle pose un joli flacon sur le comptoir devant moi.
Il est de forme allongé avec un contenu aux reflets verts.
Ô de Lancôme.
— C’est une eau de toilette très classique mais tout de même excitante. Parce que, à cet âge, c’est un peu un éveil. Une découverte... Un parfum, c’est important. C’est un message qu’on adresse à ceux qui nous croisent. Il doit parler de la personne sans provoquer de confusion. Le message, ici, est celui d’une beauté fraîche, pure... Mais aussi, délicatement sensuelle.
Valérie s’empare du flacon.
Elle vaporise un fin papier blanc.
Elle me le tend.
Je ferme les yeux.
J’inspire profondément.
Ce parfum, c’est...
Chloé...
Oui, Chloé.
Mais pas la gamine sur son vélo qui joue avec ses copines sur le parking de l’immeuble.
C’est Chloé radieuse, sur une plage déserte.
Nue.
Bronzée.
Ses cheveux en pagaille.
Du sable collé sur sa joue, elle me regarde au plus profond des yeux et me dit:
— Vous aimez?
J’ouvre les yeux à la réalité.
Je suis bouleversé.
— J’adore.
Valérie me sourit, en exposant ses dents éclatantes.
— J’en étais sûre. Je pense que le petit modèle de flacon est suffisant.
— C’est combien?
Sans regarder sur un registre ou sur une étiquette, elle me répond:
— Cinquante euros.
Le montant me glace de la tête aux pieds.
Je suis tétanisé.
— C’est parfait, je réponds, miraculeusement.
— Je vous fais un petit paquet cadeau?
— S’il vous plaît.
Valérie s’éloigne, me laissant quelques secondes pour reprendre mes esprits.
Je glisse une main dans la poche droite de mon pantalon où j’ai mes clés.
Dans la poche gauche, je trouve mon portefeuille.
Priant de ne pas m’écrouler au sol, j’avance vers la caisse comme un automate.
Ou plutôt, comme un homme en état de forte ébriété qui fait tout son possible pour ne pas le montrer.
En chemin, je tire nerveusement ma Carte Bleue de son encoche.
Au comptoir, Valérie termine, d’une main experte, le petit cadeau.
Elle ajoute un ruban et l’autocollant au nom de la parfumerie.
Elle le glisse dans un petit sac.
Puis, se tournant vers la caisse enregistreuse, elle passe le scanner sur l'étiquette.
L’écran affiche: 50,00.
— Vous pouvez la glisser dans la fente.
— Pardon?
— Votre carte bancaire... Vous pouvez la glisser dans la fente de l’appareil.
— Ah, oui...
J’insère ma Carte Bleue.
Valérie me regarde sans que je puisse deviner ses sentiments.
— Votre code secret, dit-elle, d’une voix de velours.
— Oui.
Je tape mon code à quatre chiffres.
Je fixe le petit écran.
Je ne peux pas regarder ailleurs.
Le traitement à distance s'éternise.
Puis, enfin: Paiement accepté. Reprenez votre carte.
Je range la carte mécaniquement.
Je lève les yeux.
Valérie me tend le reçu.
Je le prends du bout des doigts.
Je le bourre au fond de la poche de mon pantalon.
Valérie s’empare du petit sac coloré.
Elle fait le tour du comptoir.
Elle attend à l’angle, prête à me le donner.
Parfaitement professionnelle, elle ajoute:
— Merci, monsieur... Je suis certaine que vous allez faire une heureuse.
M’approchant d’elle, je lui souffle:
— Merci, Valérie.
Puis, après un dernier regard au plus profond de ses yeux bleus, je tourne des talons.
Je quitte la boutique sans prendre le paquet.
Je ne veux pas voir sa réaction.
Je veux filer aussi vite que possible.
La foule de la galerie marchande m’avale, comme un aspirateur avalerait une grosse mouche noire crevée.
Ma tête est prête à exploser tant les sentiments s’entrechoquent.
Je suis une particule nucléaire dans un accélérateur qui finit par éclater en atomes.
Je ne peux pas m’arrêter d’avancer.
Je ne vois plus ni les éclairages, ni les publicités.
Juste un long tunnel noir.
Un tourbillon de néant.
Lorsque je paie au distributeur du parking, mes mains tremblent comme celles d’un vieillard.
Je frappe du poing l’appareil pour le forcer à traiter l’opération plus rapidement.
Je me hâte vers ma voiture.
Je démarre en faisant crisser les pneus.
Une fois sur la voie rapide, je baisse toutes les fenêtres grâce à la commande électrique.
L’air glacé me choque.
Il me calme.
Il finit par me faire du bien.
Pourtant, je ne cesse de répéter dans ma tête:
— T’es fou! T’es complètement fou! T’es malade! Complètement malade!